Criton – 1959-07-25 – Libres Propos

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Le Courrier d’Aix – 1959-07-25 – La Vie Internationale.

 

Libres Propos

 

Un événement d’importance cette semaine, ou plutôt l’aboutissement d’une longue préparation : l’admission de l’Espagne à l’O.E.C.E. en attendant son entrée à l’O.T.A.N. L’Europe ne s’arrête plus aux Pyrénées.

 

L’Espagne et le Monde Atlantique

Il est significatif que cette intégration de l’Espagne au Monde Atlantique n’a pas soulevé d’autres protestations que rituelles. On sait à quel ostracisme politique se heurtait le régime de Franco … Tito, Nasser, Krouchtchev même, mais Franco ? « Le fascisme ne passera pas ». Nous avons dit ici souvent l’absurdité et aussi le danger de cette attitude ; non pas que le gouvernement Franco ne mérite que des éloges, loin de là. Mais le fait d’avoir duré 23 ans déjà sans oppression brutale, prouve qu’il ne s’accorde pas mal à l’Espagne. L’opinion, dans son ensemble, se convainc de cette évidence qu’à chaque pays convient un régime politique qui lui est propre, exactement comme son régime alimentaire. Les véritables réactionnaires sont ceux qui veulent qu’il n’y ait de civilisation véritable et de progrès social que sous la démocratie parlementaire, ou qui n’admettent pas qu’un professeur d’enseignement libre mange à sa faim. Mais cela est une autre affaire.

 

Les Difficultés Économiques

Le fait est que l’Espagne franquiste ou autre, n’a pas su s’adapter au rythme de l’industrialisation moderne. Le Gouvernement n’y peut pas grand-chose. C’est – faut-il le répéter – la qualité des hommes qui est en cause, qualité économique bien entendu, leur genre de vie, leurs aptitudes, leur mentalité. Cependant, l’Espagne évolue, et en ouvrant aujourd’hui ses fenêtres sur le monde, elle sera contrainte d’accélérer. Les Américains ont fait pour elle ce qu’ils ont réussi en Allemagne en 1948 et un peu en France depuis : injection de Dollars avec en contre-partie l’obligation d’accepter un plan d’austérité intérieure et une libéralisation des échanges à 50% pour l’extérieur. Le succès ne sera pas aussi rapide et spectaculaire qu’ailleurs ; l’essentiel est qu’il n’y ait pas échec patent. 400 millions de dollars pour un pays de 30 millions d’habitants, c’est peu. Il est vrai qu’il y en eut un bon milliard avant. Nous pensons qu’il en faudra d’autres encore pour que l’Espagne s’adapte à son rôle européen. Cela comporte aussi des contreparties politiques, dont évidemment on ne parle pas. Les Espagnols sont particulièrement susceptibles là-dessus.

Mais leur politique extérieure devra s’harmoniser avec celle du Monde atlantique tout comme leur économie. C’est déjà chose à demi-faite. Les événements du Maroc puis l’avènement du Général de Gaulle en France, ont facilité les choses. Même par égard pour Londres, on ne réclame plus Gibraltar à grands cris. Et sur l’autre plan, il y a le gaz du Sahara qui, s’il passait par l’Espagne, donnerait vie à son économie. La solidarité européenne s’imposera à l’Espagne, et Franco qui, malgré ses préjugés, a du sens politique, ne l’ignore pas. Les difficultés lui viendront plutôt de l’intérieur et des industriels habitués à vivre mal en vase clos et que l’idée de concurrence internationale épouvante. Il y a aussi des réactionnaires en économie, et de se mesurer avec la production étrangère paraît à certains, outre Pyrénées comme ailleurs, une offense à la souveraineté nationale.

 

L’Aide aux sous-Développés

L’aide aux pays sous-développés est plus que jamais à l’ordre du jour. On en a discuté longuement au Congrès d’Angers. Mais n’y a-t-il pas une erreur à la base de la définition du terme ? Nous empruntons à François Herbette un passage essentiel de sa critique du livre récent d’A. Moussa, sur le sujet :

« Sous-développé, dit-il, implique la croyance que cet état d’infériorité ne saurait à aucun degré être attribué à des différences profondes d’aptitudes naturelles dignes d’être étudiées d’abord, mais qu’il constitue un stade de civilisation que tous les pays sont appelés à franchir plus ou moins tôt plus ou moins vite, au cours d’une même évolution les conduisant naturellement d’un genre de vie primitif à des degrés de plus en plus élevés. C’est là une hypothèse métaphysique imprégnée d’une sorte d’émotion messianique ». Or, ajoute l’auteur, « Ce préjugé politico-philosophique est contredit par l’histoire. Cet état d’infériorité répond à une constante psychique qui n’est pas susceptible de se modifier d’elle-même, mais uniquement sous une pression s’exerçant du dehors (nous résumons) et c’est bien ainsi que depuis des millénaires ont évolué ou ont au contraire résisté ces peuples. Certains classés sous-développés aujourd’hui auraient mérité ce qualificatif il y a 5.000 ans, d’autres non. Ainsi, les royaumes Sumériens du III° millénaire avant Jésus-Christ. Il y a donc, dit Herbette, à la base une erreur de méthode dont les conséquences économiques et politiques menacent l’avenir des pays développés, aussi bien que des sous-développés eux-mêmes. »

Tout l’article des « Écrits de Paris » est à lire car, lorsque l’auteur examine les « nuées » où s’élaborent les impératifs internationaux d’aide aux sous-développés, il nous semble prophétique. On y voit déjà les conséquences des erreurs qui se commettent. Rappelons-nous, pour notre coulpe, que le premier devoir que nous avons appris à nos colonisés, c’est de voter .. La leçon a porté ses fruits.

Personnellement, nous n’avons aucune illusion : sous la multiple pression de l’industrialisation universelle, de l’idée que le monde actuel a du progrès et aussi de la compétition avec les Soviets, on imposera auxdits sous-développés un régime uniforme de développement, sans se soucier des dons des sujets. On les obligera à peiner pour des buts qu’ils ne se seront pas assignés eux-mêmes et qui leur sont le plus souvent étrangers. En fait, on continuera, sous une autre forme, le colonialisme tant décrié. Les réactions sont imprévisibles. Elles pourraient être redoutables. Il n’y a rien à faire contre cela. On voit fort bien que l’on s’enferre – certains du moins ; même si l’on voulait, il serait impossible de se reprendre « Perseverare diabolicum » ; le diable ici est le plus fort, du moins pour l’heure.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-07-18 – Été Florissant

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Le Courrier d’Aix – 1959-07-18 – La Vie Internationale.

 

Été Florissant

 

Les événements diplomatiques se succèdent : l’activité n’a peut-être jamais été plus intense ; le moins qu’on puisse dire, c’est que l’opinion n’en est guère émue. Seconde Conférence de Genève et menaces sur Berlin, voyage de Kozlov aux Etats-Unis, querelles de l’O.TA.N., réunion à Stockholm des Sept de la petite zone de libre-échange, etc., on pourrait allonger la liste. Rien ne trouble la sérénité des peuples, Il règne un fort optimisme dont la cause est difficile à déterminer, mais quand on se réfère à l’automne 1957 des premier Spoutniks, on mesure le changement d’état des esprits.

 

La Prospérité de l’Été 1959

L’explication la plus plausible, c’est la prospérité générale du Monde libre. La fin de la récession, d’ailleurs légère, lui a donné confiance en lui-même, dans son système, dans son avenir. Ce redressement est incontestable et mesurable. Il a surpris les experts. Il nous étonne, car il est extraordinaire que les prévisions les plus favorables soient ainsi dépassées. Pour qui, comme nous, a connu tant de vicissitudes économiques, il ne peut se défendre d’un certain scepticisme. Avouons qu’il n’était pas fondé. Le succès de la politique financière française, le rétablissement encore fragile mais important de la situation britannique, les records de production aux Etats-Unis et en Allemagne n’étaient pas garantis il y a six mois. Et cependant, ils sont.

Nous ignorons ce qu’en pense M. Kozlov, retour des U.S.A., ni M. Varga, l’économiste en chef du Kremlin. L’effondrement du système capitaliste qu’ils ont prédit, rongé par ses contradictions internes, n’est pas pour demain. Et ce qui est plus important encore, les masses en prennent conscience. On pourra s’en apercevoir lorsqu’elles seront consultées en particulier en Angleterre, où la balance des partis est particulièrement égale. Un succès conservateur paraît bien en vue cet automne. Et aux Etats-Unis, le prestige d’Eisenhower si diminué l’an passé, a retrouvé tout son éclat. Les sondages montrent même qu’il est au plus haut, ce qui n’est pas mal pour un homme au pouvoir depuis 7 ans.

 

L’Évolution des Pays non Engagés

Cela ne va pas non plus sans impressionner les pays non engagés, neutres ou sous-développés. En Argentine, Frondizi a réussi à tenir et paraît avoir franchi le point critique. C’est là un baromètre précieux. La flambée Castriste à Cuba et les menaces de perturbations dans les Caraïbes et en Amérique centrale s’apaisent.

Comme prévu, le Monde arabe, et particulièrement autour du conflit Nasser-Kassem, tend à la conciliation. Le 14 juillet à Bagdad s’est passé sans drame, Russes et Anglais ont figuré dans les tribunes de la grande parade. Un an après le meurtre de Nourri Saïd et de Fayçal, l’opportunisme politique s’impose et Kassem a fait défiler côte à côte les blindés et les avions offerts simultanément par MacMillan et Krouchtchev.

Tito lui-même a renoué une fois de plus avec Moscou les pourparlers sur l’aide soviétique brutalement interrompue l’an passé et Nasser, après avoir si violemment pris à partie l’impérialisme communiste, a consenti à prendre les sourires de Krouchtchev en considération, en échange d’un bon pourboire, l’édification par les Soviets, du barrage d’Assouan.

