Criton – 1959-05-02 – Le Grand Jeu

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-02 – La Vie Internationale.

 

Le Grand Jeu

 

La Conférence de Genève qui va s’ouvrir le 11 Mai ne se présente pas sous des auspices favorables. Les divergences entre Occidentaux persistent. La réunion à Varsovie du Bloc communiste laisse prévoir une attitude intransigeante. A tout prendre, cela vaut mieux que les illusions entretenues depuis le voyage MacMillan à Moscou. On comprend mal les âpres discussions entre Alliés sur les plans à proposer aux Soviets, alors que l’on est assuré qu’ils sont rejetés d’avance. L’essentiel eut été au contraire de paraître faire bloc quand on connaît l’habileté de l’adversaire à profiter des fissures.

 

L’arrêt des Expériences Nucléaires

C’est ce qui vient de se produire : Eisenhower, soutenu d’ailleurs par les Anglais, avait proposé, pour tirer de l’impasse la Conférence sur l’arrêt des essais nucléaires, de suspendre les expériences les plus dangereuses, celles entre le sol et 50 kilomètres d’altitude. Krouchtchev a aussitôt rejeté l’offre, mais il a par contre trouvé « intéressantes » certaines suggestions de MacMillan relatives au contrôle éventuel, sans préciser d’ailleurs s’il les acceptait. Cela n’a guère d’importance, mais montre bien la tactique. Dresser les opinions les unes contre les autres, en rejetant la responsabilité de l’échec sur le moins accommodant. Elle reste utilisable.

 

Liu Chao Chi, Président de la Chine

On connaît enfin le successeur de Mao Tsé Tung à la Présidence de la Chine rouge. Elle revient au plus farouche doctrinaire Liu Chao Chi. On a épilogué sur l’événement, sans en connaître le sens. Ce peut être aussi bien l’accentuation de la « ligne dure », que le personnage représente effectivement, que le moyen  de l’écarter en le chargeant d’honneurs. Personne n’en sait rien. Ce qui, par contre est clair, c’est que Chou en Laï reste et que sa participation au Congrès des dirigeants a été prépondérante. Dans le domaine extérieur, il dirige la politique de Pékin.

 

Russes et Chinois

Ce qu’il faudrait savoir, c’est où en sont les relations avec Moscou. Il est curieux qu’au moment où les relations entre la Chine et l’Inde, à cause du Tibet, sont tendues, les Russes offrent à Nehru des armes pour se défendre … contre le Pakistan ! L’affaire tibétaine, au demeurant, est de plus en plus obscure. Les Chinois cherchent à atténuer l’impression défavorable auprès des asiatiques laissée par la répression brutale de Lhassa. Ils ont nommé le Dalaï Lama en même temps que son rival, le Panchen Lama, membre du Conseil chinois des nationalités. Mais on parle en même temps à Pékin d’une colonisation du Tibet par 30 millions de Chinois, au cours des prochaines années. Cette émigration forcée dans des régions inhospitalières, fait suite à une poussée analogue au Sin-Kiang et en Mongolie extérieure. La fourmilière s’étend vers les pays glacés, refoulant ou anéantissant les autochtones, comme au XVII° siècle et du même coup, l’influence russe. Il serait plus tentant  d’orienter cette poussée vers la Sibérie, moins hostile et plus riche. Les Russes ne l’ignorent pas.

Ce problème sur lequel nous revenons souvent est à nos yeux de première importance pour l’avenir du monde. Si la Chine et la Russie poursuivent de concert leur expansion et entendent se partager la planète, il est clair qu’un choc est fatal dans un nombre d’années qu’on peut estimer à cinq ou six, au rythme actuel. Si les Russes – et beaucoup le sentent déjà – voient que la menace chinoise risque de les atteindre, ils chercheront à renouveler la tactique de Staline en 1939, à mettre en conflit les Chinois et l’Occident à la fois pour affaiblir celui-ci et se débarrasser d’un concurrent dangereux. Pour le moment, Russes et Chinois ont encore un certain chemin à parcourir ensemble et s’il y a désaccord entre eux, cela ne peut compromettre leur alliance, mais à plus longue échéance, c’est une autre affaire, c’est pourquoi nous cherchons tout indice, si faible soit-il, de la nature de leurs rapports, ce qui n’est pas aisé.

Il nous paraît cependant certain que depuis un an, ces rapports ont changé : le ton n’est plus le même, même si les paroles sont identiques ; l’habileté de Chou en Laï a été d’être constamment présent dans tous les grands colloques du Monde communiste. Les Chinois sont à Varsovie en ce moment et ils prétendent être à Genève et même à la Conférence au sommet si elle a lieu. Leur tactique consiste à imposer leur solidarité dont les Soviets et leurs Satellites se passeraient volontiers quand il s’agit de problèmes qui les concernent seuls, comme l’affaire de Berlin actuellement. Les Chinois entendent se manifester partout, jusque dans le conflit algérien, ou les démêlés de Moscou avec Tito. Ils ne veulent pas laisser aux Russes le monopole de l’action diplomatique du communisme. Si les Américains avaient plus d’imagination, ils pourraient tenter d’en profiter. Il faudrait sans doute faire subir quelques déviations aux grands principes de M. Dulles, mais nous croyons qu’en face d’adversaires qui n’en ont aucun et pour qui tout moyen est bon, il est indispensable à moins de se condamner, comme cela est le cas depuis dix ans, à une défensive stérile, de manœuvrer dans n’importe quel sens. Dans ce domaine, les Anglais s’entendent mieux.

 

Krouchtchev et Nasser

Krouchtchev a fait tenir à Nasser une lettre de 20 pages pour tenter de l’amadouer, ce qui montre à quel point Moscou est dans l’embarras. Mais Nasser ne semble pas se laisser prendre. Son dernier discours est aussi antisoviétique que les précédents. Les Russes hésitent entre deux politiques, ou bien rompre avec lui en le privant de l’assistance qu’ils continuent à lui fournir ce qui laisserait aux Occidentaux le champ libre, ou bien continuer à encaisser les affronts et à payer pour les recevoir, ce qui est plutôt humiliant et peut-être inutile.

La question est d’importance et surtout pour nous. Le Prince Moulai Hassan du Maroc est au Caire, les dirigeants du F.L.N. aussi. Le roi Mohamed  pourrait s’y rendre également. Il y a enfin le conflit Nasser-Bourguiba. Ils ont un compte à régler. Nous avons dit souvent que la fin de la guerre d’Algérie se déciderait au Caire. On sait que Kassem, à Bagdad, soutient la rébellion et Fehrat Abbas vient de le visiter. Cela suffit à dessiner le nœud des intrigues qui se jouent. Qu’en sortira-t-il ? Bien fin celui qui se risquerait à le dire.

 

La Conférence du Pétrole au Caire

Au Caire toujours, vient de se tenir une conférence du pétrole où étaient représentées les grandes Compagnies concessionnaires en Orient, les délégués des pays producteurs et de ceux par lesquels passe le pétrole – sauf l’Irak. Le Venezuela même s’y trouvait. On pouvait penser que les intérêts en présence allaient s’affronter en d’orageux débats. Point du tout. Même une proposition assez étrange d’un juriste américain, qui prétendait que les contrats entre Etats et Sociétés pouvaient être dénoncés si les circonstances venaient à en modifier les données a été pratiquement ignorée. Quel changement depuis le temps, si proche, où Nasser fulminait contre l’exploitation par les impérialistes des richesses du sous-sol arabe. Il n’y a pas là que des raisons politiques. Les sources de pétrole se multiplient. Hier le Sahara. Aujourd’hui le Canada annonce qu’à 300 kilomètres du pôle, au nord de l’Ile Ellesmere, il vient de concéder la prospection de gisements considérables capables de ravitailler l’Europe d’une distance de moitié à peine de celle qui la sépare des puits de l’Orient. Voilà de quoi faire réfléchir les roitelets d’Arabie et Kassem lui-même qui négocie toujours avec les Anglais pour s’assurer leur clientèle. L’influence de Moscou à Bagdad est aussi fonction des débouchés du pétrole dont le rôle politique ne fait que grandir, plus encore lorsqu’il est abondant que lorsqu’il était rare.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-04-25 – Un Bilan

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-25 – La Vie Internationale.

 

Un Bilan

 

Une ère nouvelle ? Tel est le mot qui court depuis la retraite simultanée de Foster Dulles et d’Adenauer. On veut voir par là la fin d’une politique rigide et statique, et l’espoir d’un ordre nouveau plus rassurant. Mais cela supposerait en même temps un changement de la ligne soviétique dont nous n’avons aucun signe. Faute de quoi, les mêmes discussions stériles continueront avec d’autres hommes.

 

L’œuvre de Foster Dulles

Du même coup, on s’efforce de définir ce que sera le jugement de l’histoire sur l’action diplomatique de Foster Dulles qui a  pendant un peu plus de sept ans dirigé personnellement et sans partage la politique des Etats-Unis. Le bilan peut être établi aujourd’hui et il est peu probable que les historiens à l’avenir puissent y changer grand-chose. Nous avons sous les yeux l’article publié par Foster Dulles le 7 juillet 1952 dans « Life ». « Les Etats-Unis doivent avoir une politique d’audace », où il prédisait que dans « 2, 5 ou 10 ans les peuples captifs d’Europe et d’Asie auraient recouvré leur liberté, et il illustrait ses plans de trois axiomes :

1° le dynamique prévaut sur le statique ;

2° Les forces non matérielles sont plus puissantes que celles qui sont matérielles ;

3° Il existe une loi morale naturelle qui détermine le bon et le mauvais. Ceux-là seuls qui s’y conforment échappent au désastre. »

L’homme tout entier se peint dans ces trois axiomes. Il se peut que les événements futurs lui donnent raison ; mais il doit reconnaître qu’au cours de ces sept années, il a complètement échoué à les faire prévaloir. Il y a eu la Hongrie, le Tibet, le Tonkin et le reste. Le seul succès positif de Foster est d’avoir tenu devant Quemoy, encore le doit-il surtout aux difficultés intérieures de Pékin.

