Criton – 1958-09-20 – Problèmes Sociaux

original-criton-1958-09-20  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-09-20 – La Vie Internationale.

 

Problèmes Sociaux

 

Le conflit de Formose demeure au bord de l’abîme. Ni les Chinois, ni les Américains ne paraissent prêts à le franchir. L’attitude russe, véhémente en paroles, reste au fond énigmatique.

 

Une Réforme Sociale en Chine

Cependant, un événement peu commenté jusqu’ici jette sur la situation une certaine lumière. C’est la publication par la presse de Pékin d’une vaste réorganisation intérieure qui doit, une fois de plus, transformer l’existence de ces 600 millions d’êtres humains. Il ne s’agit de rien moins que de la réalisation du communisme, qui n’était jusqu’ici qu’ébauché. Système politico-social qui dépasse de loin l’organisation soviétique. En voici les traits principaux :

Au cours des six prochaines années, la totalité du peuple chinois sera divisée en « Communes du peuple » ; chacune d’elles comprendra dix mille familles, en moyenne 50.000 individus. Ils seront « soumis à une discipline militaire, comme s’ils étaient en guerre » et mèneront une « vie collective » ; cela concerne les paysans. Ils étaient jusqu’ici groupés sur le modèle russe des Kolkhoses ; ceux-ci, contrôlés par l’Etat, étaient en principe autonomes et ses membres se partageaient les produits de la récolte. Le paysan chinois avait comme le russe, un petit lopin de terre qu’il cultivait lorsqu’il avait exécuté le travail imposé par la collectivité. Ces Kolkhoses vont être supprimés : de la forme coopérative, ils passeront à la propriété d’Etat. De plus, la nouvelle commune devra contribuer à l’industrialisation du pays. Ses habitants seront, selon les besoins, tantôt paysans, tantôt ouvriers.

Mais cette révolution sera encore plus profonde socialement. Les femmes, libérées du travail domestique, seront, comme les hommes, employées aux champs et à l’usine ; les enfants seront confiés à des asiles-écoles, tandis que des équipes spécialisées s’occuperont de la préparation des repas pris en commun dans des restaurants municipaux. Les familles ne seront plus réunies que pour dormir. De plus, les travailleurs ne toucheront que 80% du salaire prévu, le reste étant réparti sous forme de prime entre ceux qui se seront distingués par leur zèle (système stakhanoviste du travail aux pièces en honneur en U.R.S.S.).

Enfin, pour achever ce tableau du paradis communiste, chaque commune de 50.000 habitants sera encadrée par 2.400 policiers qui veilleront à la bonne marche de la Société, un pour vingt personnes.

Espérons que les fidèles du régime en Occident, pourront s’inscrire pour goûter le bonheur des Chinois.

 

Un Plan déjà ancien

Le nouveau pas en avant du collectivisme chinois était préparé de longue date. Rappelons pour mémoire l’enquête de Robert Guillain sur la Chine, « La fourmilière bleue » que nous avions commentée ici. Rappelons aussi que lorsque fut proclamée la « doctrine des cent fleurs » selon laquelle plusieurs voies pouvaient mener au socialisme, nous pensions que ce libéralisme inattendu n’avait d’autre but que de faire sortir de la clandestinité tous les opposants au régime pour les décapiter plus aisément, ce qui fut fait d’ailleurs.

L’attaque actuelle de la Chine rouge contre Quemoy n’a sans doute pas d’autre but que d’étouffer l’effroi que cette réforme doit provoquer dans les masses par une exaltation de nationalisme effréné et de xénophobie violente. Elle est d’ailleurs organisée par des parades monstres où des millions de Chinois ont dû manifester leur haine des Américains et de la « clique Chang Kaï Chek », ces derniers jours. La tactique n’est pas nouvelle. Les Soviets en ont abondamment usé, un peu trop peut-être.