Les Occidentaux ont beaucoup à apprendre de ces gens-là dans la conduite des affaires internationales. On en vient à se demander s’il n’y a pas entre les aventuriers au pouvoir, qu’ils soient Krouchtchev, Nasser, Kassem, Nkrumah et leurs émules (et Dieu sait s’il y en a) une certaine complicité comme dans une sorte de « milieu ». Ils peuvent se traiter en ennemis mortels, ils trouvent toujours, en fin de compte, un point où  ils se réconcilient, quitte à reprendre les hostilités si le vent tourne. Toute concession à leur endroit paraît faiblesse et ils ne tiennent pas rigueur qu’on leur résiste, au contraire. Ils paient leurs échecs, encaissent les profits, sans rancune, la partie continue. Rien n’est irréparable. Les Occidentaux ont le tort d’être logiques, de prendre tout au sérieux et d’être susceptibles. C’est comme cela que les malheurs arrivent.

 

Les Problèmes de l’Inde

Le spécialiste le plus autorisé des questions de l’Asie du Sud-Est, Tibor Mende, faisait récemment après un voyage, le point de la situation en Inde, regardée par lui et la plupart de ses confrères, comme la « dernière démocratie d’Asie » et par conséquent comme la clef du destin de cette partie du Monde ; selon qu’elle passera dans le camp totalitaire en s’éloignant de l’Occident et en renonçant à l’équilibre neutraliste pratiqué jusqu’ici par Nehru, ou qu’elle réussira, grâce à l’aide occidentale à former un pôle de résistance et d’attraction pour les autres peuples, au prix, selon Mende, de profondes réformes agraires et industrielles. La question de l’Inde est en effet d’importance et l’aide massive qu’elle reçoit tant des Etats-Unis que d’autres pays libres, Allemagne, Japon, montre l’intérêt que l’Occident porte à son sort pour la maintenir hors de l’orbite russo-chinois.

Nous n’aurions pas la présomption de discuter l’opinion d’un homme aussi averti si nous ne relevions dans ses conclusions le reflet de ses propres conceptions politiques. C’est souvent le fait des spécialistes les mieux informés de ne voir dans le cours des événements que ce qui confirme leurs vues antérieures.

Mende, par exemple, néglige de nous parler des réactions de l’Inde après la mainmise de Pékin sur le Tibet et de la lutte des partis d’opposition contre le gouvernement communiste du Kerala, lutte sanglante et qui a obligé Nehru à se rendre sur place, sans rien décider d’ailleurs, comme à son habitude. Mende fait comme précédemment un parallèle entre l’Inde et la Chine pour mesurer l’attraction que les méthodes du communisme chinois, peuvent exercer sur les masses indiennes.

La comparaison, est-elle valable, du moins pour l’Inde, prise dans son ensemble ? D’un côté la Chine où nous avons affaire à un peuple industrieux et actif qui a cultivé sa terre comme un jardin depuis des siècles par un labeur opiniâtre. De l’autre en Inde, une masse amorphe qui n’a tiré de terres plus fertiles et plus vastes qu’un rendement dérisoire. La psychologie, le climat, les mœurs, la religion, les préjugés aussi des deux peuples n’ont rien de comparable. Même si l’Inde – ce qui est invraisemblable – adoptait les méthodes de Pékin, les effets en seraient totalement différents. Encore faudrait-il admettre que les résultats obtenus en Chine soient concluants et que la Chine nouvelle a réussi une transformation radicale et durable, ce qui est loin d’être certain. Les dernières informations ne sont guère optimistes, de l’aveu même de Pékin.

En outre, on voit d’après les luttes politiques et sociales au Kerala, que toute tentative révolutionnaire en Inde, même dans les régions les plus évoluées, tourne à la confusion et se perd dans des querelles complexes d’intérêts, de sectes et de religions opposées. L’évolution de l’Inde ne peut être que très lente. Après Nehru, il y aura un autre Nehru qui lui ressemblera plus ou moins, qui s’en remettra à l’aide extérieure pour monter de façon empirique une pente difficile ; et les plans annoncés ne sont qu’apparence. Il aura peut-être plus d’autorité physique et moins de prestige moral, mais de grandes transformations en profondeur semblent impossibles à brève échéance.

Peut-être nous trompons-nous ? En quoi nous le reconnaîtrons volontiers, dès que les faits en auront fait la preuve. Car il y a autant d’intérêt, à notre sens, à marquer ses erreurs qu’à enregistrer des succès, peut-être même davantage. Si l’on ne s’efforce pas constamment de rectifier ses vues en fonction des événements, on perd le contact avec eux et l’on se rend incapable de suivre le sens de l’histoire qui ne se fait jamais tout-à-fait comme nous l’attendons.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-07-11 – L’Heure des Aveux

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Le Courrier d’Aix – 1959-07-11 – La Vie Internationale.

 

L’Heure des Aveux

 

Nous serions à court de sujet, tant l’actualité est dépourvue d’événements notables si le camarade Krouchtchev ne nous fournissait une copie bienvenue.

 

Les Déficiences de l’Économie Soviétique

Au Plenum du Comité Central du Parti communiste, il a prononcé un discours maison qui n’occupe pas moins de trois pages de « La Pravda ». Ecoutons-le car il a fait du régime une critique si pertinente que ses plus sévères détracteurs n’ont rien à y ajouter.

Il a parlé d’abord des déficiences de l’agriculture, en particulier des « gaspillages » énormes de céréales qui pourrissent sur les champs, faute de silos. Et dire que certains présidents de Kolkhoses prétendent avoir dépassé la production agricole des Etats-Unis, s’est-il écrié. Quant aux instituts scientifiques, ils s’occupent des problèmes agricoles de façon purement académique. Dans les bureaux, il y a foule d’experts et de conseillers tant du Parti que du Gouvernement. Dans bien des cas, on a mis en place des incapables. Il faudra rénover cela (ce qui nous promet des purges sérieuses). Quant à la production industrielle dans la fonderie en particulier, on use de procédés qui sont vieux de plus de quarante ans ; de même, pour la soudure des métaux, les grosses presses, les machines-outils, les vis et même des clous. Les usines, a-t-il dit, sont pleines de conservateurs qui se moquent des exigences de la technique moderne. Le secteur où les malfaçons sont le plus manifestes est celui de la machine agricole ; non seulement, on fabrique des modèles périmés, mais le gaspillage, l’irresponsabilité étendue à tous les échelons, le « je m’en fichisme » (sic ) règne partout. Les responsables seront déférés aux tribunaux.

« J’ai visité l’exposition des conquêtes de la technique soviétique : dans un pavillon s’étalent des modèles d’un autre âge encore en usage dans nos usines. Il y a de quoi en attraper un coup de sang (sic) ». Il y a des machines aussi vieilles que nos grands-pères. Il faut trouver un système pour rénover la production et jusqu’ici nous ne l’avons pas trouvé. Quant aux travaux édilitaires, quel scandale ! On y voit des lampadaires qui pèsent une tonne, pourquoi ? Parce que plus il est lourd, plus l’usine qui les fabrique gagne d’argent, la rémunération étant calculée sur le poids des matières premières utilisées. Ce n’est pas tout, la discipline du travail est très relâchée. Il faut lutter contre l’absentéisme, il faut que l’ouvrier qui bavarde soit rappelé à l’ordre par ses compagnons de travail. »

 

Les Critiques à la Direction

Mais la discipline doit être redressée aussi aux échelons supérieurs et il a cité les graves infractions commises à Mourmansk et à Novossibirsk, et a fait allusion aux événements du Kazakhstan qui ont amené une purge exemplaire de tous les responsables de la province. Il signale aussi la tendance générale des conseillers économiques à favoriser les intérêts de leur district au détriment des intérêts nationaux. Et Krouchtchev d’annoncer la constitution des commissions chargées de contrôler les activités de ces conseillers économiques et d’en référer aux organes centraux du Parti.

Comme on le voit, le Parti aura fort à faire, d’autant que ces commissions fonctionnent déjà depuis dix ans sans que le remède ait été trouvé, comme Krouchtchev l’avoue d’ailleurs. On voit par l’œil du maître que le capitalisme d’État a ses petites et grandes misères. On s’en doutait.

 

La Disette en Chine

Cela ne va pas non plus pour le mieux en Chine. Nous avions été surpris récemment de voir la presse et la radio de Pékin s’étendre sur les ravages des inondations dans la Province de Canton. Les officiels chinois n’ont pas coutume de publier aussi largement leurs malheurs, d’autant qu’ils avaient vanté l’effort des millions de paysans qui avaient construit de leurs mains nues les digues qui devaient prévenir le retour des inondations. Mais tout s’explique : la région cantonaise est un des principaux greniers à riz de la Chine et le désastre récent a détruit la récolte. Comme on signale une disette alimentaire de plus en plus sérieuse dans les grands centres, on prépare le peuple à de nouvelles restrictions. Déjà les chiffres de production attendus ont été abaissés de 10 à 40%, selon les régions. On se souvient qu’en 1958, les Chinois avaient en un an doublé, disaient-ils, leur récolte céréalière. Nous étions sceptiques…

 

Le Rattachement Économique de la Sarre à l’Allemagne

Un événement vaut tout de même qu’on s’y arrête : le rattachement définitif de la Sarre à l’Allemagne, dernier épisode – économique celui-là – de cette longue querelle dont le territoire a été l’enjeu avant et après la dernière guerre. On ne peut que se réjouir de voir ce problème qui a occupé l’histoire pendant 40 ans, finalement effacé. Mais que de réflexions cela suggère !

 

Les Réactions Sarroises

En fait, les Sarrois ne sont pas tellement ravis. Ils font leurs comptes et trouvent qu’ils ont au fond plus à perdre qu’à gagner à être à nouveau plus ou moins coupés de la France et que les produits français n’étaient pas si mauvais qu’ils se plaisaient à le dire.

