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Le Courrier d’Aix – 1959-10-24 – La Vie Internationale.
Dilemmes et Confusion
Après la vague d’optimisme qui a suivi les entretiens de Camp David, l’incertitude reparaît : Y a-t-il ou non détente ? De même pour le problème algérien devenu un thème de discussions internationales, une question analogue se pose : les propositions du 16 septembre sont-elles une manœuvre tactique ou un plan de paix ? Les interprétations sont diamétralement opposées, ce qui entretient les polémiques et ne facilite pas les contacts.
La Conférence au Sommet
On en est encore à se demander si la Conférence au Sommet aura lieu. Sans doute, mais quand ?
Les uns la veulent, quelles qu’en soient les perspectives, c’est la position de MacMillan. D’autres entendent qu’elle aboutisse à des résultats positifs, faute de quoi la situation serait pire qu’avant ; ainsi pense Eisenhower, et plus encore son Secrétaire d’Etat, Herter. Il faut donc s’assurer par avance du succès. Adenauer lui s’y résigne parce qu’il ne veut pas paraître faire obstacle à une détente possible. Il a même déclaré que le peuple allemand devra consentir des sacrifices pour l’obtenir. Mais au fond de lui-même. il doit penser qu’un échec des négociations n’aurait pas tellement d’inconvénients. Enfin, le Général de Gaulle ne semble pas pressé de participer à cette réunion. Il estime sans doute que le statu-quo est la meilleure solution.
Les Incertitudes des Démocraties
On tourne donc en rond et jamais ne s’est mieux vérifiée cette définition de la diplomatie : l’art de parler pour ne rien dire. Une fois de plus, les Occidentaux doivent se rencontrer pour accorder leurs violons et chercher à définir une attitude commune. On se demande ce qu’ils ont bien pu faire au cours des nombreuses tournées, voyages et conférences, pour avoir encore quelque chose à discuter. Il vaut mieux croire qu’ils ne le font que pour gagner du temps. On retrouve dans cette perpétuelle indécision le vice fondamental des démocraties. Depuis 1914, sauf pour décréter la mobilisation, on ne les a jamais vues tout-à-fait d’accord pour une action quelconque. On dirait même que les divergences font partie du jeu, on se croirait déshonoré si l’on était tout-à-fait du même avis.
Un Article de Guerriero
De l’autre côté, que se passe-t-il ? Nous lisions ces jours-ci, non sans émotion, un article de l’éditorialiste de politique étrangère du « Corriere della Sera » de Milan, Augusto Guerriero – qui émet mot pour mot – l’hypothèse que nous avons évoquée ici. Qu’on en juge :
« La Chine, par sa situation géographique et son ambition démesurée, pourra un jour devenir la rivale de l’Union Soviétique. Mais les Américains ne doivent pas s’en réjouir. Il ne faut pas s’attendre à une rupture entre Moscou et Pékin. Plutôt, il faut s’attendre à ce que la Russie cherche à diriger la puissance croissante de la Chine vers le Sud, non seulement pour la détourner de son propre territoire, mais encore pour la pousser à entrer en conflit avec les Etats-Unis. Parce que, (et Guerriero ajoute : faites bien attention à ce que je vais dire) : le pacte Hitler-Staline de 1939, ne fut pas un épisode, mais une orientation permanente. La politique idéale de l’U.R.S.S est toujours celle du pacte Hitler-Staline, faire se battre les autres et se réserver le rôle du « tertius gaudens », et disons-le franchement, c’est une politique habile. Aussi, il est probable que la Chine continuera d’attaquer les positions américaines en Asie et les Américains se font des illusions s’ils croient que la Russie cherchera à l’en dissuader ou à la retenir. La Russie fera semblant, mais en réalité ne la retiendra pas. Cependant, ajoute Guerriero, le moment critique viendra quand la Chine voudra recevoir de son allié la bombe atomique. »
Rectification
C’est ce que nous disions, il y a trois mois. C’était bien là le plan soviétique, du moins jusqu’à ces dernières semaines. Depuis, nous croyons que Krouchtchev se sent moins rassuré et a repensé la question.