En fait, la politique américaine n’a fait que continuer celle des prédécesseurs démocrates, avec moins de succès, Truman, Marshall et Acheson avaient sauvé la Grèce et la Turquie, résisté au blocus de Berlin, réalisé le Plan Marshall et établi l’O.T.A.N., enfin engagé la guerre de Corée qu’ils avaient ensuite à demi perdue, échec que Dulles n’a fait qu’entériner. Après Dien-Bien-Phu, sur le point d’intervenir, il se laissa dissuader de le faire par les Anglais et l’on sait quelles conséquences entraîna et entraîne encore le désastre. Dans l’affaire de Suez de novembre 1956, Dulles manœuvra contre ses Alliés et ruina le prestige occidental au Moyen-Orient. Là évidemment, on peut se demander si l’erreur vint de lui ou de ceux qui l’engagèrent, et si Dulles ne les eut pas laissé faire si la mauvaise préparation militaire anglaise n’avait compromis la rapidité d’action indispensable ; le moins qu’on puisse dire est que Dulles l’empêcha d’aboutir. Depuis, ce fut la vaine révolte hongroise et les Spoutniks, le tragique retard des Etats-Unis dans la course aux engins balistiques.

Aujourd’hui devant la crise de Berlin, Dulles laisse les Alliés divisés et incertains. La tâche de Christian Herter ne sera pas aisée, la succession est lourde. Est-ce la faute de l’homme ? Nous ne le pensons pas. En politique extérieure les faits s’imposent et de nos jours bien plus que dans le passé, dans les pays démocratiques, la marge de manœuvre d’un homme, si doué qu’il soit, est extrêmement étroite. Il a pour adversaire non seulement le cap adverse, mais une opinion , un parlement, des Alliés qui lui imposent une attitude. Foster Dulles aurait souhaité s’en dégager, mais c’était impossible. Une politique d’audace est incompatible avec la mentalité américaine. On sait quelle peine eut Roosevelt à amener les Etats-Unis à entrer en guerre aux côtés des Alliés, au prix de quelles manœuvres, de quels mensonges même, dont on l’accuse encore aujourd’hui. Qu’on se rappelle aussi Wilson en 1917. Il fallut la débâcle russe, le torpillage d’un navire américain ; en 1941, Pearl Harbour … Les adversaires de 1959 sont autrement prudents et habiles, ce qui est certes plus rassurant, mais rend aussi la riposte plus difficile.

 

L’Aspect Positif de sa Politique

Si le bilan que nous venons de tracer est dans l’ensemble négatif, il ne faut cependant pas négliger dans cette tâche ardue la valeur des efforts accomplis par Foster Dulles : la situation n’est pas pire que celle dont il a hérité et ce n’est pas rien. Au Moyen-Orient, si les Soviets ont marqué un point en Irak, ils en ont perdu un sérieux au Caire. L’Amérique latine et particulièrement l’Argentine, tourne le dos à Moscou. En Extrême-Orient, Formose a tenu et le Japon reste ferme dans l’Alliance occidentale. L’opinion des pays neutralistes est beaucoup moins hostile à l’Occident. En Asie,  le communisme a perdu de son prestige et même en Afrique sa pénétration n’est pas très avancée. Dans l’ensemble du Monde libre, la politique américaine et occidentale n’est plus l’objet des mêmes suspicions. Dans l’ordre moral, le gain est considérable. Cela n’est pas décisif, mais compte. Dulles n’avait pas tort.

 

La Tactique devant Berlin

Dans le domaine tactique, les dernières manœuvres sont positives. Toutes les tentatives sincères ou non de MacMillan pour offrir aux Russes un jeu ouvert ont été bloquées à Londres par les Franco-Germano-Américains. Dans le corridor aérien de Berlin, les Russes ont vainement essayé d’empêcher les appareils des Etats-Unis de dépasser le plafond de 3.000 mètres qu’ils leur avaient arbitrairement assigné et l’idée d’envoyer Nixon à Moscou en Juillet entre la Conférence des Ministres et l’éventuelle rencontre au Sommet est excellente. On gagnera du temps et comme nous l’avons dit, c’est le meilleur résultat possible.

Nous conservons, en effet, l’impression que Russes et Chinois sont aux prises avec trop de difficultés internes pour pousser à fond une action quelconque qui obligerait les Occidentaux à une réplique dangereuse. La meilleure tactique est de rendre la négociation tellement inextricable, qu’on ne puisse que la prolonger indéfiniment. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’escomptent les Soviets. Leurs véritables objectifs sont vraisemblablement ailleurs.

 

Les Confessions du Maréchal Tito

L’ami Tito vient de faire des révélations personnelles sur son séjour en U.R.S.S, en 1937, qui ne manquent pas de saveur. Elles jettent, s’il en était besoin, une lumière cruelle sur les rapports fraternels entre communistes. Il raconte comment, à l’époque, Staline avait liquidé ses camarades yougoslaves et comment il avait échappé lui-même à la suppression pure et simple. Le « Campesino » espagnol nous en avait déjà conté de semblables. Gomulka et Nagy auraient pu en révéler d’autres. Ces confessions ne nous apprennent rien, mais venant d’un homme qui se dit communiste et jouit d’un prestige certain dans les pays non engagés et même en Italie dans les partis frères ou alliés, ce discours est habilement calculé juste au moment où le gouvernement italien vient d’accepter l’installation de bases de missiles américaines dans la péninsule. C’est peut-être en Italie où l’équilibre des forces politiques est le plus instable que l’on mesure le mieux les forces respectives des courants d’opinion. L’Occident vient d’y marquer des points.

 

Le Problème Algérien

Toujours entourée d’un mystère qui perce de plus en plus par place, la solution du conflit algérien mûrit. Depuis que nous y avons fait allusion, aux premiers symptômes, d’autres plus nombreux se sont ajoutés. C’est plus qu’une lueur. Gardons-nous d’anticiper. Trop de facteurs sont en jeu pour qu’on se laisse aller à l’espoir. Mais le fait est de telle importance non seulement pour nous, mais pour l’avenir du Monde libre tout entier, qu’on ne saurait taire ce qui se joue dans l’ombre, ce serait sans doute alors le cas de parler d’ère nouvelle.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-04-18 – De quelques Énigmes

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-18 – La Vie Internationale.

 

De quelques Énigmes

 

De l’Occident se déploie une intense activité diplomatique dont l’objet réel et les résultats ne sont guère apparents. On parle officiellement d’entente et d’accord général, tout en observant que des divergences subsistent qu’il s’agirait d’aplanir. L’impression est plutôt que devant la négociation Est-Ouest, on cherche les moyens de ne rien faire tout en donnant l’apparence de vouloir faire quelque chose. De même, de l’autre côté, les Soviets sentent qu’ils vont se trouver devant un mur assez fissuré sans doute mais qu’on ne pourrait renverser sans risques.

 

La Conférence de Genève

A Genève, a repris l’éternelle Conférence sur l’arrêt des expériences nucléaires. On n’est pas plus avancé qu’au départ. Les Russes veulent qu’on les abolisse, les Occidentaux exigent un contrôle que les autres rejettent. Jamais ils n’accepteront l’implantation sur leur empire d’observateurs étrangers et, sans contrôles, les Américains ne consentiront jamais à se fier aux Russes ; on peut ainsi discuter longtemps encore.

On ne voit pas davantage sur la question de Berlin, comment la ville pourrait demeurer libre si les forces alliées la quittaient. Ce qui est d’ailleurs exclu. Tout au plus, pourra-t-on inclure les Nations Unies dans la surveillance de la Cité, c’est tout ce qu’on peut attendre d’une Conférence au Sommet si elle a lieu : un nouveau statut de Berlin qui ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle, mais permettrait d’assoupir la querelle honorablement.

 

L’Irak et le Marché Commun

Il en est de même des autres grands problèmes dont on discute tant : l’Irak et les pétroles, le Marché Commun et la zone de libre-échange dont on ne parle plus sous ce vocable du moins, Les Franco-Anglais ne peuvent rien pour empêcher les Russes de contrôler le gouvernement Kassem. Celui-ci ne peut pas davantage nationaliser ses pétroles sous peine de se trouver devant la même situation que Mossadegh lors de la nationalisation des pétroles d’Iran. Le pays est trop pauvre et trop troublé pour risquer de mettre en danger son unique source de revenus.

Sur la controverse franco-anglaise, Marché Commun, zone de libre-échange, les Britanniques ont évolué depuis l’an dernier. Ils ne semblent même plus très éloignés, sinon de se joindre au Marché Commun, du moins de s’aligner sur lui, tout en réservant le secteur agricole qui les lie au Commonwealth. Le récent accord franco-anglais leur a déjà donné des apaisements et pratiquement ils jouiront, dans les branches qui les intéressent, des même légers avantages consentis aux Six. Quant à la prochaine phase du Marché Commun qui pourrait produire des effets perceptibles, elle n’interviendra que dans quinze mois, si tout va bien. D’ici là, les Anglais auront fait le point. On s’aperçoit enfin à Londres qu’il n’y avait pas lieu de dramatiser l’affaire. En fait, il ne s’est rien passé de bien nouveau dans les courants commerciaux depuis le 1er janvier. La concurrence est plus âpre en 1959 qu’auparavant, mais cela se serait produit, en tout état de cause, par suite de l’affaiblissement de la conjoncture générale, de la convertibilité externe des devises européennes et de la dévaluation inévitable du Franc. Les industriels anglais l’avaient prévu. A tout prendre d’ailleurs, les craintes apparaissaient excessives. Ce printemps est moins difficile qu’on ne le prévoyait. Les affaires, à peu près partout, sont normales.