Autre ironie de l’histoire, dont on ne parlera pas volontiers. On sait quelles batailles politiques et économiques ont été livrées entre experts et hommes d’Etat pour conserver à la France une partie du charbon de la Warndt, à la suite de quels marchandages on a réussi à en obtenir la livraison pendant les prochaines années. Hélas, aujourd’hui, le charbon encombre le carreau des mines et nous allons être obligés d’absorber notre quote-part dont les Allemands sont aujourd’hui heureux d’être débarrassés. On parle déjà de s’en remettre à la C.E.C.A. pour nous alléger du fardeau. Il ne fallait cependant pas être expert pour prévoir que l’avenir du charbon était menacé par la concurrence des combustibles liquides et gazeux, plus économiques et surtout d’une utilisation plus commode. Mais lorsqu’il s’agit de plaider un dossier et de ne lâcher aucun avantages, politiciens et techniciens se battent jusqu’au dernier gramme sans considérer d’abord le fond du problème.

 

L’Impression en Europe

Le règlement du problème sarrois a fait une vive impression sur le Monde libre et aussi sur le peuple allemand et contribuera beaucoup à la réconciliation définitive des deux voisins. Les Allemands comparent la manière de la France avec les procédés des Soviets. Ce que la France n’a pu faire, dans le passé, ce qu’elle a renoncé à faire depuis de bon gré, les Russes l’ont fait de la façon la plus brutale. Ils ont coupé l’Allemagne en deux tronçons et mis à la tête du leur, un régime odieux soutenu par leurs tanks. Une clique de miliciens, anciens S.S. ou communistes internationaux, éduqués dans les sections de propagande et de sabotage, hommes à tout faire, souvent ignares et d’autant plus autoritaires, dont le plus illustre est ce fameux barbu Walter Ulbricht. Les Russes ont exploité à fond le pays et les hommes mis au service de leur impérialisme. C’est là un des châtiments les plus durs de l’histoire et qui n’est pas près d’expirer. L’Allemagne en porte la responsabilité et l’ensemble des Allemands par leur aveugle fanatisme de la discipline ; les Démocraties aussi. Leur incurable faiblesse, leurs rivalités mesquines et, le moment inévitable venu, l’emploi maladroit de la force.  Il semble que sans l’avouer trop, elles en ont pris conscience. Espérons qu’il n’est pas trop tard.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 195907-04 – En Marge des Vacances

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Le Courrier d’Aix – 1959-07-04 – La Vie Internationale.

 

En Marge des Vacances

 

L’activité internationale paraît cette année sensible à l’atmosphère estivale. On s’accorde une trêve, conclue sur des paroles qui n’engagent à rien et ne pèsent pas sur l’avenir. C’est toutefois bon signe.

Il y aura l’exposition soviétique à New-York qui s’ouvre sous le patronage de Kozlov et l’américaine qui suivra à Moscou, inaugurée par Nixon. Il y aura bien le 13 prochain un second acte de la Conférence de Genève, mais ce sera pour assurer le minimum de détente nécessaire à la réunion de la Conférence au Sommet. Celle-ci aura-t-elle lieu ? On semble le croire.

On en est à chercher ce qui se passe d’important dans le monde en dehors des voyages à Rome, des noces princières et des discours d’inauguration.

 

Le Sort de l’Argentine

Notre attention s’est surtout portée sur les récents événements d’Argentine. On se souvient de la lutte que mène celui que nous appelons l’héroïque Président Frondizi. Il vient de côtoyer l’abîme. Aux prises avec les Syndicats péronistes et communistes, trahi ou abandonné par plusieurs ministres, menacé par une partie de l’armée qui jusqu’ici l’appuyait, il était il y a quelques jours mis en demeure de choisir entre l’assassinat et la démission, pas moins. Une fois de plus il a réussi à se maintenir, et même à reprendre du crédit en obtenant le concours d’un homme de grande valeur, M. Alsogaray, qui doit devenir l’Erhard de l’Argentine. Admettons que les passions là-bas s’extériorisent volontiers et que les drames politiques sont moins tragiques qu’il ne semble. L’affaire a néanmoins été chaude.

Pour ceux qu’intéresse la philosophie de l’histoire, l’Argentine est un témoin curieux. C’est un pays à mi-chemin entre ceux qu’on appelle sous-développés et les nations industrialisées. Or dans ces dernières la multiplication des rouages administratifs, publics et privés, la complexité des institutions, la solidité des connexions économiques rend les grandes aventures politiques impossibles. On peut changer de régime, de constitution, sans qu’au fond l’ordre intérieur soit sérieusement modifié. Chez les sous-développés, au contraire, on peut s’attendre à toute sorte de bouleversements parce que les structures sont plus ou moins instables. La limite aux innovations, ce sont les grandes puissances qui l’imposent, celles qui achètent les produits dont les autres vivent.

L’Argentine est entre deux, et, dans une large mesure, surtout pendant et après la guerre, peu sensible aux pressions des Grands. C’est pourquoi elle a pu s’offrir le luxe de se ruiner dans les aventures politico-économiques les plus extravagantes que l’histoire contemporaine a connues. Les folies de Perón mériteraient une étude, un roman plutôt pittoresque. Et la foule eut, malgré le désastre qu’il a laissé. Il faut reconstruire – et ce qui nous paraît instructif – cette reconstruction entreprise par Frondizi se fera, s’il aboutit, selon les règles imposées par la nature des choses, à tout pays qui veut passer d’un état de demi-développement à la maturité : rigueur financière, coopération stricte et loyale avec les pays industriels, appel au maximum au capital et à la technique étrangères, austérité dans l’administration.

C’est pour tout cela que Frondizi et Alsogaray vont encore porter la hache malgré les turbulences et les complots. S’ils ont accepté la tâche et, contre vents et marées, évité d’être submergés, c’est qu’au fond une large part de la conscience nationale les soutient, sans bruit, sans clairement reconnaître qu’ils représentent le salut. L’issue est réellement passionnante. Si elle est positive, comme nous le croyons, c’est qu’à un stade donné du devenir d’un peuple, il n’y a qu’un ordre possible à établir et que cet ordre est imposé par les données économiques et sociales.

 

L’Irak et le Communisme

Autre sujet de réflexion, l’Irak. Kassem, l’énigmatique, a choisi son heure. Après s’être débarrassé des nassériens trop compromettants et avoir écrasé la révolte de Mossoul, il a mis au pas ceux qui l’avaient aidé à la mater : les communistes ; officiers arrêtés, milices populaires dissoutes, armes saisies, interdiction des rassemblements de rue et des réunions politiques. Dire que cela s’est passé sans heurt, serait excessif. Cependant, il n’y a pas eu d’échauffourées graves.

Ce qui est à relever, c’est que Moscou a laissé faire et n’a pas soufflé mot. Ce n’est pas la première fois que les gens du Kremlin laissent suffoquer leurs partisans à l’étranger quand cela sied à leur politique. Cela confirme une fois de plus que les Russes ne poussaient pas les communistes au pouvoir en Irak et qu’entre eux et les Anglais, il y a eu un accord tacite ou explicite pour tenir Kassem à l’abri de Nasser, comme des factions d’extrême-gauche.

On ne saura peut-être jamais ce qui s’est dit là-dessus, mais la Conférence de Genève a porté l’empreinte de ce compromis.

 

La Querelle Erhard-Adenauer

Dernier épisode d’intérêt : la querelle Adenauer-Erhard. Elle a été dure, pénible et a nui, non seulement au prestige des protagonistes mais à la République fédérale et au Parti Chrétien-démocrate. Rivalité de personnes, opposition de tempéraments également autoritaires. Il faut noter que dans les organes de presse les plus fidèles à la ligne d’Erhard, on ne cache pas l’espoir de voir des hommes nouveaux et plus jeunes prendre la relève.

En politique, comme ailleurs, la vieillesse finit toujours par avoir tort. Mais il y a plus : Erhard n’a jamais caché que pour lui, le Marché Commun n’était pas une fin en soi, mais un prélude à une collaboration internationale plus large particulièrement avec les autres Six. De plus, on sait qu’il n’est pas précisément francophile et a toujours cherché à détendre les relations avec Londres par-dessus la tête des Français. L’opinion allemande trouve d’ailleurs qu’Adenauer a trop sacrifié à l’entente avec la France et qu’il a fait un marché de dupes dont la République fédérale n’a plus de raison, grâce à sa puissance économique, de continuer à faire les frais.

De toute façon, le climat politique à Bonn a changé. Les oppositions percent de toutes parts. Adenauer ne ressaisira plus l’autorité dont il avait besoin pour imposer ses vues. Il vaudrait mieux en effet que l’on puisse clore le chapitre avec des hommes nouveaux, moins marqués par leur passé. Sinon, gare à Weimar !

 

Les Pays sous-Développés

Il y a aussi une querelle des sous-développés. On bat le rappel pour leur venir en aide, surtout celui qui en a les plus grosses charges et voudrait bien les faire partager, ce qui ne va pas tout seul. Mais il y a aussi ceux qui protestent contre les privilèges qui peuvent leur nuire. C’est ainsi que le Président Kubitschek du Brésil s’élève contre l’intégration des pays d’Afrique française et belge au Marché Commun européen. Ceux-ci bénéficieront de tarifs avantageux et même plus tard d’une franchise douanière pour leurs produits à l’entrée chez les Six, gros consommateurs. En particulier, le café africain éliminera en partie le brésilien ; aussi le cacao, les fruits exotiques et d’autres encore. Ces privilèges, dit Kubitschek, vont à l’encontre des principes de non-discrimination. Il menace de dresser avec d’autres également touchés un plan de bataille pour rétablir l’égalité entre pays producteurs de matières premières et on parle de représailles en cas d’échec.

