ORIGINAL-Criton-1959-05-02 pdf
Le Courrier d’Aix – 1959-05-02 – La Vie Internationale.
Le Grand Jeu
La Conférence de Genève qui va s’ouvrir le 11 Mai ne se présente pas sous des auspices favorables. Les divergences entre Occidentaux persistent. La réunion à Varsovie du Bloc communiste laisse prévoir une attitude intransigeante. A tout prendre, cela vaut mieux que les illusions entretenues depuis le voyage MacMillan à Moscou. On comprend mal les âpres discussions entre Alliés sur les plans à proposer aux Soviets, alors que l’on est assuré qu’ils sont rejetés d’avance. L’essentiel eut été au contraire de paraître faire bloc quand on connaît l’habileté de l’adversaire à profiter des fissures.
L’arrêt des Expériences Nucléaires
C’est ce qui vient de se produire : Eisenhower, soutenu d’ailleurs par les Anglais, avait proposé, pour tirer de l’impasse la Conférence sur l’arrêt des essais nucléaires, de suspendre les expériences les plus dangereuses, celles entre le sol et 50 kilomètres d’altitude. Krouchtchev a aussitôt rejeté l’offre, mais il a par contre trouvé « intéressantes » certaines suggestions de MacMillan relatives au contrôle éventuel, sans préciser d’ailleurs s’il les acceptait. Cela n’a guère d’importance, mais montre bien la tactique. Dresser les opinions les unes contre les autres, en rejetant la responsabilité de l’échec sur le moins accommodant. Elle reste utilisable.
Liu Chao Chi, Président de la Chine
On connaît enfin le successeur de Mao Tsé Tung à la Présidence de la Chine rouge. Elle revient au plus farouche doctrinaire Liu Chao Chi. On a épilogué sur l’événement, sans en connaître le sens. Ce peut être aussi bien l’accentuation de la « ligne dure », que le personnage représente effectivement, que le moyen de l’écarter en le chargeant d’honneurs. Personne n’en sait rien. Ce qui, par contre est clair, c’est que Chou en Laï reste et que sa participation au Congrès des dirigeants a été prépondérante. Dans le domaine extérieur, il dirige la politique de Pékin.
Russes et Chinois
Ce qu’il faudrait savoir, c’est où en sont les relations avec Moscou. Il est curieux qu’au moment où les relations entre la Chine et l’Inde, à cause du Tibet, sont tendues, les Russes offrent à Nehru des armes pour se défendre … contre le Pakistan ! L’affaire tibétaine, au demeurant, est de plus en plus obscure. Les Chinois cherchent à atténuer l’impression défavorable auprès des asiatiques laissée par la répression brutale de Lhassa. Ils ont nommé le Dalaï Lama en même temps que son rival, le Panchen Lama, membre du Conseil chinois des nationalités. Mais on parle en même temps à Pékin d’une colonisation du Tibet par 30 millions de Chinois, au cours des prochaines années. Cette émigration forcée dans des régions inhospitalières, fait suite à une poussée analogue au Sin-Kiang et en Mongolie extérieure. La fourmilière s’étend vers les pays glacés, refoulant ou anéantissant les autochtones, comme au XVII° siècle et du même coup, l’influence russe. Il serait plus tentant d’orienter cette poussée vers la Sibérie, moins hostile et plus riche. Les Russes ne l’ignorent pas.
Ce problème sur lequel nous revenons souvent est à nos yeux de première importance pour l’avenir du monde. Si la Chine et la Russie poursuivent de concert leur expansion et entendent se partager la planète, il est clair qu’un choc est fatal dans un nombre d’années qu’on peut estimer à cinq ou six, au rythme actuel. Si les Russes – et beaucoup le sentent déjà – voient que la menace chinoise risque de les atteindre, ils chercheront à renouveler la tactique de Staline en 1939, à mettre en conflit les Chinois et l’Occident à la fois pour affaiblir celui-ci et se débarrasser d’un concurrent dangereux. Pour le moment, Russes et Chinois ont encore un certain chemin à parcourir ensemble et s’il y a désaccord entre eux, cela ne peut compromettre leur alliance, mais à plus longue échéance, c’est une autre affaire, c’est pourquoi nous cherchons tout indice, si faible soit-il, de la nature de leurs rapports, ce qui n’est pas aisé.