 

La Révolte Tibétaine

La révolte tibétaine continue et les Chinois de Pékin reconnaissent qu’ils n’en viendront pas rapidement à bout. Cette résistance des tribus khampas pose un certain nombre de points d’interrogation. Les moyens dont elles disposent paraissent assez considérables. Elles ont des armes et des munitions qui coûtent cher. Qui les leur fournit ? car le Tibet n’a ni industries, ni ressources financières. L’Inde, les Américains ou bien les Russes ? Mystère. D’autre part, les Chinois qui ont une aviation qui s’est montrée à Quemoy et une armée de plusieurs millions d’hommes, ne paraissent pas s’en servir très efficacement. Serait-ce parce qu’ils ne sont pas très sûrs de leurs troupes ? Les malheurs de la Chine sont toujours venus de généraux qui, une fois à la tête d’armées équipées, faisaient la guerre pour leur propre compte et généralement contre le pouvoir central. Avec le désordre qu’a amené l’expérience des Communes du peuple, les Chinois ont pris soin de mettre les fusils en lieu sûr. Et l’on attend toujours de savoir qui sera Président de la République et si Mao Tsé Tung est encore en place. Mystères encore. L’avenir de la Chine rouge n’est pas précisément clair.

 

Nasser et les Soviets

Mystère aussi dans les relations de Nasser et des Soviets. La campagne contre le communisme ne se ralentit pas. Nasser a fait répandre une brochure sur la révolte hongroise à l’usage des Musulmans qui ne manque pas de vigueur. La « Voix des Arabes » vocifère contre l’impérialisme rouge avec la même violence que naguère contre les Occidentaux. Elle n’y va pas par périphrases. Les Soviets réagissent modérément, mais leur embarras est manifeste.

Parmi les réfugiés du Caire, il y a un certain Ibrahim Wasil, chef spirituel des Turkmènes en exil. La partie occidentale du Turkestan est aux Russes, l’orientale aux Chinois. Il édite maintenant la « Voix du Turkestan » où sont révélées les souffrances de son peuple. Il le représente, le Coran dans les mains, les pieds rivés de lourdes chaines. Et il parle des six millions de ses compatriotes massacrés par les Russes, et au nom des deux millions d’exilés, tant en Afghanistan qu’en Turquie, Arabie Saoudite, etc., qui ont échappé au génocide. Cette propagande n’est pas sans effet, surtout à long terme.

 

La Succession d’Adenauer

Nous ne sommes pas au bout des énigmes : la succession du futur président Adenauer à la Chancellerie. A vrai dire, les motifs de la retraite du vieil homme d’Etat ne sont pas aussi clairs que nous le pensions : la situation politique en Allemagne est complexe. La personnalité du Chancelier, son autoritarisme obstiné lui ont valu pas mal d’ennemis dans son propre Parti, qui ne s’avouaient pas jusqu’ici mais qui manœuvraient. Son européisme et son attitude francophile étaient plutôt subis qu’approuvés par beaucoup, et surtout dans l’entourage du Dr Erhard, qu’il est, à notre avis, impossible de l’écarter du poste de Chancelier, quelque désir qu’en ait l’actuel titulaire. Il est l’homme de l’Allemagne d’aujourd’hui, Adenauer celui de l’Allemagne d’hier. Bien que la grande industrie feigne de le tenir en suspicion et préfèrerait peut-être une personnalité moins active, l’expansion économique et politique de la République Fédérale a besoin de son impulsion. Ses ambitions sont moins européennes que mondiales. Il n’en fait pas mystère.

Adenauer craint que ce dynamisme ne soit dangereux et il n’a pas tort. L’Allemagne pourrait voir se reformer contre cette expansion économique les mêmes adversaires qu’avait rassemblé son expansion militaire. La prudence et la modération ne sont pas précisément des qualités germaniques. On ne change pas les peuples. Ils retournent vite à leur nature. Nous en faisons l’expérience en France. C’est pourquoi on peut regretter que la vitalité extraordinaire du Chancelier Adenauer ne puisse se prolonger encore quelques lustres. Un homme pieux, sage et clairvoyant. On le souhaiterait éternel, aux Allemands surtout, mais aussi aux autres.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-04-11 – Marchandages

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-11 – La Vie Internationale.

 

Marchandages

 

La candidature du chancelier Adenauer à la Présidence de la République fédérale a suscité une surprise générale et d’abondants commentaires. On a mis l’événement au compte des dissensions entre Alliés sur le problème allemand avant la réunion du 11 Mai avec les Russes. Cela est d’autant moins probable qu’Adenauer sera en fonction jusqu’en Juillet.

 

Les Raisons du Chancelier

Les raisons de la décision du vieux Chancelier nous paraissent plus simples. Il sait les inquiétudes que sa disparition subite susciterait en Allemagne. Il veut éviter une secousse qui dans l’état présent des polémiques partisanes pourrait remettre en cause la politique extérieure et même intérieure, économique et sociale du pays. En se retirant sans s’effacer, il espère donner à son successeur le temps de s’affirmer et d’assurer la continuité de la politique qu’il a menée depuis dix ans.

Reste pour le moment l’énigme Erhard, le Vice-Chancelier et normalement le successeur d’Adenauer. Mais on n’ignore pas l’opposition des deux caractères. Et lorsque le Parti Démocrate-Chrétien désigna Erhard à la candidature pour la Présidence, on eut l’impression qu’Adenauer cherchait ainsi à écarter le Ministre de l’économie de l’accession à la tête du Gouvernement. Erhard, comme on sait, refusa. Reste donc l’hypothèse que le vieux Chancelier a un candidat de son choix qui pourrait être Gerstenmaier, le Président du Bundestag, ou Etzel, personnalités moins marquées qu’Erhard et susceptibles de suivre plus docilement les conseils d’Adenauer devenu président.

Nous serons bientôt fixés sur ce point. En tous cas, Adenauer a agi avec sagesse et les conséquences politiques de son changement de poste seront réduites au minimum, au moins sur le plan international.

 

La Préparation de la Confrontation Est-Ouest

La préparation de la confrontation Est-Ouest demeure laborieuse, et la réunion des Ministres des Affaires étrangères à Washington n’a pas harmonisé les points de vue, comme on dit. Les Anglais veulent conserver l’initiative de la détente.

Voici qu’ils envoient comme second explorateur le turbulent maréchal Montgomery qui va à son tour sonder les pensées secrète de Krouchtchev qui, à la suite de libations excessives, a eu, dit-on, une petite attaque. Nous persistons à penser qu’à Moscou MacMillan a cherché, en échange de ses bons offices pour le « désengagement », des assurances sur la position britannique.

 

Confusion en Irak

Or, les affaires à Bagdad vont de plus en plus mal pour Londres ; plus la pression russe est forte, plus MacMillan est résolu à trouver à l’Ouest la contrepartie qui lui permettrait d’obtenir des Soviets qu’ils ne pressent pas Kassem de nationaliser les pétroles irakiens. Kassem, par ailleurs, est désemparé devant les émeutes quotidiennes que suscitent les communistes irakiens et auxquelles ripostent les nationalistes pronassériens. De plus, les Russes, profitant du désarroi qu’ils entretiennent, entreprennent de mobiliser les Kurdes pour leur compte. On sait que les tribus kurdes occupent un territoire à cheval sur les trois pays : Turquie, Iran, Irak. Moscou a cherché depuis longtemps à les unir dans une république satellite du Kurdistan, qui donnerait aux Soviets un accès direct en Irak et au Golfe Persique. Au Caire, on a annoncé qu’un navire chargé de guerriers kurdes avec armes, a transité par le Canal de Suez en route vers Bassora. Qu’il s’agisse d’un rapatriement de réfugiés, comme le dit Moscou, ou de bataillons de choc destinés à « protéger » Kassem des attaques de ses adversaires, la coïncidence n’est pas fortuite. Moscou à son plan, et Kassem qui jusqu’ici avait résisté aux pressions antagonistes, ne paraît plus en mesure de se passer de la protection russe. Il craint pour sa vie et ne peut se fier à personne dans son entourage immédiat.

 

L’Attitude Américaine

L’attitude des Américains dans l’affaire est assez obscure. Washington est beaucoup plus intéressé à récupérer Nasser et à le pousser au maximum dans la guerre sainte contre le communisme, qu’à défendre les intérêts pétroliers du Moyen-Orient. Aux Etats-Unis même, il y a des groupes puissants qui ne seraient pas inquiets si la production des puits du Moyen-Orient venait, par suite de troubles, s’abaisser sérieusement. Et Nasser peut devenir un allié puissant contre le communisme, surtout depuis que l’impérialisme pan-arabe qu’il incarnait est en pleine déconfiture. En outre, on pense avec raison aux Etats-Unis que quels que soient les événements, les positions acquises ou perdues en Moyen-Orient ne sont que provisoires, comme les faits de ces dernières années l’ont amplement montré. L’important est de mettre à profit les événements du Tibet et la colère de Nasser pour déconsidérer le communisme dans les pays sous-développés d’Asie et d’Afrique ; le reste est éphémère.

 

Les Soviets et l’Algérie

Après une pause assez longue, les Soviets ont recommencé à s’intéresser à l’affaire algérienne. De concert avec les Chinois, ils ont organisé une semaine de manifestations en faveur de la rébellion. En même temps, ils ont envoyé en Guinée un puissant émetteur Radio qui va servir à Sékou Touré pour organiser sa propagande et à propager une voix des Noirs analogue à la voix des Arabes de Nasser qui aujourd’hui cependant, leur retourne assez cruellement la monnaie.

Les Soviets avaient cru attirer le Général de Gaulle dans la voie du neutralisme. Ils ont été déçus. De plus, ils s’inquiètent de l’ébauche d’une association franco-maghrébine dont on parle à Rabat et à Tunis. Ils cherchent à y faire échec en soutenant l’intransigeance de Fehrat Abbas et de ses collègues.