Comme on le voit, rien n’est simple dans ce problème. Il y a derrière les professions de foi généreuses des intérêts qui se poussent, légitimes d’ailleurs. Il est toujours imprudent de parler d’idéaux, dans des questions où hélas, chacun sans le savoir mais par nécessité, tire la couverture à soi.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1959-06-27 – Plus cela change …

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Le Courrier d’Aix – 1959-06-27 – La Vie Internationale.

 

Plus cela Change ….

 

La Conférence de Genève – première partie – ne nous a pas appris grand-chose. Dans ce domaine, au moins, les Russes ne nous réservent pas de surprise. On recommencera le 13 juillet, sans plus de résultat, probablement.

 

L’Intérêt des Russes à Genève

Si ces confrontations sont pour nous sans intérêt, elles en comportent pour les Soviets : sonder les Occidentaux, relever leurs divergences, les mettre si possible en conflit, voir enfin jusqu’à quel point leur résistance est solide. C’est une guerre d’usure diplomatique. Au cours de ces six semaines de réunions, Gromyko a obtenu de ses adversaires des propositions qui sont des concessions, en recul sur leurs positions initiales. Le Gouvernement de Pankow sans cesse présent, a obtenu une reconnaissance de fait et l’égalité de traitement avec Bonn. C’est un premier pas vers le but final et encore très lointain de Moscou : la réunification sous son égide des deux Allemagnes. Et si la fermeté des Français et Américains et aussi du chancelier Adenauer n’a pas été entamée là-dessus, il n’en est pas de même à l’intérieur des Partis politiques de la République fédérale. Beaucoup pensent en effet : « il faudra un jour ou l’autre s’entendre avec les Russes si l’on veut éviter la guerre qui serait notre fin à tous ». Le public allemand par contre, comme tous les publics du Monde libre s’intéresse peu à la question. La réunification lui paraissant impossible, il a cessé d’y penser sérieusement. Sensible à sa propre prospérité, il trouve que cela peut durer ainsi. L’Allemagne orientale, où le niveau de vie commence à s’améliorer, se résigne peu à peu à son sort. L’Empire russe se consolide, Krouchtchev pour le moment n’en demande pas plus. Il mesure le chemin parcouru depuis les émeutes de 1953 à Berlin-Est et la révolution hongroise de 1956.

 

Nasser et Kassem

Au Moyen-Orient, les choses vont selon nos prévisions. Il n’y a pas eu de coup d’Etat communiste en Irak. Kassem reste au pouvoir, sans mécontenter les Russes ni les Anglais. La trêve de ce côté s’affirme. Dans une phase prochaine, les relations avec Nasser se détendront encore davantage. Les grandes ambitions du panarabisme sont éteintes ; chaque pays se contente à présent de maintenir son indépendance, grâce aux rivalités des Grands. Le retour au  jeu traditionnel, après les grandes flambées, était fatal. Toutefois, les Soviets n’ont pas réussi à effacer leur recul. Au Yémen, où en collaboration avec les Chinois, ils espéraient ébranler Aden et les portes de la Mer Rouge, ils ont été refoulés par une révolte militaire et populaire dont les origines ne sont pas claires. Anglais et Egyptiens ont dû collaborer. Dans ces intrigues compliquées, il n’y a ni amis ni ennemis, mais des coïncidences d’intérêts souvent éphémères. Dans l’ensemble, il n’y a pas grand-chose de changé.

 

L’Évolution du Continent Noir

Les problèmes du Continent noir nous intéressent davantage. Nous avons signalé ici, il  y a plus d’un an, avant les événements du Congo Belge et du Nyassaland, avant même la constitution de la Communauté Franco-Africaine, que deux politiques divergentes se dessinaient en Afrique. L’un ayant son pôle d’attraction au Ghana et qui s’orientait vers l’indépendance et la sécession plus ou moins profonde d’avec les puissances colonisatrices. Nous disons plus ou moins, car la séparation est beaucoup plus dans les textes et les discours que dans les faits. L’autre ayant son pôle en Afrique du Sud, se trouvait influencée plus ou moins aussi, par la politique  d’apartheid, de ségrégation du Gouvernement Sud-Africain de Prétoria. Dans cette orbite se groupent les Rhodésies, les possessions portugaises et l’Est du Congo Belge.

Ces derniers temps, la politique de l’Union Sud-Africaine s’est concrétisée par l’installation au Transkei d’un gouvernement bantou. Il s’agit de la première des huit « unités nationales » prévues à l’intérieur de l’Union. Ce gouvernement est uniquement composé de noirs et le district qu’ils administrent jouira d’une complète autonomie interne. Cependant, un Commissaire général blanc sera chargé d’assurer la liaison entre cette « unité nationale » et le Gouvernement central de Prétoria. Il y aura donc en Afrique du Sud un Etat blanc et des Etats noirs, ceux-ci étant fédérés à celui-là et dirigés par lui pour les questions d’intérêt commun comme la défense et la politique extérieure, la monnaie, les douanes, les finances. Parallèlement, les Européens de Rhodésie préconisent la formation d’un Etat Blanc composé deux Rhodésies et d’un Etat Noir comprenant le Nyassaland et le Barotseland.  Et même une union Katangaise se formerait dans la partie minière du Congo belge.

Cette évolution n’ira pas sans heurts, comme on a pu le voir ces jours-ci avec les émeutes de Durban. Il n’est pas sûr qu’elle aboutisse à des relations stables. Cependant, Noirs et Blancs étant obligés de collaborer sous peine de destruction mutuelle, la formule sud-africaine n’est pas inviable en soi.

 

L’Opinion d’Oppenheimer

On a d’ailleurs tendance à exagérer l’opposition des races en Union Sud-Africaine. Dans un remarquable exposé, l’homme qui a la plus grande responsabilité dans ces régions, H. Oppenheimer, remarque :

« Il y a beaucoup plus d’unité de vues qu’il n’apparaît sur ce que doit être le développement des deux races. » Et ailleurs, il ajoute : « L’expansion économique du pays (Union Sud-Africaine et Rhodésie) a été bénéfique pour les deux races et le niveau de vie des Noirs qui est encore bien trop bas s’est relevé rapidement, plus rapidement que celui des Européens. »

C’est exactement ce que nous disions l’autre jour à propos des allégations de M. Mendès-France. Ce qui nous ramène à ce problème central des pays sous-développés, si embrouillé par les pseudo-spécialistes et les politiciens des deux continents.

 

Le Problème des Surplus Alimentaires

Chacun sait que les Etats-Unis disposent d’énormes surplus de matières alimentaires dont ils ne savent que faire et dont le stockage est très onéreux. Quand il y a tant d’affamés, dit-on, pourquoi ne les distribuent-ils pas ? Il y en a pour 9 milliards de dollars. De quoi remplir le ventre de tous. C’est que cette répartition est particulièrement compliquée. Ne parlons pas des difficultés politiques ; car les autres pays producteurs s’élèvent contre cette sorte de dumping de la générosité qui les prive de débouchés. Parlons seulement des problèmes pratiques que les Etats-Unis s’efforcent de surmonter.

Il y a d’abord les Gouvernements des peuples sous-alimentés qui ne sont pas du tout empressés à recevoir cette charité et à admettre difficilement que leurs administrés ne mangent pas à leur faim. En second lieu, il s’agit de faire parvenir ces denrées à ceux qui en ont besoin. Or, en cours de route, grâce à la corruption des fonctionnaires, des accapareurs s’en emparent pour en tirer profit. De plus, l’absence de moyens de transport rend cet acheminement incertain. De grosses pertes sont inévitables.

Mais le plus gros obstacle est l’absence d’entrepôts pour accumuler les marchandises avant de les distribuer. Dans les pays tropicaux, elles se gâtent rapidement : il est impossible d’opérer des répartitions importantes, faute de silos. Mais encore, la plupart des peuples sous-alimentés sont habitués au riz ou au millet. Il n’est pas aisé de changer leurs habitudes et de leur faire accepter du blé ou du maïs. Enfin, il faut tenir compte des frais de transport, du frêt parfois difficile à trouver, etc. Malgré ces difficultés, le Département de l’agriculture américain et l’International Coopération Administration ont pu décharger tant soit peu les greniers. On conçoit d’après ce que nous venons de voir qu’ils auront quelque peine à les vider.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1959-06-13 – La Politique et les Pays sous-Développés

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Le Courrier d’Aix – 1959-06-13 – La Vie Internationale.

 

La Politique et les Pays sous-Développés

 

Le chancelier Adenauer renonce à la Présidence de la République fédérale. L’événement inattendu, bien que le bruit en courut depuis quelque temps, a provoqué quelque émoi à Bonn surtout.

 

Les Causes du Retrait de la Candidature du Chancelier Adenauer

Les raisons en sont assez claires. Venu à Washington pour les obsèques de Foster Dulles, Adenauer a conféré avec le président Eisenhower. Cet entretien l’a convaincu de la confiance dont il jouit aux Etats-Unis et des craintes qu’on éprouve qu’il ne cesse de diriger la politique allemande. Comme d’autre part le Chancelier n’a pas réussi à convaincre son propre Parti d’accepter pour lui succéder son candidat, le Dr Etzel, que les Parlementaires chrétiens-démocrates pensent, avec raison, que le prestige du Dr Erhard peut seul leur garantir leur réélection en 1961 et enfin qu’Erhard n’est pas homme à se laisser imposer des directives. Adenauer a préféré conserver le pouvoir.

Son ascendant à l’intérieur en souffrira. On se réjouissait de voir la succession redoutée du vieil homme réglée avant qu’il ne disparaisse. On comptait sur un homme plus jeune et plus souple pour adapter la politique allemande à des circonstances changeantes. On comptait sur Erhard pour améliorer les relations anglo-allemandes assez tendues depuis un an, et surtout pour ne pas donner l’impression que l’axe Bonn-Paris primait toute autre alliance. Adenauer considère que toute modification à la ligne adoptée par lui présente des risques graves. Il redoute les intrigues britanniques du côté de Moscou. Il tient pour l’unité européenne appuyée par les Etats-Unis.

