ORIGINAL-Criton-1959-07-25 pdf
Le Courrier d’Aix – 1959-07-25 – La Vie Internationale.
Libres Propos
Un événement d’importance cette semaine, ou plutôt l’aboutissement d’une longue préparation : l’admission de l’Espagne à l’O.E.C.E. en attendant son entrée à l’O.T.A.N. L’Europe ne s’arrête plus aux Pyrénées.
L’Espagne et le Monde Atlantique
Il est significatif que cette intégration de l’Espagne au Monde Atlantique n’a pas soulevé d’autres protestations que rituelles. On sait à quel ostracisme politique se heurtait le régime de Franco … Tito, Nasser, Krouchtchev même, mais Franco ? « Le fascisme ne passera pas ». Nous avons dit ici souvent l’absurdité et aussi le danger de cette attitude ; non pas que le gouvernement Franco ne mérite que des éloges, loin de là. Mais le fait d’avoir duré 23 ans déjà sans oppression brutale, prouve qu’il ne s’accorde pas mal à l’Espagne. L’opinion, dans son ensemble, se convainc de cette évidence qu’à chaque pays convient un régime politique qui lui est propre, exactement comme son régime alimentaire. Les véritables réactionnaires sont ceux qui veulent qu’il n’y ait de civilisation véritable et de progrès social que sous la démocratie parlementaire, ou qui n’admettent pas qu’un professeur d’enseignement libre mange à sa faim. Mais cela est une autre affaire.
Les Difficultés Économiques
Le fait est que l’Espagne franquiste ou autre, n’a pas su s’adapter au rythme de l’industrialisation moderne. Le Gouvernement n’y peut pas grand-chose. C’est – faut-il le répéter – la qualité des hommes qui est en cause, qualité économique bien entendu, leur genre de vie, leurs aptitudes, leur mentalité. Cependant, l’Espagne évolue, et en ouvrant aujourd’hui ses fenêtres sur le monde, elle sera contrainte d’accélérer. Les Américains ont fait pour elle ce qu’ils ont réussi en Allemagne en 1948 et un peu en France depuis : injection de Dollars avec en contre-partie l’obligation d’accepter un plan d’austérité intérieure et une libéralisation des échanges à 50% pour l’extérieur. Le succès ne sera pas aussi rapide et spectaculaire qu’ailleurs ; l’essentiel est qu’il n’y ait pas échec patent. 400 millions de dollars pour un pays de 30 millions d’habitants, c’est peu. Il est vrai qu’il y en eut un bon milliard avant. Nous pensons qu’il en faudra d’autres encore pour que l’Espagne s’adapte à son rôle européen. Cela comporte aussi des contreparties politiques, dont évidemment on ne parle pas. Les Espagnols sont particulièrement susceptibles là-dessus.
Mais leur politique extérieure devra s’harmoniser avec celle du Monde atlantique tout comme leur économie. C’est déjà chose à demi-faite. Les événements du Maroc puis l’avènement du Général de Gaulle en France, ont facilité les choses. Même par égard pour Londres, on ne réclame plus Gibraltar à grands cris. Et sur l’autre plan, il y a le gaz du Sahara qui, s’il passait par l’Espagne, donnerait vie à son économie. La solidarité européenne s’imposera à l’Espagne, et Franco qui, malgré ses préjugés, a du sens politique, ne l’ignore pas. Les difficultés lui viendront plutôt de l’intérieur et des industriels habitués à vivre mal en vase clos et que l’idée de concurrence internationale épouvante. Il y a aussi des réactionnaires en économie, et de se mesurer avec la production étrangère paraît à certains, outre Pyrénées comme ailleurs, une offense à la souveraineté nationale.
L’Aide aux sous-Développés
L’aide aux pays sous-développés est plus que jamais à l’ordre du jour. On en a discuté longuement au Congrès d’Angers. Mais n’y a-t-il pas une erreur à la base de la définition du terme ? Nous empruntons à François Herbette un passage essentiel de sa critique du livre récent d’A. Moussa, sur le sujet :
« Sous-développé, dit-il, implique la croyance que cet état d’infériorité ne saurait à aucun degré être attribué à des différences profondes d’aptitudes naturelles dignes d’être étudiées d’abord, mais qu’il constitue un stade de civilisation que tous les pays sont appelés à franchir plus ou moins tôt plus ou moins vite, au cours d’une même évolution les conduisant naturellement d’un genre de vie primitif à des degrés de plus en plus élevés. C’est là une hypothèse métaphysique imprégnée d’une sorte d’émotion messianique ». Or, ajoute l’auteur, « Ce préjugé politico-philosophique est contredit par l’histoire. Cet état d’infériorité répond à une constante psychique qui n’est pas susceptible de se modifier d’elle-même, mais uniquement sous une pression s’exerçant du dehors (nous résumons) et c’est bien ainsi que depuis des millénaires ont évolué ou ont au contraire résisté ces peuples. Certains classés sous-développés aujourd’hui auraient mérité ce qualificatif il y a 5.000 ans, d’autres non. Ainsi, les royaumes Sumériens du III° millénaire avant Jésus-Christ. Il y a donc, dit Herbette, à la base une erreur de méthode dont les conséquences économiques et politiques menacent l’avenir des pays développés, aussi bien que des sous-développés eux-mêmes. »
Tout l’article des « Écrits de Paris » est à lire car, lorsque l’auteur examine les « nuées » où s’élaborent les impératifs internationaux d’aide aux sous-développés, il nous semble prophétique. On y voit déjà les conséquences des erreurs qui se commettent. Rappelons-nous, pour notre coulpe, que le premier devoir que nous avons appris à nos colonisés, c’est de voter .. La leçon a porté ses fruits.
Personnellement, nous n’avons aucune illusion : sous la multiple pression de l’industrialisation universelle, de l’idée que le monde actuel a du progrès et aussi de la compétition avec les Soviets, on imposera auxdits sous-développés un régime uniforme de développement, sans se soucier des dons des sujets. On les obligera à peiner pour des buts qu’ils ne se seront pas assignés eux-mêmes et qui leur sont le plus souvent étrangers. En fait, on continuera, sous une autre forme, le colonialisme tant décrié. Les réactions sont imprévisibles. Elles pourraient être redoutables. Il n’y a rien à faire contre cela. On voit fort bien que l’on s’enferre – certains du moins ; même si l’on voulait, il serait impossible de se reprendre « Perseverare diabolicum » ; le diable ici est le plus fort, du moins pour l’heure.
CRITON