Là encore, Le Caire est un pion important. Si Nasser cède aux pressions américaines et lâche le pseudo-gouvernement algérien, les Soviets ne pourront pas grand-chose. C’est pourquoi les Russes, malgré les coups que Nasser leur inflige, continuent à le ravitailler en matériel. Tout un réseau d’intrigues orientales compliquées se combine où l’intérêt et les passions interviennent à des degrés difficiles à évaluer. Il faut un peu d’optimisme et beaucoup de patience pour attendre qu’une solution se dégage. Beaucoup de prudence aussi et surtout une force inflexible. Il ne faut pas d’illusion là-dessus. C’est la force qui fera pencher le reste.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-04-04 – Maturation

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Le Courrier d’Aix – 1959-04-04 – La Vie Internationale.

 

Maturation

 

Peu d’événements nouveaux durant ces fêtes de Pâques, ce qui n’empêche pas l’évolution des esprits. Elle se manifeste au cours des confrontations successives entre Occidentaux, tant en Europe qu’aux Etats-Unis où se sont à nouveau réunis les Ministres des Quatre. Ceux qui en attendaient, à Londres en particulier, un progrès vers des négociations décisives Est-Ouest sont pessimistes. Celles-ci demeurent, comme nous le disions, problématiques.

 

L’Avis des Militaires

La parole a été aux militaires plutôt qu’aux diplomates. Dulles malade et Eisenhower de nouveau condamné au repos, les Etats-Unis doivent s’en remettre aux responsables de la Défense. Ceux-ci sont nets : Norstad ne veut entendre parler ni de désengagement, ni de gel des forces de l’O.T.A.N. en Europe. McElroy et ses généraux sont très confiants dans la supériorité militaire des Etats-Unis et plaident la fermeté. En politique, les Démocrates, et particulièrement le sénateur Humphrey,  candidat probable à la Maison Blanche et qui eut, on s’en souvient, un long entretien avec Krouchtchev, soutient une action sévère à l’égard des Russes, sans exclure bien entendu des propositions dites constructives à leur faire. En bref, le plaidoyer de MacMillan à Washington en faveur d’une tactique flexible n’a pas eu de succès. Il est possible d’ailleurs que celui-ci qui s’y attendait, n’en soit pas autrement affecté. Son rôle de conciliateur devant l’opinion britannique a été bien joué. Pour ne pas briser l’Union occidentale, il pourra dire qu’il a dû suivre l’avis de la majorité de ses partenaires, ce qui lui évitera bien des difficultés.

Cet état d’esprit qui se dégage peut se résumer ainsi : toute concession au Bloc communiste est inutile. Elle ne ferait que l’encourager à en exiger d’autres. Si par impossible les Soviets étaient décédés à risquer la guerre pour l’emporter, mieux vaut accepter le challenge que de s’exposer à un nouveau Munich qui ne serait qu’une trêve. Si, comme il est probable, ils n’ont pas les moyens ni l’envie de recourir à la force, l’occasion est excellente de leur infliger un échec.

 

Les Difficultés en U.R.S.S.

En effet, les signes se multiplient des difficultés de toute nature que rencontre Krouchtchev. Il n’est question que de purges et de remaniements dans les hautes sphères de l’empire. En Biélorussie, l’Administration est balayée et remplacée par des hommes nouveaux. En Mongolie extérieure, où Molotov doit être encore ambassadeur et où la rivalité russo-chinoise est aigue, liquidation des dirigeants. Les personnages sont trop peu connus pour qu’on sache si l’opération est venue du côté chinois ou du côté russe, si Molotov, comme on le dit, agit pour son compte avec l’appui de Chou en Laï, ou si l’affaire est une riposte de Krouchtchev.

Enfin, il y a eu d’autres purges en Ouzbékistan, où des révoltes auraient même éclaté. Tout cela est en relation avec les réformes que Krouchtchev a introduites récemment dans l’administration, l’enseignement et la justice. Les résistances dans cet immense empire sont difficiles à surmonter. Ajoutons qu’il y a eu aussi pas mal d’échecs dans les récents essais nucléaires et quelques savants en disgrâce.

 

Le Sort de l’Empire Russe

Dans notre monde en évolution rapide, l’Empire russe devient un phénomène isolé. Il y a relativement peu de Russes pour le tenir depuis les approches de Berlin jusqu’aux rivages du Japon, plus de la moitié de la population est composée d’étrangers de race et de langue ; la liste en prendrait toute cette page. A mesure que ces peuples sortent d’une extrême misère, ils prennent comme les autres conscience de leur dépendance à l’égard des Moscovites. Et cela n’est pas seulement vrai des Musulmans, des Mongols, des Yakuts, ou encore des Allemands, des Polonais, Hongrois ou Baltes, mais même des Ukrainiens et des Géorgiens, depuis plus longtemps soumis. Il n’est pas étonnant que la décentralisation administrative et industrielle décrétée par Krouchtchev détermine des courants nationalistes. Nous l’avions indiqué ici avant que ces réformes soient effectives.

 

Les Menaces d’Infiltration

Devant ces menaces, la tactique de Krouchtchev pour Berlin s’explique. Il lui faut aller de l’avant, tenir l’initiative, effrayer et menacer l’adversaire, l’obliger à des concessions pour faire devant ses propres sujets, la preuve de sa puissance : la Conférence au Sommet n’a d’autre but : parler à Eisenhower en égal. On ne voit pas l’intérêt qu’il peut y avoir à lui donner satisfaction. Pour l’éviter, tout en se couvrant, Washington a fait parler ses militaires.

D’autant que la menace d’infiltration communiste ne s’affaiblit nullement. Il y a le Tibet qui commence à émouvoir l’Asie, à émouvoir l’Asie libre malgré les faiblesses de M. Nehru. Il y a surtout l’Afrique noire. Des navires chargés d’armes tchèques et polonaises sont arrivés à Conakry, en Guinée ex-française ; la Fédération du Mali Sénégal-Soudan est maintenant dirigée par d’authentiques marxistes qui veulent l’indépendance et, sans doute, derrière leurs paroles, entendent s’orienter vers le neutralisme positif à plus ou moins long terme. Il y a le Nyassaland, les Rhodésies, le Kenya, le Congo Belge en fermentation. Il y a le F.L.N. qui va demander des armes à Pékin … Un recul dans l’affaire de Berlin, si faible qu’il soit, pourrait précipiter les choses qui n’ont pas besoin de cela pour aller grand train.

 

La Fin de la Guerre d’Algérie ?

A signaler, sous toutes réserves bien entendu, que l’on commence à croire à l’étranger que la fin de la guerre d’Algérie n’est plus éloignée. On se fonde non seulement sur certaines rumeurs incontrôlables, mais sur le précédent récent de l’affaire de Chypre. On croit possible une solution analogue. Nous avions indiqué ici, six mois environ avant le coup de théâtre apparent de l’accord chypriote anglo-turco-grec, que la question paraissait mûre ; la lassitude, certains besoins de crédit pressants, quelques passages de discours ambigus, montraient un petit coin de ciel bleu à l’horizon. Il n’est pas impossible, ni même improbable, que nous en soyons à ce stade en Afrique du Nord. Il y aurait beaucoup de mécontents et la solution ne serait certes pas idéale, mais les courants sont toujours irréversibles. Il y a ainsi pour les problèmes internationaux, tout comme pour les situations individuelles, une maturation invisible, un progrès dans l’inconscient qui échappe à l’analyse. Les données ont changé ; le monde a bougé à l’insu des hommes, malgré eux peut-être.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-03-28 – Le Jeu d’Albion

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-28 – La Vie Internationale.

 

Le Jeu d’Albion

 

Tout arrive ; nous allons citer un curieux passage d’un des violents discours de Nasser, d’après un texte américain car la presse française, ce qui n’est pas moins curieux, s’est gardé de le reproduire.

« Quand nous aidions la grande révolution du 14 juillet, dit-il, un groupe d’agents s’est levé en Irak, qui se sont alliés avec les Anglais. Ils continuent à coopérer avec eux tout comme Noury Saïd. Depuis de longs mois, la presse irakienne n’a jamais attaqué l’Angleterre. Ces mêmes agents maintiennent leur accord et en même temps se sont alliés au communisme : Communistes et Anglais ont conclu une trêve en Irak pour combattre le nationalisme arabe et se débarrasser de son esprit …. »

C’est dire, en termes brutaux, ce que nous avions cru deviner précédemment, ici, d’après des indices variés. Lorsque M. MacMillan entreprit, sur sa propre initiative rappelons-le, le voyage à Moscou, nous avions suggéré qu’il pourrait bien être davantage question du Moyen-Orient, que de l’affaire de Berlin ; depuis, il y a eu l’autre voyage, celui de l’actuel second ou troisième personnage du Kremlin, Suslov à Londres et son long entretien avec Selwin Lloyd …

 

M. MacMillan

MacMillan est certainement un homme d’Etat de classe. Il est populaire en Grande-Bretagne. Les Anglais se reconnaissent en lui. Gentleman d’éducation parfaite, il sait encaisser les affronts que Krouchtchev ne lui a pas ménagés, avec patience et dignité. Il est tenace, ne se laisse rebuter par rien, garde toujours la mesure et laisse à ses interlocuteurs alliés ou adversaires, l’impression d’une parfaite bonne foi. Mais sous des dehors conciliants, il défend les intérêts de l’Angleterre sans se soucier, si peu que ce soit, de l’opinion ou des intérêts des autres. Avec lui, Albion continue.

 

Une Certaine Défiance

C’est l’impression que l’on retient de tous ses voyages, très habilement organisés, qui l’ont amené par étapes calculées aux Etats-Unis. Là, cependant, malgré la cordialité des entretiens, on sent bien qu’il a rencontré une certaine défiance. M. Foster Dulles, tout malade qu’il est, connaît son homme. Cette même défiance, MacMillan l’a trouvée à Bonn où le chancelier Adenauer non plus, n’est pas un novice dans la diplomatie.