Il nous paraît cependant certain que depuis un an, ces rapports ont changé : le ton n’est plus le même, même si les paroles sont identiques ; l’habileté de Chou en Laï a été d’être constamment présent dans tous les grands colloques du Monde communiste. Les Chinois sont à Varsovie en ce moment et ils prétendent être à Genève et même à la Conférence au sommet si elle a lieu. Leur tactique consiste à imposer leur solidarité dont les Soviets et leurs Satellites se passeraient volontiers quand il s’agit de problèmes qui les concernent seuls, comme l’affaire de Berlin actuellement. Les Chinois entendent se manifester partout, jusque dans le conflit algérien, ou les démêlés de Moscou avec Tito. Ils ne veulent pas laisser aux Russes le monopole de l’action diplomatique du communisme. Si les Américains avaient plus d’imagination, ils pourraient tenter d’en profiter. Il faudrait sans doute faire subir quelques déviations aux grands principes de M. Dulles, mais nous croyons qu’en face d’adversaires qui n’en ont aucun et pour qui tout moyen est bon, il est indispensable à moins de se condamner, comme cela est le cas depuis dix ans, à une défensive stérile, de manœuvrer dans n’importe quel sens. Dans ce domaine, les Anglais s’entendent mieux.
Krouchtchev et Nasser
Krouchtchev a fait tenir à Nasser une lettre de 20 pages pour tenter de l’amadouer, ce qui montre à quel point Moscou est dans l’embarras. Mais Nasser ne semble pas se laisser prendre. Son dernier discours est aussi antisoviétique que les précédents. Les Russes hésitent entre deux politiques, ou bien rompre avec lui en le privant de l’assistance qu’ils continuent à lui fournir ce qui laisserait aux Occidentaux le champ libre, ou bien continuer à encaisser les affronts et à payer pour les recevoir, ce qui est plutôt humiliant et peut-être inutile.
La question est d’importance et surtout pour nous. Le Prince Moulai Hassan du Maroc est au Caire, les dirigeants du F.L.N. aussi. Le roi Mohamed pourrait s’y rendre également. Il y a enfin le conflit Nasser-Bourguiba. Ils ont un compte à régler. Nous avons dit souvent que la fin de la guerre d’Algérie se déciderait au Caire. On sait que Kassem, à Bagdad, soutient la rébellion et Fehrat Abbas vient de le visiter. Cela suffit à dessiner le nœud des intrigues qui se jouent. Qu’en sortira-t-il ? Bien fin celui qui se risquerait à le dire.
La Conférence du Pétrole au Caire
Au Caire toujours, vient de se tenir une conférence du pétrole où étaient représentées les grandes Compagnies concessionnaires en Orient, les délégués des pays producteurs et de ceux par lesquels passe le pétrole – sauf l’Irak. Le Venezuela même s’y trouvait. On pouvait penser que les intérêts en présence allaient s’affronter en d’orageux débats. Point du tout. Même une proposition assez étrange d’un juriste américain, qui prétendait que les contrats entre Etats et Sociétés pouvaient être dénoncés si les circonstances venaient à en modifier les données a été pratiquement ignorée. Quel changement depuis le temps, si proche, où Nasser fulminait contre l’exploitation par les impérialistes des richesses du sous-sol arabe. Il n’y a pas là que des raisons politiques. Les sources de pétrole se multiplient. Hier le Sahara. Aujourd’hui le Canada annonce qu’à 300 kilomètres du pôle, au nord de l’Ile Ellesmere, il vient de concéder la prospection de gisements considérables capables de ravitailler l’Europe d’une distance de moitié à peine de celle qui la sépare des puits de l’Orient. Voilà de quoi faire réfléchir les roitelets d’Arabie et Kassem lui-même qui négocie toujours avec les Anglais pour s’assurer leur clientèle. L’influence de Moscou à Bagdad est aussi fonction des débouchés du pétrole dont le rôle politique ne fait que grandir, plus encore lorsqu’il est abondant que lorsqu’il était rare.
CRITON