 

Le Péril jaune et les Soviets

On peut se demander ce que pensent les Russes, et particulièrement Krouchtchev, aujourd’hui seul maître de toutes les Russies, de cette Chine qui s’annonce ? Le péril jaune n’est plus un mythe et Staline ne le méconnaissait pas. On applaudira, bien sûr, à cette réalisation du communisme intégral, mais la politique et la doctrine sont deux. On dit que les Chinois, eux aussi, s’intéressent à l’arme nucléaire et qu’ils ne sont pas éloignés de la produire. C’est alors, si tout va au gré de Mao Tsé Tung, que l’on pourrait assister à un changement de l’attitude soviétique dans le monde.

Nous n’irons pas jusqu’à dire que l’aube de cette transformation s’est déjà levée. Cependant, à certains signes que rapportent de bons observateurs à Moscou, la chose n’est pas impossible.

 

L’Évolution Sociale en U.R.S.S.

En outre, sur le seul plan social, la Russie soviétique ne s’oriente nullement vers le collectivisme intégral. Krouchtchev promet de rattraper les Américains en production de biens de consommation. Le niveau de vie en Russie, quoiqu’encore très bas, se relève peu à peu et par là même se forme une classe moyenne qui constitue le noyau d’une bourgeoisie nouvelle. Les classes, au lieu de se fondre, se divisent de plus en plus largement. Le chemin sera long, mais il est irréversible. Pour fixer les idées, nous relevions dans une étude technique un fait très révélateur. Tandis qu’en France la quantité de monnaie en circulation représente 152 dollars par habitant (en pouvoir d’achat), elle n’est en Russie que de 24 … 10.000 francs contre 60, chiffres ronds, écart d’autant plus significatif qu’aucun paiement entre particuliers ne se fait par chèque en U.R.S.S.

 

L’Exemple Danois

Ceci nous amène, puisque l’actualité ne présente pas d’événement d’importance, à d’autres considérations d’ordre social international. A l’autre extrémité de l’échelle des niveaux de vie, (les Etats-Unis mis à part), nous trouvons les Pays scandinaves où les réformes sociales ont atteint leur but. Récemment, le cerveau du Parti socialiste danois au pouvoir, Viggo Kampmann, ministre des finances, tenait à un correspondant italien des propos d’un grand intérêt : il reconnaissait que son Parti était en crise et que la population n’était pas satisfaite. Il l’expliquait ainsi : notre programme social est maintenant épuisé : on ne peut aller au-delà. Le problème est celui-ci : que va faire l’Etat providence ? C’est un grand problème. Nous avons, nous socialistes, dit-il, un objectif précis. Nous voulons élever le niveau de vie par une augmentation de la productivité – et il ajouta, ce qui peut surprendre dans la bouche d’un socialiste -, nous devons d’abord encourager dans toute la mesure possible l’initiative privée. Nous sommes hostiles à toute nationalisation, ce processus qui a fait son temps, car l’entrepreneur privé est plus efficace sur le plan économique que l’administration de l’Etat. A cette supériorité économique s’ajoute un meilleur équilibre social. De plus, « quand l’économie tombe entre les mains de l’Etat, la liberté individuelle est en péril » (sic). Sans doute, il y a des cas où l’Etat doit intervenir parce que les particuliers, dans un petit état comme le Danemark, ne disposent pas de capitaux suffisants. Il faut, dit alors le Ministre, séparer rigoureusement les deux secteurs en évitant de créer une concurrence entre l’Etat et l’entreprise privée, et cela dans l’intérêt général.

Rien de plus significatif que ces propos, que nous reproduisons en substance. Ce retour au libéralisme qui est perceptible également chez les Socialistes de pays les plus avancés, en Allemagne occidentale et même en Angleterre (le récent Congrès des Trade-Unions le dissimule à peine) est imposé par l’expérience et surtout par la pression puissante de l’opinion des particuliers, dont l’initiative est paralysée par des impôts trop lourds et des restrictions douanières qui pèsent sur le bien-être de chacun et brise son élan vers une vie plus large. Ceux qui veulent comprendre où va le Monde, et où il veut aller, méditeront ces exemples divergents, la Chine rouge, le Danemark. Ils verront où tend le progrès si aucune catastrophe n’en entrave la marche.

 

                                                                                                       CRITON