 

Les Problèmes Vitaux de l’Angleterre

Pour les Anglais, en effet, il y a deux problèmes vitaux ; leur approvisionnement en pétrole-sterling du Moyen-Orient, et leur commerce extérieur ; le premier est menacé par l’impérialisme arabe et pourrait le devenir par les Soviets à plus long terme. Le second l’est par la concurrence allemande et par un éventuel Marché Commun de l’Europe continentale. Leur intérêt présentement est, comme Nasser le dit, de s’entendre avec les Russes pour barrer la route du pétrole au nationalisme arabe. Ils n’ont par ailleurs aucun intérêt, bien au contraire, à une réunification de l’Allemagne, qui ferait de celle-ci une puissance industrielle plus forte encore, surtout depuis que la zone russe d’occupation a reconstitué en partie son potentiel. Enfin, l’intérêt des Britanniques est d’accroître leur commerce avec la Russie et ses Satellites pour économiser les dollars. Enfin, les Soviets peuvent aider Londres à préserver Hong-Kong de la menace chinoise.

Il semble que Krouchtchev, après ses maladresses habituelles, s’est ravisé, sans doute sur les conseils de Mikoyan, et a compris l’intérêt pour les Soviets de s’appuyer sur l’Angleterre pour diviser les Occidentaux. D’où le changement de ton et l’envoi de la mission Suslov à Londres. Cette mission avait pour but de resserrer les relations avec les Travaillistes anglais, relations qui, on s’en souvient, avaient été refroidies par les incidents de 1956, lors de la visite Krouchtchev-Boulganine en Angleterre. Les Travaillistes peuvent revenir au pouvoir après les prochaines élections – bien que ce soit actuellement problématique – mais dans ce cas, l’appui de M. Aneurine Bevan serait de première importance pour Moscou.

 

Les Éventuelles Négociations Est-Ouest

Tout cela, bien entendu, n’échappe pas à Washington, et n’est pas de nature à favoriser un front commun occidental dans les prochaines négociations entre l’Est et l’Ouest. Au contraire, si ces négociations devaient être sérieuses et aboutir à une conférence au Sommet, les Soviets auraient une position particulièrement forte. En réalité, cette confrontation reste, malgré les affirmations d’usage, assez incertaine. Il y aura, le 11 mai, la rencontre des Ministres des Affaires Étrangères qui n’engage à rien. Ensuite, il est douteux que les Américains aillent plus loin, s’ils ne sentent pas le terrain solide pour un accord dont on ne voit pas sur quoi il pourrait porter.

 

Les Difficultés de Moscou

Tout dépend des intentions de Moscou qui demeurent, bien entendu, impénétrables. On ne saurait exclure cependant le besoin d’un succès de prestige. Krouchtchev y est très sensible. Il a son complexe d’infériorité et la rencontre avec Eisenhower le tente. D’autre part, les affaires des Soviets ne vont pas trop bien. L’offensive anti-communiste de Nasser, la proclamation par l’autorité spirituelle du Caire, de la Guerre Sainte de tous les croyants de l’Islam contre l’athéisme moscovite est un coup sérieux. Il y a eu le défi de l’Iran, la tournée de Tito en Asie, l’expansionnisme chinois qui se déchaine, le gigantesque effort des Etats-Unis dans le domaine nucléaire, l’échec, qui se confirme, de quelques essais dans ce domaine en U.R.S.S.

 

La Révolte Tibétaine

Et surtout le Tibet qui devient, pour le communisme, une seconde Hongrie et dont le sort secoue tous les Bouddhistes de l’Asie. La révolte des Tibétains n’est pas chose nouvelle, nous en avons parlé déjà. Depuis des années, les partisans tibétains luttent sans espoir contre la domination et la colonisation chinoise. Mais le pays est si loin, hors de la zone d’intérêt de l’Occident, que l’on ne s’en souciait guère. Seule l’Inde s’inquiétait. Mais Nehru ne peut rien. Il a peur des Chinois et se défie de l’appui occidental. Par contre, il continue à entretenir de bonnes relations avec Moscou, dont il apprécie l’aide « désintéressée », l’équivalent de 30 millions de dollars, cela ne se refuse pas, et puis, un jour peut-être, on aura besoin de Moscou contre Pékin.

Mais ce qui importe davantage, c’est la personne du Dalaï Lama, peut-être aujourd’hui déporté par les Chinois et qui demeure le symbole de la foi des Bouddhistes qui sont nombreux par le monde, en Indonésie et dans toute l’Asie du Sud-Est. Les événements du Tibet peuvent avoir de profondes répercussions sur l’attitude des pays non engagés et conjointement avec l’attitude de Nasser, renforcer les courants anticommunistes chez tous les peuples de couleur en Asie et en Afrique. A Formose, en particulier, on ne manque pas de donner à l’affaire une publicité considérable. Le monde est petit et les nouvelles se répandent.

 

Le Commerce Extérieur depuis le 27 Décembre

On attendait partout avec intérêt les statistiques du commerce extérieur depuis la tourmente monétaire du 27 décembre et l’ouverture théorique du Marché Commun. Car, avec le mois de Mars, on peut considérer que le flottement initial commence à se dissiper.

En ce qui concerne la France, voici les résultats « rectifiés » des statistiques officielles. Nos exportations en dollars à 493 pour la première quinzaine de Mars sont exactement les mêmes que celles de la moyenne de 1958 (112 milliards par mois en dollars à 4,20). Nos importations, par contre, en diminution exactement de la différence des cours de dévaluation, donc de 17% environ. On peut en conclure que la baisse de nos prix pour l’étranger, n’a eu aucun effet jusqu’ici sur notre exportation que, par contre, la cherté des prix étrangers par suite de la dévaluation a contracté nos achats, mais faiblement, surtout si l’on tient compte du gonflement des achats antérieurs à l’opération de Décembre.

Ces résultats montrent que le ralentissement économique hors de chez nous a annulé les avantages que nous pouvions attendre de nos nouveaux prix, mais que le ralentissement de la production chez nous est peu sensible. L’un dans l’autre, rien de changé fondamentalement pour le moment du moins. C’est ce que l’on pouvait raisonnablement prévoir.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-03-21 – Problèmes Insolubles

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-21 – La Vie Internationale.

 

Problèmes Insolubles

 

La diplomatie a du bon. Elle permet de noyer les problèmes insolubles chaque fois qu’ils font surface. C’est le cas de la question de Berlin comme de celle de la zone de libre-échange. Il s’agit de passer en négociations la saison critique et là-dessus les adversaires sont maintenant d’accord. Pour Berlin, de note en note, de la conférence des Ministres des Affaires étrangères, à la réunion au sommet on est assuré de gagner l’automne. Si à cette date on en est à peu près au même point, on pourra toujours recommencer. La difficulté est de remplir la discussion de projets originaux soigneusement élaborés, d’abord pour donner l’impression que l’on progresse et soutenir l’intérêt du public et de les formuler de façon à ce qu’ils soient à la fois inacceptables pour l’adversaire et suffisamment ouverts pour justifier des contre-projets.

C’est à cela que s’emploient les Occidentaux et leur imagination est à l’épreuve, le dosage est délicat, et l’accord entre partenaires difficile. Un pas cependant est déjà franchi. On ne se contentera pas du côté Occidental de la formule « J’y suis, j’y reste » on présentera un programme doté de toute la flexibilité désirable pour alimenter les pourparlers. C’est à  MacMillan que l’on doit ce dégel. A Paris comme à Bonn, il a mis la machine diplomatique en mouvement. A Washington, le Président Eisenhower a tenu à prendre les devants, ce qui n’a guère plu au Premier anglais. Les Etats-Unis entendent que l’on soit persuadé que d’eux seuls dépend l’équilibre des forces et partant, la décision. Les autres demeurent des explorateurs.

 

La Question du Moyen-Orient

Les commentateurs ont donné tant de relief à ces pourparlers préliminaires que l’autre problème du jour, la querelle du Moyen-Orient, est passé au second plan. Il s’agit cependant d’un événement majeur.

Après avoir longtemps hésité à intervenir dans le conflit Nasser-Kassem, Krouchtchev a donné au Bichachi un avertissement pas trop sévère sans doute, mais net : il a pris parti pour Kassem contre Nasser en accusant celui-là d’employer le langage des « impérialistes » contre un pays « démocratique », l’Irak.

 

Nasser contre le Communisme

Déçu dans ses ambitions, le colonel Nasser s’en prend au communisme. Cette attitude à une portée considérable et l’on n’a pas mesuré à quel point le coup est dur pour l’U.R.S.S. Le prestige de Nasser dans le Monde arabe est en déclin ; nous avons suivi cette chute depuis des mois. Mais ce prestige était énorme et il demeure un facteur d’importance, surtout dans les régions islamiques éloignées du Caire et en Arabie du Sud. La voix des Arabes et les partisans de Nasser étendaient leur influence depuis l’Afrique centrale au Sud, jusqu’aux provinces russes musulmanes au Nord, bien que les émissions du Caire soient brouillées dans l’Islam rouge. Mais Nasser a des émissaires partout.

En rompant l’alliance avec le communisme, en le condamnant expressément il lui enlève beaucoup de son influence dans les régions d’Afrique où il s’est infiltré et où il était l’allié efficace des nationalismes extrémistes. On a vu déjà aux réunions panarabes et même panafricaines, au Caire et à Accra, une hostilité très nette à l’ingérence soviétique ; par contre, le communisme chinois avait toutes les faveurs, et l’influence de Pékin refoulait celle de Moscou. L’une et l’autre vont être atteintes. Les deux impérialismes, celui des « colonialistes » et celui des communistes sont renvoyés dos à dos comme également dangereux et hostiles à la cause de l’unité arabe et africaine.