A tort ou à raison, Erhard symbolise pour lui l’aventure. A Paris et à Washington on l’approuve, mais en Allemagne même, les opinions sont en conflit et surtout assez confuses. Les deux grands partis, le Chrétien-Démocrate et le Socialiste sont actuellement en proie à des crises internes. Côté C.D.U. ce sont les arrestations qui ont suivi les révélations d’espions de l’Est réfugiés en Allemagne occidentale qui entretiennent le malaise. Côté S.P.D. ce sont les relations plus ou moins ouvertes de plusieurs personnalités avec les gens de Pankow. Ces remous donnent à l’extérieur l’impression qu’il y a, dans tous les milieux, des partisans de la réunification à tout prix. Le plan socialiste, très critiqué dans le Parti même, présentait une amorce de ce genre, Adenauer veut refaire l’unité nationale sur une ligne intangible. Il n’est pas sûr qu’il y réussisse.

 

La Question des Pays sous-Développés

Le grand thème actuel, le problème du siècle, comme on l’appelle, c’est celui des pays sous-développés et des moyens à mettre en œuvre pour combler un peu l’écart qui les sépare des nations industrielles. La question fait couler beaucoup d’encre, des volumes entiers paraissent, des flots de discours se répandent et naturellement, la politique s’en mêle. Il y a comme toujours des solutions de gauche et de droite. A vrai dire, le problème est extrêmement complexe et malheureusement, la plupart de ceux qui en parlent ou écrivent, même les spécialistes, en ignorent certains aspects ou les simplifient.

 

L’Opinion de Mendès-France

« Le Monde » publie sur ce sujet un article de M. Mendès-France qui a, comme l’on sait, conféré à Londres récemment avec ses collègues de même tendance, l’anglais M. Bevan et l’italien Nenni. Ils ont élaboré ensemble une thèse de « gauche » sur la question ; l’article est curieux parce qu’il contient une série d’erreurs, ce qui montre, une fois de plus, la tendance des politiciens à parler de ce qu’ils ignorent :

« La distance qui sépare les conditions d’existence et de production dans les pays les plus retardataires et les pays les plus avancés, loin de diminuer d’années en année, s’accroît. Là on assiste à un phénomène de paupérisation croissante ».

Il est certain que les conditions d’existence dans les pays industriels ont beaucoup progressé, bien qu’il y ait encore des gens pour soutenir la thèse marxiste de la paupérisation des masses industrielles, ce qui est absurde. Mais il est également faux de prétendre que dans les pays sous-développés la condition humaine s’aggrave. Il y a depuis la guerre une amélioration presque générale, très inégale selon les pays. En Afrique noire, sans exception, le progrès a été proportionnellement plus important qu’en Europe, le niveau de départ étant bien entendu infiniment plus bas, le progrès a été surtout remarquable dans les pays coloniaux ou régis par les blancs, beaucoup plus faible dans les pays indépendants, voire nuls comme en Égypte.

Mendès-France poursuit : « Les populations arriérées ont supporté passivement leur retard et leurs souffrances : l’évolution moderne a profondément modifié leur psychologie. Elles se refusent désormais à supporter la misère, l’insécurité, l’ignorance ». Le morceau d’éloquence continue ainsi  : « Malheureusement, la principale difficulté que rencontrent les hommes qui cherchent à relever les masses sous-développées est précisément leur passivité, leur refus d’adopter de nouvelles méthodes de travail et de recevoir l’instruction ».

La force révolutionnaire colossale en marche dont parle Mendès est celle que soulève les agitateurs qui, comme en Guinée et ailleurs, déclarent préférer l’indépendance dans la misère à l’aide des « colonialistes »

Comme vient de le montrer le rapport du C.E.P.E.S. (Comité européen pour le progrès économique et social), la tâche prioritaire pour le relèvement des pays sous-développés est l’éducation. Ce qu’il faut promouvoir, c’est la qualité des hommes sans laquelle rien n’est possible. L’apport des capitaux est certes nécessaire, mais cet apport est stérile si ne lui correspond pas un effort personnel des intéressés. Au contraire, et cela s’est vu dans les pays arrosés par la manne du pétrole, l’abondance de l’argent distribué encourage la paresse ; habitué aux dons, l’indigène se refuse au travail. Au surplus, il s’en faut que toutes les populations dites sous-développées soient sensibles au progrès matériel et social et aspirent frénétiquement au bien-être comme les Occidentaux le conçoivent. Les nomades musulmans du Moyen-Orient, de nombreuses collectivités de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, la plupart des Indiens d’Amérique du Sud se montrent hostiles à ce qui peut bouleverser leurs modes de vie millénaires. Le progrès par l’industrialisation se heurte à de profondes répugnances.

Au surplus, l’erreur des pays industriels, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, l’erreur aussi des dirigeants ambitieux des pays dits libres est d’avoir voulu donner la priorité à l’industrialisation qui a engendré un prolétariat comme en Asie soviétique ou en Inde. La priorité doit, au contraire, être donnée à l’agriculture, et Dieu sait à quelles difficultés on se heurte dans ce domaine : répartition optimum des terres cultivables, éducation paysanne ; au lieu de cela, on construit des aciéries qui ne seront jamais rentables ou des hauts-fourneaux de village comme dans les « Communes » de Chine, auxquels d’ailleurs les gens de Pékin ont dû en général renoncer. La place nous manque pour étudier cet immense problème. Nous y reviendrons.

Ce qui nous pique, c’est de voir la politique se faire un tremplin d’une question purement humaine où précisément l’ingérence de la politique est le principal obstacle à une action méthodique et efficace, très variable d’ailleurs selon les situations et les peuples. Il n’y a ni solution de droite ni de gauche. Il ne doit pas y avoir de système capitaliste, socialiste ou communiste, mais un programme adapté à chaque territoire, réalisé par des éducateurs et des techniciens de toute origine pour donner aux hommes les moyens de se tirer par eux-mêmes de leur misère, si toutefois ils la sentent telle, et aspirent à se transformer. Le problème n’est pas, en tous cas, de faire d’un nomade du désert ou d’un paysan des tropiques un mécanicien de Détroit ou de Leningrad. A cet égard, rendons hommage aux colonisateurs-administrateurs anglais qui ont accompli dans leurs possessions une œuvre très remarquable, supérieure dans l’ordre  matériel à ce qu’ont tenté tous les autres peuples, nous-mêmes compris, ce qui n’est pas peu dire. Par exemple, au Ghana, au Nigéria, au Soudan, en Malaisie, reprenons notre petite statistique de l’autre jour sur la masse monétaire par habitant, nous lisons :

Malaisie 50 dollars (25.000 frs), Ghana 12,40 (7.500), Ceylan 10, Inde 8, Pakistan 5, à côté de Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, de 4 à 5. Les plus sous-developpés ne sont pas toujours ceux que l’on pense.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1959-06-06 – Comparaisons

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Le Courrier d’Aix – 1959-06-06 – La Vie Internationale.

 

Comparaisons

 

La Conférence de Genève se poursuit dans l’indifférence générale sans incidence sur le mouvement des affaires en expansion dans l’ensemble des pays industriels, comme en témoignent les statistiques de production et les grands marchés financiers. Le temps n’est plus où les menaces de Staline et de Molotov provoquaient un réflexe de crainte et un ralentissement économique. Les perspectives d’avenir ne dépendent plus de l’humeur du Kremlin.

 

Krouchtchev en Albanie

Il s’en faut cependant que celle-ci soit bonne. Krouchtchev vient de faire un longue visite en Albanie en compagnie de Malinovski son chef d’Etat-Major, rejoint par son collègue chinois Peng Teh Huai qui paraît avoir remplacé Chu-Teh, le favori de Mao. On sait ce que représentent sur l’Adriatique les bases de sous-marins russes de Sassano et de Vallonna. Krouchtchev en a profité pour menacer la Grèce et l’Italie d’y adjoindre, si elles n’y sont déjà, des bases de lancement de fusées. Les Italiens ont réagi avec humeur, et les Grecs sans émotion. Le Kremlin espère sans doute manœuvrer l’opinion pour qu’elle oblige ces pays à abandonner l’O.T.A.N. Le résultat des élections municipales en Italie montre qu’ils n’ont été nullement influencés par les décisions gouvernementales d’installer des rampes américaines sur le territoire italien. Le Parti Communiste a légèrement reculé. Les vicissitudes de la politique étrangère ne pèsent plus sur le vote des électeurs.