 

Les Hésitations de Moscou

Moscou ne se fait pas d’illusion sur la portée d’un tel échec. Les événements ont échappé au contrôle russe. Les Soviets se sont trouvés en présence d’un dilemme. Ou bien aider Kassem à demeurer indépendant du Caire, ou laisser Nasser s’emparer de Bagdad, ce qui était bien près d’être chose faite il y a trois mois. C’est Nasser lui-même qui a contraint les Russes à un choix qui les gêne. On a beaucoup exagéré, et sans doute à dessein, les dangers de l’infiltration russe en Irak. En réalité, les Occidentaux, et particulièrement les Anglais, préfèrent le conflit actuel entre communisme et nassérisme en Irak, à la conquête du pays par Nasser qui eut été pour eux un désastre. Il n’est pas exagéré de dire que les intérêts soviétiques et occidentaux se trouvent ici s’accorder par hasard sans doute, mais en fait.

Les Russes, même s’ils le pouvaient, n’auraient pas avantage à avoir à Bagdad un gouvernement satellite. L’Irak vit de son pétrole et ils ne peuvent ni le lui acheter ni le vendre. Si les gisements irakiens tombaient entre leurs mains, il y a actuellement assez d’autres sources et il y en aura encore plus dans un proche avenir pour que le Monde libre s’en passe sans inconvénient ; les Anglais y perdraient et nous aussi un peu, mais dans l’état présent du marché saturé et menacé de surproduction la seule victime de l’affaire serait l’Irak lui-même.

L’intérêt des Russes est de contrôler Kassem, de le manœuvrer quelque peu, mais non de l’annexer à sa politique. Il est plus que probable même que si les ambitions de Kassem le poussaient vers la Syrie, les Soviets feraient leur possible pour l’en empêcher car ils essayeront de récupérer Nasser. Celui-ci le sait bien et il leur tient la partie dure, il connaît la valeur de son appui et il entend le faire payer.

Tout cela n’est qu’un nouvel épisode d’une très vieille histoire : l’antagonisme des grandes Puissances en Moyen-Orient et le jeu des roitelets, pour en tirer parti. En définitive, avec des alternances de progrès et de recul, le match reste nul. Dans l’ensemble, les Occidentaux ont toujours le meilleur. Les Tsars n’ont jamais percé le front arabe et le communisme n’y est pas et ne sera probablement jamais dominant. Krouchtchev, après Staline, s’aperçoit que la politique soviétique doit demeurer prudente pour éviter des échecs trop visibles.

 

La Fin de la Récession aux U.S.A.

Revenons à la page économique, aux Etats-Unis. La récession de 1957-58 est officiellement terminée. Les indices le prouvent, dans l’ensemble tout au moins. Le revenu national a retrouvé à peu près son plus haut niveau et la production aussi, mais il y a  toujours près de cinq millions de chômeurs. L’industrie, par ses concentrations, la rationalisation de la distribution, l’automation en progrès et la productivité accrue produit autant avec moins d’hommes. Jusqu’ici le mot d’ordre des managers américains était de créer de l’emploi, mais devant la concurrence étrangère, à moins d’élever le protectionnisme, ce qui serait trop grave, force est de réduire une main-d’œuvre très coûteuse, au minimum. De plus, les industries en expansion, comme la pétrochimie, qui peu à peu refoulent les anciennes techniques, emploient peu de monde ; où le pétrole et ses dérivés demandent un ouvrier, le charbon en exigeait dix. Le problème n’est pas particulier aux Etats-Unis, mais il est chez eux plus sérieux qu’ailleurs.

 

La Hausse à la Bourse de New-York

Autre paradoxe, financier celui-là. Pendant la récession, les cours des actions à la bourse de New-York n’ont cessé de monter, l’indice moyen bat chaque semaine un record et se trouve à 30 pour cent supérieur au niveau atteint au plus haut point du boom précédant la crise. Aucun frein, ni la hausse de l’escompte, ni les restrictions de crédit à la spéculation n’ont brisé le mouvement, et cela malgré une surcapitalisation manifeste. Comment l’expliquer ? Méfiance à l’égard du Dollar dont le pouvoir d’achat s’amenuise régulièrement ? Optimisme inébranlable des opérateurs dans la progression indéfinie du potentiel américain ? L’explication nous paraît plus simple : le développement de l’épargne collective sous forme d’investment-trusts et autres et l’extension du capitalisme populaire, l’exemple aussi d’une hausse constante, ont porté la demande de titres au point où il n’y a pas assez de papier pour satisfaire les appétits. Là encore, le remède n’est pas sous la main : les sociétés ne peuvent pas créer plus d’actions que leur actif ne représente. Le contrôle de l’économie n’est pas chose facile si l’on veut préserver la liberté. Chaque année apporte aux économistes de nouvelles surprises et des casse-têtes. Heureusement, ils ne se découragent pas facilement.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1959-03-14 – Le Fil d’Ariane

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-14 – La Vie Internationale.

 

Le Fil d’Ariane

 

Ceux que passionne le jeu de la diplomatie, professionnels ou amateurs, sont à leur affaire : la lutte pour Berlin bat son plein. Aura-t-elle une grande incidence sur le cours de l’histoire ? On en peut douter. Il est nécessaire toutefois de suivre l’itinéraire de ce labyrinthe.

 

La Tactique Russe

La tactique russe, dite de la douche écossaise, n’a pas varié, Krouchtchev s’en sert à sa manière, avec un certain brio. Menaces aujourd’hui, offres à demi conciliantes le lendemain, parfois le jour même. Au moment où les quatre Occidentaux seraient convaincus de se mettre d’accord sur une ligne ferme, il les divise par des propositions ambigües que les plus pacifistes trouvent intéressantes et où les autres voient un piège : telle l’idée de maintenir à Berlin-Ouest une force de contrôle quadripartite ou neutre, Krouchtchev cherche en même temps à accentuer les divergences entre partis en Allemagne fédérale. Il invite le chef des Socialistes Ollenhauer à Berlin-Est et celui-ci s’y rend. Willy Brand, maire de Berlin-Ouest, également socialiste, invité, refuse tandis que deux autres ténors du parti, Carlo Schmid et Fritz Erler vont s’informer à Moscou.

Krouchtchev espère en entretenant la confusion empêcher la formation d’un front uni contre lui. Réussira-t-il ?

 

Préoccupations Électorales

En fait, les divergences, tant en Allemagne que dans les grandes capitales des pays démocratiques, sont plus inspirées par des objectifs électoraux que des convictions réelles. Les Socialistes veulent atteindre la politique rigide du Chancelier Adenauer en se faisant champion de la souplesse. MacMillan a été en U.R.S.S. pour se recommander aux électeurs inquiets de la tournure d’un problème qui ne les concerne pas directement. Les Américains, au contraire, ont fait l’union sacrée, et c’est à qui des Démocrates et des Républicains se montrera le plus ferme. Foster Dulles n’a plus d’opposants. Cependant, le président Eisenhower n’exclut pas une certaine flexibilité dans les négociations à venir ; tandis que l’axe Bonn-Paris, comme on dit, ne veut rien entendre de désengagement ou de plan Rapacki qui rencontre une certaine faveur au Canada et sans doute en Angleterre : le Canada pour affirmer son indépendance de vue en face des Etats-Unis, l’Angleterre pour désarmer l’opposition intérieure. Ces nuances sont plus apparentes que profondes.

 

La Politique de Flexibilité

En ce qui concerne les U.S.A., une confusion s’est produite ; la flexibilité mise en avant par la Maison Blanche ne signifie pas une intention de compromis. Cela veut dire que si l’on se refuse à négocier sur le maintien des droits occidentaux à Berlin-Ouest, par contre on accepte de discuter de l’ensemble du problème allemand dont le statut de Berlin n’est qu’un élément. Ce qui est une manière d’admettre des concessions sur un point pour en obtenir sur d’autres en contre-partie.

 

Krouchtchev hésite

L’impression qui se dégage de cette partie compliquée, c’est que Krouchtchev, quoi qu’il en dise et justement parce qu’il dit (le mot effrayé et effrayer revient avec toutes ses nuances en russe dans ses propos) est tout de même embarrassé par la résolution américaine. S’il n’a pas fait de pas en arrière, il n’en a pas fait en avant et sent qu’il ne pourra mettre ses plans à exécution sans concéder quelque chose ou qu’à défaut, il lui faudra laisser pourrir l’affaire, quitte à la reprendre à un moment plus favorable, comme font les Chinois de Pékin devant Quemoy. Les choses en sont là.

 

La Révolte en Irak

Autre bataille, celle-là un peu plus chaude, en Irak. Nasser a perdu une manche contre Kassem. Il avait fomenté une révolte à Mossoul, comptant sur la rivalité des deux villes, Bagdad et Mossoul, pour allumer une guerre civile. Elle a échoué ce qui ne veut pas dire qu’elle ne reprendra pas. Pour le moment Bagdad et Le Caire sont au plus mal. Peut-être s’entendront-ils demain s’ils ne peuvent vaincre. Il y a le pétrole et il y a Moscou. La flamme ne s’éteindra pas.

 

Au Nyassaland

Il y a aussi la révolte des Noirs du Nyassaland qui inquiète Londres. En consultant un dossier de 1952, nous relevons qu’à cette époque, lorsqu’il fut pour la première fois question de la fédération des deux Rhodésies préférant rester sous l’autorité du Colonial Office de Londres que d’être dominés par les colons blancs de Rhodésie, et cela malgré les avantages économiques que la Fédération représentait pour eux. Les événements d’aujourd’hui n’ont donc rien de surprenant. La Conférence Panafricaine d’Accra et l’indépendance en chaîne accordée à d’autres territoires coloniaux a poussé les dirigeants noirs du Nyassaland à l’action. Les Anglais sont embarrassés. Il y a en Rhodésie 250,000 colons blancs. Il y a surtout les mines de cuivre indispensables à la balance des comptes britanniques. Il y a au Nord le Kenya toujours sous pression malgré la répression des Mao-Mao. Si empiriste que l’on soit, il est difficile de maintenir des mesures contradictoires et donner l’indépendance à l’Afrique Occidentale et la refuser à l’Orientale, l’une étant aussi mûre que l’autre, pour cela, ou pour mieux dire, pas davantage. Le problème est en réalité plus simple. Ici, il n’y a pas de colons, là il y en a en nombres importants ; l’emploi de la force répugne aux Anglais. Mais comme on l’a vu au Kenya, quand ils s’y décident, ils n’y vont pas par demi-mesures. C’est à nous de dire : attendons et voyons.

 

Le Plan Vert Allemand

Au moment où le Marché Commun est dans l’air sinon dans les faits, il est intéressant d’examiner comment les Allemands de l’Ouest entendent résoudre le problème agricole, difficile entre tous, aussi bien en économie de marché qu’en pays collectiviste. Les Allemands donc, ont élaboré et poursuivi un « plan vert », dont voici les lignes, où dirigisme et liberté n’ont plus de sens ou plutôt se combinent jusqu’à devenir méconnaissables. Le but est de relever le revenu de l’agriculteur au niveau de l’industrie. Pour cela, le protectionnisme est indispensable. Le blé en Allemagne vaut 4.500 frs contre 3.200 chez nous. Les Allemands ont réussi, malgré la densité de population, et l’inégale fertilité des terres, à se suffire à peu près sauf en blé, orge et œufs, fruits et légumes ; encore le déficit, est-il faible et les importations réduites. Pour cela ils ont aidé l’agriculture à concurrence de 150 environ de nos milliards par an, auxquels s’ajoute un budget ordinaire de près du double et diverses subventions. En particulier, ils ont pu remembrer la propriété agricole de façon à n’avoir à la fin que des domaines assez vastes de 10 à 50 hectares, hautement mécanisés, et substituer ainsi au petit exploitant qui consomme le produit de ses terres, un agriculteur professionnel qui vit de la vente de ses produits. Pour cela, il a été dégrevé largement des charges fiscales et a reçu des crédits considérables qui l’ont d’ailleurs assez sérieusement endetté.

Cela suppose d’abord une forte discipline de la part d’un élément de la population qui ailleurs y répugne, et un niveau d’aptitudes techniques que les Allemands ont largement élevé par l’enseignement agricole. Bien qu’il reste encore beaucoup de chemin à faire pour élever le rendement de l’agriculture au niveau de l’industrie, les progrès ont été considérables. L’intérêt de cette œuvre est évident et elle mérite une étude approfondie que nous ne pouvons faire ici. La réussite d’un équilibre entre industrie et agriculture à un niveau élevé serait le seul exemple d’une solution à l’un des plus graves problèmes du monde actuel que ni les Russes, ni les Américains ni hélas les Français, n’ont pu jusqu’ici résoudre. C’est vers cet « ideal zustand » de l’économie nationale et avec l’approbation des deux parties – agricole et industrielle – que tendent nos voisins. Cet état idéal serait la propriété pour tous, mobilière et immobilière, une condition également satisfaisante pour toutes les catégories ; une monnaie stable, un progrès économique modéré et régulier, des prix orientés vers la baisse dans l’industrie grâce à la productivité. Sauf accident, ils doivent y atteindre, ce qui pourrait nous tracer la voie pour les suivre.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-03-07 – De Quelques Contradictions

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-07 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Contradictions

 

 MacMillan a achevé son voyage en U.R.S.S. Il a subi avec le flegme britannique les incongruités de M. Krouchtchev. Il a dit aux Russes des choses qui les ont vivement intéressés sans heurter leur orgueil national. Sa popularité en Angleterre s’en accrue. C’était l’essentiel. Le reste ne mérite guère de commentaire. On aura une nouvelle conférence-marathon qui prendra la suite de celle de Genève, qui, parait-il, dure encore. Ce sera la Nième. Nous en avons perdu le compte. Plaignons les Ministres des Affaires étrangères qui vont s’offrir ces séances interminables. On peut dire, au reste, à M. Krouchtchev, que la diplomatie soviétique ne sort pas grandie de cette épreuve dans l’opinion du Monde libre.

 

La Résistance Occidentale aux Menaces sur Berlin

Il a dû néanmoins sentir que la résolution des Occidentaux devant la menace sur Berlin n’était pas de pure forme. Aux Etats-Unis, en particulier, il est assuré qu’on ne cèdera à aucun chantage, pas même à la force, si les Soviets l’emploient. Ceux-ci y réfléchiront ; cela n’irait pas sans risque pour eux. L’empire russe ne survivrait pas à une guerre nucléaire, car il faut maintenant compter avec la Chine. Un ministre de Pékin, Lo Gin Ching ( ?), ne déclarait-il pas que les Chinois sont le seul peuple qu’une guerre nucléaire n’effraye pas « Quand 300 millions de Chinois périraient, il en resterait plus qu’il n’y a d’Américains aux U.S.A. (et de Russes en U.R.S.S.). Les radiations une fois dispersées, il y en aurait assez pour peupler les pays que la guerre aurait dévastés. Si paradoxal que cela semble, cette menace chinoise est une garantie de paix non négligeable.

 

Le Précédent de la Guerre de Corée

C’est aussi dans un autre ordre d’idées une garantie de la résolution américaine de faire face : l’événement déterminant de l’histoire contemporaine a été l’abandon par les Etats-Unis de la guerre de Corée quand les Chinois sont entrés en lice et ont infligé un échec à Mac Arthur près du Yalu.

Tous les voyageurs qui ont visité la Chine depuis ont parlé de l’immense retentissement de ce qui fut considéré comme une victoire chinoise sur les Américains. Tous les événements qui ont suivi ; Dien-Bien-Phu et la défaite d’Indochine, les révoltes d’Afrique du Nord, l’arrogance et l’ambition de Nasser, jusqu’aux bouleversements actuels de l’Afrique Noire sont la conséquence plus ou moins directe de la défaite morale des U.S.A. en Corée. Les Américains n’en parlent jamais, mais ils y pensent toujours. Les récentes interventions de M. Dean Acheson, l’ex-secrétaire d’Etat du Président Truman pour une politique ferme à Berlin, sont l’aveu de ce passé malheureux. Si l’on avait suivi les Lippmann et autres, l’affaire de Formose aurait tourné comme celle de Corée ; le prestige américain aurait définitivement sombré. Quels que soient les risques, pense aujourd’hui presque toute l’opinion américaine, un nouveau recul serait fatal. Ces risques d’ailleurs, à notre avis, sont exagérés. Krouchtchev au moment opportun, n’aura aucune peine à sauver la paix, et, ce qui est mieux, on lui en saura gré. L’avantage qu’a la diplomatie soviétique est de ne pas s’embarrasser de contradictions. Cela la dispense d’être obligée de sauver la face.

 

Les Entretiens Adenauer-De Gaulle

On s’intéresse avec raison aux entretiens Adenauer-De Gaulle. Les vues qui sont échangées en politique internationale n’ont pas grande importance car, ni la France, ni l’Allemagne fédérale ne peuvent grand-chose sur le cours des événements. En politique économique, par contre, l’harmonie entre les deux pays est primordiale. On dit, non sans raison, que la France souhaitait que le Dr Erhard soit éliminé de la direction de l’économie allemande. D’où la petite comédie qui s’est jouée à Bonn à laquelle le vieux Chancelier s’est prêté. Car il voit en Erhard un successeur inévitable qu’il ne prise guère. On a donc offert à Erhard la Présidence de la République vacante au départ prochain du Dr Heuss que la constitution empêche d’être réélu. On avait d’abord désigné le Dr Kron, puis sans doute prié celui-ci de refuser, ce qui fut fait. Erhard sollicité, n’a rien dit d’abord. Il a laissé les milieux d’affaires et une grande partie de l’opinion protester contre cette honorable mise à la retraite, et il a refusé. Entre temps, il avait fait un discours assez vif en faveur de la zone de libre-échange, ce qui ne plait guère à Paris.

On sait – nous l’avons exposé ici – le rôle joué par le promoteur du « miracle allemand » dans les pourparlers qui ont abouti aux événements financiers du 27 décembre. Il ne veut pas s’arrêter en si bonne voie. Il compte étendre le Marché Commun à l’ensemble du Monde libre pour le plus grand profit de l’industrie allemande qui ne craint pas la concurrence, dans son ensemble du moins. Nous allons assister dans les prochains mois à une nouvelle offensive de Londres pour l’extension des avantages du Marché Commun au reste de l’Europe et sans doute au-delà aux 37 pays du G.A.T.T. L’atittude allemande sera décisive. On comprend ainsi l’importance des entretiens de Marly.

 

Le Protectionnisme Américain

Mais il y a aussi les Américains, membres du G.A.T.T. qui s’en préoccupent. Le président Eisenhower a fait ces jours-ci une déclaration très remarquée ; les prix de revient trop élevés de l’industrie américaine la mettent en mauvaise posture devant la concurrence internationale. Un petit fait illustre ce propos ; dans une adjudication pour la fourniture de turbines électriques aux U.S.A., la grande firme américaine, la General Electric, demandait 14 millions de dollars ; la firme suisse (qui n’est pas un pays bon marché) Brown Boveri n’en demandait que 9 et la General Electric de requérir des droits protecteurs contre l’importation de gros matériel électrique aux U.S.A. Cela n’est qu’un épisode après d’autres similaires.

Les gouvernants américains sont pressés par les industriels de les défendre contre le pétrole étranger, ce qui vient d’être décidé. Il en était de même pour le zinc et le plomb récemment. Or, les Etats-Unis savent que s’ils se laissent entraîner plus avant dans le protectionnisme, tous les plans qui ont pour objet l’abaissement des barrières douanières et l’extension du commerce international sont voués à l’échec. Tout le monde prendra prétexte du protectionnisme américain pour conserver ses tarifs douaniers. L’histoire n’est pas nouvelle, mais elle prend un tour aigu. Les salaires aux Etats-Unis sont trop élevés par rapport aux niveaux extérieurs. Ni le volume de la production, ni la perfection technique ne peuvent compenser ce handicap. Le président Eisenhower a sonné l’alarme : la progression constante du niveau de vie américain, de deux à trois fois plus élevé qu’en Europe, la dépréciation régulière du Dollar qui en est la conséquence, sont un obstacle à la coopération internationale. Les Syndicats accepteront-ils un coup de frein ? Les préoccupations électorales empêchent toute décision modératrice. Et comme d’autre part le seul remède naturel ne peut être qu’une récession qu’on veut éviter à tout prix, le problème est insoluble.