 

La Politique Chinoise

Ce qui ne veut pas dire que leur évolution soit indifférente. A noter sens, l’avenir dépend beaucoup plus des relations entre la Russie et la Chine que des rapports Est-Ouest qui sont depuis longtemps au point mort et doivent le demeurer. La présence du chef d’Etat-Major chinois aux côtés de Krouchtchev en Albanie, est significative. Comme nous l’avons déjà remarqué, Pékin est partout présent dans le Monde communiste. Pas de réunion où un de ses représentants ne figure, et des plus influents. Tout se passe comme si la Chine rouge voulait obliger la Russie et ses Satellites à ne prendre de décision importante sans la collaboration et l’approbation de Pékin. Nous dirions volontiers que les Chinois entendent compromettre les Russes en leur enlevant les moyens de se désolidariser d’eux à l’avenir. Les Chinois craignent en effet qu’au cas où leur expansion politico-militaire les mettrait en conflit avec l’Occident, les Russes ne leur fassent le coup de l’accord Molotov-Ribbentrop de 1939. Qu’ils ne restent neutres en fait sinon en paroles, en attendant que les adversaires s’épuisent. La poussée chinoise est, en effet, plus facile que celle des Russes, qui en Europe, comme en Moyen-Orient, ne peuvent franchir les limites actuelles sans déclencher un conflit. La Chine au contraire, conserve un champ de manœuvre assez large où son avance ne signifie pas un heurt certain avec l’Occident. Le Laos, la Birmanie, les confins de l’Inde, etc…

 

Les Élections à Singapour

Les Anglais viennent d’en faire l’épreuve à Singapour. Ils ont accordé l’autonomie au grand port, ne se réservant que la défense et les relations extérieures. Singapour compte un million et demi de Chinois, les deux tiers de la population, sur laquelle le développement de la puissance de Pékin n’est pas sans influence. Les élections qui viennent d’avoir lieu ont donné la quasi-totalité des sièges au Parti d’action populaire qui, sans être communiste, est tout au moins sympathisant, au surplus violemment anti-blanc. Six de ses leaders étaient en prison pour activités subversives par ordre des autorités britanniques. Elles ont dû les relâcher. Le nouveau gouvernement de Singapour va être formé par ces éléments. Dans ces conditions, on ne voit pas quelle valeur stratégique conserve ce port, autrefois avec Hong-Kong le pilier de la puissance britannique en Extrême-Orient. Au surplus, Singapour, position avancée sur les détroits, est proche de Sumatra et couvre la Malaisie qui est un des objectifs majeurs de Pékin. La situation est beaucoup plus dangereuse là-bas qu’à Berlin. L’éloignement seul empêche l’opinion d’y accorder autant d’importance.

 

La Disgrâce de Mao Tsé Tung

Toujours sur la Chine ; contrairement à l’opinion de la plupart des experts, nous avons toujours pensé que la retraite de Mao Tsé Tung de la Présidence de la République était une disgrâce. Depuis l’élection de Liu Chao qi, personne n’en doute plus. Comme le dit Rodney Gilbert, un des mieux informés, Liu Shaoqi est une personnalité trop forte pour n’être qu’un figurant. C’est lui qui contrôlait déjà les organisations du Parti dans l’industrie, l’agriculture et l’armée. Il se pourrait même qu’il ait supplanté Chou en Laï. D’autre part, il a été éduqué à Moscou et se trouve beaucoup plus lié que Mao à la politique russe. D’après Gilbert, cet homme dont la légende est sinistre et l’activité redoutable est capable de pousser plus à fond que Mao les ambitions impérialistes. Reste à savoir s’il réussira à y associer Krouchtchev. A notre sens, ce n’est pas certain.

 

L’Opinion de Deutscher

Un autre expert qui, bien qu’il se soit parfois trompé, connaît bien la ligne du Kremlin, Isaac Deutscher, remarque avec raison, que les vues de la politique russe sont à longue échéance. A Berlin, en particulier, Krouchtchev entend aller à petits pas. D’abord obtenir que les Occidentaux renoncent sans quitter la ville, aux droits qu’ils tiennent d’y rester comme vainqueurs de l’Allemagne. Ensuite de conclure un traité avec l’Allemagne de l’Est ainsi reconnue de facto comme un Etat, puis amorcer une confédération des deux Allemagnes par des contacts et des accords progressifs, jusqu’au jour où l’Allemagne de l’Est sera relativement prospère, que sans doute, les Sociaux-démocrates auront détrôné le successeur d’Adenauer et qu’avec ceux-ci, l’Allemagne pourrait être réunifiée, sinon sous contrôle communiste, du moins indépendamment de liens militaires et économiques avec l’Occident. Krouchtchev est certainement convaincu que le temps travaille pour le communisme et même la politique russe, exactement comme son prédécesseur, avec la certitude que chaque pas, si léger qu’il soit, le rapproche du but. La conférence actuelle et celles qui suivront sont une guerre d’usure où les positions de l’Occident, toujours selon Moscou, se désagrègent lentement. Diplomatiquement, cela semble juste. Sur d’autres plans, économique, politique, c’est beaucoup moins sûr.

 

Le Redressement de l’Industrie Cotonnière

Les Russes sous-estiment le dynamisme de l’Occident. En veut-on un exemple ?

L’industrie cotonnière européenne a été depuis quelques sept ans, la plus touchée de toutes, tandis que d’autres branches se développaient à pas de géant. Mais sous la pression des circonstances, cette industrie, en France en particulier, s’est rénovée à tel point, qu’elle proposait récemment des fils en Allemagne à des prix inférieurs aux prix japonais. C’est tout dire. L’indice de productivité est passé de 100 à 150 ; le nombre des métiers a diminué de 30% ; en cinq ans, 25 usines ont été fermées, 66 ont été converties, 135 sont en passe de l’être, particulièrement, en production de plastiques. De plus, en collaboration avec les fédérations cotonnières des pays du Marché Commun, un nouveau plan a été établi pour assurer à la fois l’assainissement et l’expansion de cette industrie. Deux organismes privés ont été créés pour une entente sur les prix et la répartition des débouchés. 25.000 métiers devront encore être supprimés et 400 millions dépensés par an pendant dix ans pour développer la productivité et soutenir la concurrence sur les marchés extérieurs. Tout cela avec le concours des Etats sans doute, mais avant tout par l’organisme privé des intéressés. Cet effort exceptionnel à l’échelle européenne mérite d’être souligné, car il n’y a pas de meilleur exemple des facultés d’adaptation, de coordination et de coopération de la libre entreprise dans une situation qui paraissait bien désespérée, d’une industrie coincée entre le développement des textiles artificiels et synthétiques et le dumping des pays d’Asie à main-d’œuvre bon marché. Bien de l’eau coulera sous les ponts avant que les ministères de l’industrie textile des pays communistes puissent aligner des résultats de cet ordre.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1959-05-30 – Considérations Actuelles

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Le Courier d’Aix – 1959-05-30 – La Vie Internationale.

 

Considérations Actuelles

 

La mort de Foster Dulles a constitué, si l’on ose dire, une diversion aux déceptions de la Conférence de Genève. Force est de constater qu’après six mois de pourparlers divers, on en est exactement au même point. Rien ne permet de prévoir qu’à la reprise des négociations un modus vivendi sera trouvé. Le problème reste entier.

Si du côté des relations Est-Ouest la situation n’évolue guère, il n’en est pas de même ailleurs.

 

Nasser et Kassem

Au Moyen-Orient, la polémique Nasser-Kassem s’est évanouie. Les deux dictateurs après s’être violemment combattus, semblent s’être trouvé des intérêts communs. Il y a bien entendu d’abord la lutte contre Israël soutenu, d’après le Caire, aussi bien par les impérialistes occidentaux que par l’U.R.S.S. La querelle du transit des marchandises israéliennes à travers le Canal de Suez a repris. Un bateau a été séquestré ; Israël envisage des représailles. Mais cela demeure un incident chronique.

Kassem, de son côté, interdit la reconstitution des partis politiques en Irak qui restent illégaux et cela vise surtout le communiste. Tout se passe comme si à Bagdad, on cherchait à entrer dans ce cercle des neutralistes positifs. Justement Nehru, Tito et peut-être Soekarno d’Indonésie, vont se réunir à nouveau. Certains croient savoir que Kassem a été pressenti pour se joindre à eux. De plus, la mission égyptienne qui s’est rendue à Moscou pour discuter du barrage d’Assouan n’a pas conclu d’accord final. L’aide soviétique n’a pas été jugée suffisante et l’on va se retourner vers les Occidentaux pour savoir s’ils peuvent faire mieux. Cependant, les diatribes contre le communisme émises par la radio du Caire s’atténuent afin de ne pas écarter définitivement l’aide soviétique. Tout cela est fort habile, ce qui n’est pas surprenant quand on connaît les acteurs.

 

Le Rapprochement Indo-Pakistanais

Il y a cependant quelque chose de changé en profondeur entre les pays afro-asiatiques et le communisme russo-chinois. Comme prévu, la répression tibétaine a fait impression. Le résultat le plus curieux, si inattendu qu’on a peine à le croire, c’est le rapprochement des deux Etats de la péninsule, l’Inde et le Pakistan. Ce dernier a depuis l’an passé un chef habile, sinon un dictateur, le général Ayoub Khan. Il a profité des inquiétudes de l’Inde pour tenter un rapprochement et proposer une défense commune devant la menace chinoise. Déjà la querelle des eaux de l’Indus que ni l’O.N.U., ni les émissaires de la Banque internationale n’avaient pu résoudre paraît en voie de règlement. On ne parle pas encore du Cachemire, moins grave dans l’ordre économique mais beaucoup plus irritant pour les passions nationalistes des deux Etats. Si à défaut de solution un modus vivendi s’établissait grâce à quelques bons offices, la collaboration indo-pakistanaise ne trouverait plus d’obstacles, même si  l’Inde demeurait neutre tandis que le Pakistan reste partie du Pacte dit de Bagdad.

Les deux États sont en effet également exposés aux ambitions de Pékin. La Chine rouge a, sur ses cartes, déjà annexé les Etats tampons de l’Himalaya, tout au moins le Sikkim et le Boutant, sinon le Népal, mais aussi une bonne partie de l’Assam hindou et du Bengale oriental qui appartient au Pakistan, sans compter le Nord de la Birmanie. De ces côtés, les frontières sont assez floues et les prétextes à conflit ne manquent pas. Nehru a par ailleurs, des ennuis avec les communistes indigènes qu’il a laissé s’installer au Kerala et qui noyautent les nouveaux centres industriels de la région de Calcutta où les Soviets, concurremment avec les Occidentaux, édifient des ensembles miniers et sidérurgiques. Une entente Ayoub-Nehru est fortement appuyée par les Etats-Unis. Elle n’est plus impossible.