 

Les Investissements Américains à l’Étranger

Il y a cependant un détour et c’est ce que proposent certains milieux industriels. N’étant pas compétitifs chez nous, que le Gouvernement facilite notre installation à l’étranger, dans les pays industrialisés d’Europe, en particulier ; nous y apporterons notre capital et nos techniques ; pour cela, il suffit que nos filiales soient dispensées de payer les impôts américains sur leurs bénéfices et reçoivent des avantages fiscaux et garanties de nature diverse. Cela aurait l’avantage de rendre en partie superflue l’aide américaine à l’étranger souvent inopérante que le contribuable paie de mauvais gré, et coûterait beaucoup moins cher. De plus, cela renforcerait la puissance du Monde libre en face de la compétition économique des Soviets. Ces arguments et d’autres ont du poids, et il est probable que le Gouvernement Eisenhower acceptera certaines des facilités demandées. Mais cela ne résoudra pas la question du protectionnisme américain qui est l’obstacle le plus sérieux pour la réalisation de leur politique économique internationale, pour leur politique tout court également. C’est là une des contradictions du système capitaliste, et non la moindre. Il est vrai que le système dit socialiste n’en manque pas qui l’égalent et même la surpassent.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-02-28 – Voyages Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-28 – La Vie Internationale.

 

Voyages Diplomatiques

 

Le voyage de MacMillan à Moscou a fourni aux quotidiens du monde entier aux abondantes copies. Les illusions toujours démenties par les faits sont tenaces. Le discours de Krouchtchev à Kalinine, au milieu même de la visite du Premier Anglais n’a rien de prometteur. Faut-il s’en inquiéter ? La rigidité de la politique russe est le meilleur garant de l’union occidentale et c’est ce qui importe. Ce n’est pas s’avancer que de croire qu’à Bonn on est plutôt satisfait des propos désobligeants de Krouchtchev.

 

Le But du Voyage

En effet, si les Russes avaient eu en réserve des manœuvres pour diviser les Occidentaux, le voyage de MacMillan était une belle occasion de les développer, car les Anglais sont plus intéressés à sauvegarder leurs positions en Moyen-Orient, en Irak et dans la Péninsule arabique où gît le pétrole, que de hâter la réunification de l’Allemagne dont la concurrence dans l’ordre économique leur donne déjà assez de préoccupation. On craignait à Bonn, et ailleurs aussi, qu’en y mettant le prix, les Russes n’obtiennent  que les Anglais jouent dans la question de Berlin un rôle de médiateur accommodant. Mais Krouchtchev n’abandonne pas la plus petite carte. Aucune surprise là-dessus, donc.

 

Le Dispositif des Etats-Unis

Du côté Américain, malgré ou plutôt à cause de la maladie de Foster Dulles, on ne fait rien pour endormir l’opinion sur la proche échéance berlinoise : au contraire, on la prépare à soutenir, si besoin est, une épreuve de force. Mobilisation partielle, envoi à Berlin même de renforts militaires, tout est débattu en public. La Maison Blanche et le Pentagone considérent que le seul moyen de faire reculer Krouchtchev est de le mettre devant l’alternative : guerre ou paix, dans le respect des accords passés. Le souvenir de Munich 1938 reste très vivant dans les esprits. Une caricature anglaise assez drôle montrait Krouchtchev et Mikoyan dépités devant le bonnet blanc de MacMillan et se disant l’un à l’autre « il n’a pas emmené son parapluie » (allusion à Chamberlain).

 

Les Revers de la Diplomatie Russe

Du reste, le voyage de MacMillan venait à un moment où les diplomates soviétiques ne sont pas de bonne humeur. Ces dernières semaines ont été marquées par une série d’échecs.

En Iran d’abord, où ils ont été joués, tout simplement. Le Gouvernement de Téhéran s’apprêtait à signer avec les Etats-Unis un pacte de défense et d’assistance économique dont les clauses militaires irritaient Moscou. Krouchtchev envoya son meilleur diplomate pour essayer d’empêcher la signature de l’accord : Téhéran le laissa venir et faire ses offres et pour mieux montrer l’intérêt qu’on y prenait, l’accord avec Washington fut suspendu. On fit croire à un renversement de positions. Lorsque les négociations eurent permis de connaître l’étendue des offres soviétiques, Téhéran les déclara inacceptables et signa aussitôt avec les Etats-Unis. Fureur de Krouchtchev ; menaces de « La Pravda » auxquelles le Shah d’Iran répondit avec quelque insolence. On montra à Téhéran que les injures et l’intimidation des Soviets ne faisaient pas peur.

 

Le Jeu Arabe

Excellent exemple donné aux voisins arabes. Ceux-ci, que ce soit Kassem ou Nasser, continuent à jouer au plus fin avec Moscou et jusqu’ici s’en tirent à leur avantage. On parle même d’une proche rencontre avec les deux leaders arabes qu’on croyait ennemis jurés. Ce qui n’empêche pas Nasser de publier une lettre de Krouchtchev l’assurant de l’indéfectible appui de l’U.R.S.S. à la République Arabe unie. L’équilibre sur la corde raide ne fait pas peur à ces Orientaux. Ils s’y plaisent. Et cela se passait en présence même de Tito, l’hérétique, venu à Damas avec Nasser fêter leur alliance, à l’occasion de l’anniversaire de la R.A.U.

En matière de diplomatie orientale on ne fait pas mieux. Les Soviets ne sont pas au bout de leurs peines dans cette partie du monde.

 

L’Affaire des Aviateurs Américains

Mais ce qui a touché au vif les Russes, c’est la publication par les Américains de l’enregistrement sonore du dialogue des aviateurs soviétiques qui abattirent il y a quelques mois au-dessus de l’Arménie russe un avion américain non armé attiré probablement du territoire adverse par des faux signaux. Le document était irréfutable. Les Soviets apprirent, s’ils ne le savaient déjà, que les appareils d’écoute des Américains, en territoire turc, prenaient les conversations les plus secrètes de l’autre côté du rideau de fer. Voir ainsi leurs secrets dérobés, met les Russes hors d’eux. Les Américains, en donnant toute publicité à l’affaire où périrent onze de leurs aviateurs, agissaient sur l’opinion, sensible au plus haut point à tout ce qui atteint les siens. Excellent moyen de préparer le public à résister aux pressions d’un adversaire qui emploie des procédés aussi criminels que cyniques. Cela se passait avant les négociations avec l’Iran. On conçoit que les Russes auraient mis le prix pour que des appareils enregistreurs ne soient pas installés sur les bords de la Caspienne. Les Américains ont voulu également montrer par là qu’ils n’avaient pas besoin de l’écoute de Berlin pour découvrir les mystères de l’Armée rouge. Cette petite guerre, tout comme l’affaire Dombrowski dont nous avons parlé, n’arrange rien. MacMillan a dû s’en convaincre.

 

Les Émeutes du Nyassaland

Nous parlions l’autre jour de ce qui se préparait en Afrique noire orientale. Les événements n’ont pas tardé : révolte au Nyassaland. Ce territoire fait, comme on sait, partie de la nouvelle Fédération Rhodésie-Nyassaland. Mais au Nyassaland très peuplé, les Noirs sont en majorité écrasante. Le Président de la Fédération, Sir Welensky, voudrait, comme les Noirs d’ailleurs, détacher ce territoire de la Fédération et laisser le Nyassaland constituer un Etat noir ou plutôt une réserve comme celle que les Sud-Africains ont constitué au Basutoland. Les deux Rhodésies seraient au contraire, un Etat blanc comme l’Union Sud-Africaine. L’immigration blanche serait favorisée – italienne en particulier – pour équilibrer les rapports de population.

Par ailleurs, les incidents de Brazzaville ont montré ce que pourraient être les rivalités entre tribus dans le cadre de l’indépendance. Les voisins belges n’ont pas manqué d’en tirer argument pour une politique prudente et dilatoire. L’effervescence du Continent Noir n’est pas près de s’apaiser. Les solutions apparemment très diverses qui demeurent possibles ne seront ni faciles à appliquer, ni assurées de stabilité.

Les Anglais réfléchissent. On commence à Londres, après les manœuvres plutôt suspectes menées en Afrique occidentale, à penser que la solidarité occidentale serait aussi nécessaire qu’ailleurs dans cette partie du monde. On ose encore espérer qu’on s’accordera sur une politique commune.

 

Les Difficultés de la C.E.C.A.

Après l’affaire des charbonnages belges, la C.E.C.A. aura à s’occuper d’un autre litige : les prix de l’acier français, déjà compétitifs avant la dévaluation, peuvent concurrencer avantageusement ceux de leurs voisins. Les Allemands s’en plaignent. La France devra-t-elle accepter d’imposer à ses aciéries un droit de sortie ? Par ailleurs, cette fois dans le cadre du Marché commun, les producteurs de textiles allemands réclament un droit protecteur contre la concurrence française et italienne. On commence à voir surgir toutes les difficultés que soulève la coopération entre marchés depuis si longtemps cloisonnés par des barrières douanières. La seule solution si l’on veut persévérer dans la voie du Marché Commun, est celle des ententes entre producteurs, c’est-à-dire des cartels que l’on se proposait précisément de combattre ; sinon, on assistera à une lutte entre les industries nationales qui, par leurs pressions sur les Gouvernants, aggraveront la situation intérieure qui avait au moins l’avantage de limiter les conflits. Souhaitons bonne chance à toutes les autorités aux prises pour trouver le chemin du succès.

 

                                                                                                       CRITON