 

Masse Monétaire et Niveau de Vie

Une statistique intéressante à signaler, à interpréter avec prudence comme toute statistique, indicative cependant. Le meilleur spécialiste de problèmes monétaires internationaux, Franz Pick, fait le relevé de la masse de monnaie dont disposent les habitants de la plupart des pays du globe. Cette quantité, sous forme de billets en circulation, indique approximativement le niveau de vie de ceux qui en disposent. Sauf pour ceux, Etats-Unis, Angleterre, Canada qui règlent leurs échanges en grande partie par chèque. Pour les autres, on peut considérer ce chiffre comme un critère. Or, si chaque Suisse dispose en théorie d’environ 150.000 de nos francs, un Français d’un peu plus de la moitié (80.000), le Soviétique moyen n’est qu’à 12.000, la moitié ou presque d’un Portugais (25) et même d’un Espagnol (21).

Quant aux Satellites, leur situation est pire. Ils sont tout-à-fait au bas du tableau : l’Allemagne de Pankow et la Tchécoslovaquie avec environ 6.000 frs, entre le Siam et le Pérou. Quant à la Hongrie, Bulgarie, Roumanie, plus bas encore avec seulement 2.500 frs. La Pologne même avec 2.000 seulement partage cette misère avec Haïti, la Birmanie, l’Ethiopie, l’Afghanistan et l’Indonésie qui ferment la marche des 79 inscrits.

Nous donnons ces chiffres sans garantie, tellement ils nous semblent faibles. Cependant, en ce qui concerne tout au moins l’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie, ces chiffres correspondent d’assez près au volume monétaire officiel. Comme d’autre part il est clair que les habitants de ces heureux satellites n’ont pas de compte en banque, c’est bien avec leurs quelques 6.000 frs qu’ils doivent ordonner leurs affaires, celles dont du moins l’État ne se charge pas. Pris au pied de la lettre, les moyens d’un Tchèque ne seraient qu’un treizième de ceux d’un Français. Cela n’est pas aussi incroyable que cela semble, si l’on songe que dans les pays communistes, les particuliers ne font pratiquement pas d’économies et que la population paysanne vit à peu près exclusivement de ses produits. L’abîme entre les deux mondes, si proches pourtant dans l’espace, a quelque chose d’effrayant quand on le sonde par ces chiffres.

 

Le Marxisme et le Capital

Pour ceux de nos lecteurs que les problèmes économiques intéressent, cette statistique nous conduit à deux remarques plus générales. A l’arrière-plan de la théorie marxiste, se trouve l’idée que l’appareil de production tel que l’a constitué le capitalisme suffirait à satisfaire les besoins solvables des masses dès qu’elles pourraient s’en saisir, et en répartir les produits ; elle néglige la nécessité mise en évidence par l’économie contemporaine d’une expansion continue de cet appareil productif qui pour cela a constamment besoin de capitaux frais. Si bien que dans les pays communistes, ce capital est toujours prélevé sur le travail des masses dont le niveau de vie, par conséquent, ne peut s’élever en même temps que le progrès industriel le comporte.

Pour masquer cette situation, on parle des lendemains qui chantent ou comme Krouchtchev, du bien-être futur égal à celui des Américains en 1965 ou 1970. Depuis 42 ans le mirage recule, d’autant plus que les armements dévorent le meilleur des fruits du travail. Autrement dit, là où l’épargne individuelle est inexistante, les hommes ne peuvent que faiblement profiter du développement de la technique. Ce n’est pas là une révélation, mais une vérité première que Tchèques et Polonais découvrent chaque jour sans le savoir.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-05-23 – Conflits d’Intérêts

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-23 – La Vie Internationale.

 

Conflits d’Intérêts

 

La Conférence de Genève

La Conférence de Genève est ouverte depuis plus d’une semaine ; l’intérêt faiblit déjà. La confrontation sera longue et l’issue demeure problématique. Avec les Soviets autour d’une table, les surprises sont exclues. La série est déjà longue qui le prouve. La méthode russe ne change guère et c’est cela, répétons-le, qui la rend peu efficace. Les Soviets avaient assez beau jeu ; les Anglais étaient disposés au compromis à condition qu’ils puissent se saisir de quelques concessions réelles de l’autre côté. Mais les Russes ne cèdent jamais rien si bien qu’ils perdent toute chance de diviser leurs adversaires dont l’unité se refait, bon gré mal gré, devant leur intransigeance. On en est là aujourd’hui.

Les Anglais avaient cependant été assez loin. Ils avaient même envoyé dans la République de Pankow des émissaires commerciaux pour faire plus d’affaires avec le D.D.R. A Moscou, le Ministre du commerce, Sir David Eccles, avait bon espoir d’un traité avantageux pour les exportations britanniques. Mais les Soviets exigent des crédits alors qu’ils ont assez d’or pour payer. Les Britanniques ne peuvent y consentir sans irriter les pays de la zone Sterling et du Commonwealth, qui en ont eux aussi grand besoin et auxquels ils les refusent faute de moyens suffisants. La mission Eccles risque de rentrer les mains plus ou moins vides. D’autre part en Irak, qui intéresse les Anglais au premier chef, les Russes ne renoncent à rien. Ils entendent tenir Kassem en équilibre avec Nasser, avec lequel il semble à présent qu’ils ont renoué. Une mission économique du Caire est à Moscou pour relancer l’affaire du barrage d’Assouan et la propagande égyptienne contre le communisme et même contre Kassem a faibli. Nasser joue une fois de plus la tactique de bascule. Tout cela ne facilite pas la négociation de Genève ; car tout se tient en diplomatie.

 

Les Malheurs de la C.E.C.A.

Plutôt que ces allées et venues épisodiques dont l’intérêt est assez mince, parce que trop prévues, c’est le sort de la C.E.C.A. qui se joue en ce moment qui appelle les commentaires. L’avenir de cette institution est assez précaire. Il y a longtemps que nous l’avons signalé. Le départ de notre ex-grand argentier, René Mayer, était un premier signe des difficultés qui allaient surgir. L’ex-député de Constantine se tire toujours à temps des situations compromises.

Aujourd’hui, la Haute Autorité, sous la faible direction du belge M. Finet, n’a pu éviter le conflit avec les Gouvernements qui composent la Communauté. Celle-ci voulait imposer une déclaration de crise manifeste du charbon qui n’est que trop évidente, et les mesures autoritaires qui découlent de cet état de fait et de droit. Son caractère de supranationalité lui en donnait les moyens. Mais trois des ministres sur six, Français, Allemand et Italien ont refusé de souscrire. Les intérêts particuliers de ces pays étant en jeu, aucun n’a voulu les sacrifier au principe d’une autorité supérieure. Et c’est là le drame. Il ne peut y avoir d’Europe si l’harmonie entre intérêts, fatalement divergents à un moment ou l’autre, n’est pas imposée par un arbitrage supérieur et sans recours. Pour la C.E.C.A., comme pour la Communauté Européenne, les choses vont assez bien tant que les affaires sont prospères. Tout se gâte quand elles fléchissent. C’est le cas du charbon.

 

La Crise du Charbon

En Belgique les stocks s’accumulent, on ferme des puits ; le chômage s’installe et le climat social s’est gâté. La France accuse, non sans raison, les Belges d’imprévoyance et comme notre production est absorbée jusqu’ici par la consommation intérieure, elle se refuse à réduire cette production et à licencier des mineurs. Les Allemands, eux, ont des stocks qui s’accumulent, mais ils ont paré aux difficultés parce qu’ils peuvent imposer à leur main-d’œuvre charbonnière des réductions de travail sans mobiliser les gendarmes. De plus, ils ont décrété, malgré la Haute Autorité, un droit de douane prohibitif sur les charbons américains qu’ils importaient massivement au temps où ils en manquaient. Quant à l’Italie, elle préfère importer les charbons américains qui, au prix du fret, lui reviennent moins cher que les charbons belges et même allemands. Personne, pas même les Pays-Bas qui n’ont pas de stocks, ne veut subventionner la Belgique pour lui permettre de vendre son charbon, ni réduire sa propre production en sa faveur.

Si aucun compromis n’intervient, les Belges se retireront de la C.E.C.A. et l’institution aura vécu. Comme l’effet serait déplorable et que les institutions ont la vie dure, même si elles ne servent plus de rien, on trouvera, à défaut de compromis, un moyen de calmer les mineurs licenciés par des subventions, et la Belgique réduira, seule et à ses frais sa production pour ne pas risquer de compromettre, par-delà la C.E.C.A., le Marché Commun dont le siège provisoire, et elle l’espère définitif, est à Bruxelles.

 

Le Sort de la Supranationalité

Il n’en reste pas moins que l’idée majeure de Supranationalité des institutions internationales aura vécu, ce qui est grave, car entre Etats qui entendent conserver toute leur souveraineté, il ne peut y avoir d’institutions communes, sinon consultatives, c’est-à-dire des assemblées où les intérêts s’affrontent ; ce qui, on le voit à l’O.N.U. et ailleurs, est souvent pis que rien du tout, dès que les choses ne vont pas pour le mieux chez les divers partenaires.

 

Vers un Nouveau Boom

Pour le moment – charbon mis à part et pour cette matière l’avenir n’est pas favorable – la conjoncture est dans l’ensemble meilleure que l’on pouvait l’espérer. La crise aux Etats-Unis est complètement effacée ; la production a pour la première fois depuis deux ans, dépassé ses précédents records. Le chômage demeure cependant au-dessus de la normale et les exportations fléchissent pour les raisons que nous exposions précédemment ici. En Europe aussi, le vent a tourné. En Allemagne M. Erhard est plus optimiste que jamais. Il faut lui rendre justice, il avait raison. En France aussi, le redressement est en bonne voie, et même en Angleterre, les nuages sont moins épais. Il reste évidemment des points faibles, le textile, le cuir, certains biens d’équipement. Cependant, même en Suisse où l’on s’était préparé à une crise, le textile repart si bien que les industriels regrettent la main-d’œuvre étrangère qu’ils avaient renvoyée. Dans ces conditions, inespérées à la fin de 1958, on parle d’accélérer les étapes du Marché Commun. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

 

Prospérité et Dirigisme

Le nouvel élan vers la prospérité, mouvement qui, malgré quelque chocs en retour mineurs, dure depuis bientôt 8 ans (10 même aux U.S.A.), est une preuve étonnante de la vitalité du système de l’économie de marché. C’est un peu de cela qu’est victime la C.E.C.A. A Paris, comme à Bonn, on lui reproche de vouloir se montrer dirigiste et d’entraver la compétition. L’argument est spécieux. Il fait penser à nos viticulteurs qui refusent au nom de la liberté l’intervention de l’Etat quand les cours montent, et la réclament quand ils baissent. Il n’en reste pas moins que la confrontation parfois agressive des intérêts active plutôt qu’elle ne freine l’expansion économique. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, car si le dirigisme étatique est refoulé, un dirigisme privé, sous forme d’ententes, a formidablement grandi au cours de ces années, mais celui-là, au moins, est obligé de se soumettre aux besoins et même aux caprices du consommateur, tandis que l’autre …

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-05-16 – Le Congrès s’amuse

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Le Courrier d’Aix – 1959-05-16 – La Vie Internationale.

 

Le Congrès s’Amuse

 

Voici donc les Occidentaux engagés dans l’engrenage de la Conférence de Genève. Celle-ci à peine ouverte, les escarmouches de procédure ont commencé. Photographes et reporters ont exploité à loisir les émotions. Les diplomates ont joué leur rôle sans conviction. Quel intérêt y prend l’opinion ?

Il y a ceux – et c’est la majorité – qui n’en attendent rien et beaucoup pensent qu’il s’agit d’une diversion mise en scène par les Soviets pour détourner l’attention de leurs desseins en Orient : Perse, Irak, Afghanistan. Il y a ceux qui la prennent au sérieux et qui craignent le pire. Ceux aussi qui n’y voient qu’une sorte de rite destiné à alimenter la propagande et s’attendent à une série de colloques, des ministres au sommet, qui permettront de gagner du temps sans changer grand-chose. Ce sont sans doute les plus sages.

La question préalable est dépassée : les Occidentaux ont-ils eu raison de se laisser entraîner à cette confrontation sans être assurés de son utilité ? Il y a eu assez de visiteurs à Moscou depuis six mois pour que les Chancelleries occidentales aient pu se faire une opinion sur les intentions de Krouchtchev. Lui-même a assez parlé, plus qu’à l’ordinaire. La question reste cependant entière. On sait ce qu’il veut, mais pas ce qu’il fera si on le lui refuse.

 

La Division des Alliés

Lui Krouchtchev a appris beaucoup. Ses adversaires sont divisés. Il y a les Français et les Allemands de Bonn qui n’attendent rien des pourparlers et qui au sujet de Berlin, répondent : « J’y suis, j’y reste ». Il y a aux Etats-Unis deux autorités : celle du Pentagone qui ne croit qu’au dispositif militaire pour arrêter les Russes et active les préparatifs à toute éventualité, celle des responsables Eisenhower-Herter qui, sans croire à la négociation, estiment n’avoir rien à y perdre. Il y a aussi les Anglais et c’est là le point faible. Comme en 1914 et en 1939.

 

Anglais et Soviétiques en Irak

Nous avons dit en son temps que MacMillan n’était pas allé à Moscou pour s’occuper de Berlin, mais du Moyen-Orient. Il y a eu depuis les révélations de Nasser sur la collusion anglo-soviétique en Irak que nous avons reproduites. Un récent article de la « Libre Belgique » vient confirmer ces vues « Londres joue la carte Kassem ». On a appris ces jours-ci officiellement que Londres envoyait des armes au dictateur de Bagdad.

D’après le journal belge, les Américains s’en inquiètent. Anglais et Russes seraient d’accord sur les points suivants : les Soviets ne renverseraient pas Kassem et ne laisseraient pas les communistes s’emparer du pouvoir. Ils n’y ont pas intérêt. L’infiltration leur suffit pour le moment. Les communistes au pouvoir nationaliseraient le pétrole. L’Irak serait ruiné et tôt ou tard, ils seraient à leur tour chassés par un complot nassérien, à moins d’intervention soviétique à travers la Perse, ce qui pourrait amener la guerre. Ce que Russes et Anglais veulent éviter, c’est précisément la domination nassérienne sur les pétroles du Moyen-Orient. Les Anglais, en contre-partie, ont obtenu de Kassem qu’il ne nationalise pas les pétroles de l’Irak Company. Le Président Lord Monckton est allé sur place s’assurer de ses bonnes intentions. Un modus vivendi Anglo-soviéto-Irakien a été établi et les affaires continuent régulièrement.

 

Coïncidence d’Intérêts

Ce n’est pas le seul point où les intérêts anglais et russes coïncident. Ni les uns ni les autres ne veulent une réunification de l’Allemagne ; les uns par crainte de sa puissance militaire, les autres de son expansion économique. Ils s’accommoderaient de Berlin, ville libre pourvu qu’elle reste un no man’s land. Troisièmement, ils ont sur la question algérienne des vues analogues. Ils ne veulent pas la fin de la guerre qui permettrait à la France d’exploiter à loisir les pétroles sahariens, ce qui laisserait l’Angleterre seule pour défendre ses intérêts en Orient et priverait les Soviets d’une chance d’exercer le dumping du pétrole quand ils pourront en exporter des quantités massives.

D’autre part, ni les Russes ni les Anglais ne tiennent au départ des Français, les premiers parce qu’étant trop loin pour agir, craignent que les Américains ne s’installent à leur place ; les autres parce que l’Alliance Atlantique ne résisterait pas à un tel bouleversement.

En Asie, Russes et Anglais entendent préserver l’Inde de la menace chinoise. Enfin et surtout, l’U.R.S.S. représente pour le commerce anglais le marché d’exportation de rechange à mesure que les autres se rétrécissent. Sir David Eccles est en ce moment à Moscou avec une délégation d’industriels pour établir un nouveau traité de commerce.

 

Le Shah de Perse à Londres

C’est aussi ce qui explique le voyage du Shah d’Iran à Londres. Le point le plus dangereux de la situation actuelle n’est pas Berlin mais Téhéran. Les Soviets mènent une propagande active contre le Souverain. Ils le menacent du sort du roi Fayçal et d’un coup d’Etat qui mettrait à sa place le Parti pro-communiste Tudeh. Ils font l’éloge de Mossadegh renversé et emprisonné après la nationalisation manquée de l’Iranian Company. Une fois la Perse sous l’influence soviétique, l’accès au Golfe Persique serait enfin assuré et Moscou pourrait à son gré mener la politique des pétroles.

Les Soviets ont été très irrités de la conclusion du Pacte irano-américain et de la verte réponse du Shah à leurs menaces. Les relations entre les deux pays sont pratiquement rompues. D’autre part, des bruits courent d’une sorte d’occupation par les Soviets de la région d’Hérat dans le Nord-Ouest de l’Afghanistan non loin de la frontière persane. Cette infiltration est déjà ancienne et fait partie d’un plan d’enveloppement de l’Iran.

 

Compétition autour des Investissements Américains

Sur le plan économique, une autre forme de compétition oppose l’Angleterre aux continentaux et particulièrement à la France. Il s’agit d’attirer les investissements américains. Un problème est à l’ordre du jour aux Etats-Unis : c’est celui du prix de revient trop élevé des produits fabriqués là-bas, des difficultés croissantes à les exporter et en même temps à empêcher que le marché intérieur ne soit submergé par les importations étrangères. Une formule a cours : les Etats-Unis sont « out-priced ».

Nous avons parlé ici de la question à propos des soumissions suisses et anglaises de turbines électriques (plus de 30% moins cher que les offres américaines). Malgré le « Buy American Act » qui protège l’industrie nationale à concurrence de 25%, le gouvernement américain est obligé d’invoquer des motifs de défense nationale pour empêcher les constructeurs étrangers d’emporter les commandes chez eux. Les industriels américains ne voient qu’une solution : s’installer dans les pays où la main-d’œuvre est moins chère (un spécialiste aux Etats-Unis dans la sidérurgie gagne 3,03 dollars l’heure, c’est-à-dire 1.500 frs). Apportant leurs capitaux, leurs techniques et leur savoir-faire, ils peuvent d’Europe atteindre les marchés qui leur sont fermés de chez eux. Jusqu’ici, ils avaient préféré l’Angleterre où leurs méthodes s’acclimataient facilement et où les ouvriers parlaient la même langue. Mais depuis que sont ouvertes les perspectives du Marché Commun (et aussi parce qu’ils craignent le retour au pouvoir des Travaillistes en Grande Bretagne), ils désertent le Royaume-Uni pour le Continent.

La France qui a grand besoin de relever ses exportations cherche à les attirer. Jusqu’ici la Hollande et l’Allemagne et à un moindre degré la Belgique, avaient leur faveur. Depuis l’installation du nouveau régime, ils s’intéressent davantage à la France. Le Comité Franc-Dollar a publié à leur intention une plaquette préfacée par M. Pinay lui-même où toutes les facilités permettant l’installation de filiales américaines en France y sont présentées. Le Comité comprend la plupart des grandes firmes de notre pays associées plus ou moins à leurs similaires aux Etats-Unis. Le mouvement est appelé à prendre de l’ampleur. Pour les Etats-Unis, il s’agit de faire pression indirectement sur les revendications de leur main-d’œuvre – une grève de l’acier est redoutée pour Juillet – et de s’assurer une position concurrentielle dans le Monde libre ; Pour la France il s’agit d’améliorer sa balance commerciale et sa balance des comptes grâce à l’importation de capitaux et d’activer la reprise économique. En outre, le déplacement d’activité des Etats-Unis vers l’Europe peut à longue échéance relever le niveau de vie des Européens et atténuer la disparité avec les Américains menacés d’isolement par une prospérité excessive par rapport au reste du monde.

 

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