D’abord, l’arme atomique qui est en effet la clef du problème. Les Chinois ne font pas mystère de la fabriquer eux-mêmes. Techniquement, comme le secret n’existe plus, il n’y a pas à cela d’impossibilité et quand ils l’auront – dans deux ou trois ans – ils pourront s’en servir contre n’importe qui, d’autant plus que les dégâts et les pertes humaines ne les effraient nullement : ils l’ont dit. Avec une fusée et une bombe de type 1945, on peut atteindre aussi bien Moscou que Tokyo ou Formose, c’est pourquoi nous estimons que la situation n’est plus la même que cet été. La preuve est le subit intérêt que Krouchtchev montre pour l’arrêt des expériences atomiques et du désarmement. Il va demander à De Gaulle de renoncer à sa bombe, en lui offrant de participer au Club atomique.
Intrigues Russes en Chine
De plus, il se pourrait que Krouchtchev s’emploie par des manœuvres occultes à favoriser en Chine une opposition à l’équipe Chou en Laï-Li Chao Chi. Elle existe dans l’armée puisque c’est maintenant le chef de la police qui a remplacé le général en chef. Il faut se rappeler que la politique traditionnelle des Russes, celle des Tsars et de Staline, était d’entretenir l’anarchie en Chine. Actuellement, Krouchtchev doit peser les deux politiques et peut-être même mener les deux à la fois : susciter des difficultés au régime actuel pour l’empêcher d’aller trop vite, tout en s’en servant pour tenir les Américains en alerte. Il n’y a pas là contradiction, et d’ailleurs la contradiction n’effraie pas les Russes. En politique, la logique et la cohérence sont à l’origine de bien des échecs. Les réussites vont souvent à ceux qui jouent sur deux tableaux.
La Disette en Pologne
Sur un autre plan, celui hélas des réalités humaines, la malheureuse Pologne victime décidément de tous les régimes, se débat dans la disette. Les denrées alimentaires de base manquent et en particulier la viande. De restrictions en restrictions, Gomulka vient de décréter un règlement d’austérité : « Pour enrayer les excès de la consommation » (on n’est pas plus cynique) les prix de la viande et des graisses seront augmentés de 25% sans augmentation correspondante des salaires. Arrestations et révocations de fonctionnaires se multiplient pour essayer d’atteindre le marché noir et les abattages clandestins ; enfin, il décide de relever les normes de travail « ridiculement basses », affirme-t-il. Il va également faire payer l’impôt arriéré dû par les paysans qui ont subi les effets d’une sécheresse catastrophique et se nourrissent difficilement eux-mêmes.
La Pologne actuelle et l’Occupation 1939-44
Effectivement, les Polonais vivent actuellement comme nous sous l’occupation allemande. Les mêmes réflexes jouent contre l’occupation soviétique et le gouvernement fantoche de Gomulka. Chacun se débrouille comme il peut. Les dirigeants d’entreprises d’Etat ferment les yeux sur toutes les combinaisons qui permettent au personnel de joindre les deux bouts, en payant des heures supplémentaires fictives, en inscrivant sur les feuilles de salaires des ouvriers qui ne paraissent jamais, en tolérant l’absentéisme qui permet aux employés de travailler chez eux pour des particuliers, et même en ne dénonçant pas les vols de matériel.
Devant l’hostilité de la population et la complicité générale, Gomulka n’a pas osé sévir jusqu’ici, mais au bord de la catastrophe, il s’y est décidé sans doute sur ordre de Moscou. Il est peu probable que ces mesures soient très efficaces : la Pologne, les cadres mis en place par faveur du régime, sont corrompus et incompétents et de plus suspects à leurs administrés. On verra que Gomulka sera obligé de s’adresser aux Etats-Unis – une fois de plus – pour nourrir le peuple. Eisenhower enverra des vivres tirées des surplus américains. Un sentiment d’humanité doit prévaloir sur les préventions politiques. Et toute la Pologne attend son salut de l’Occident. On ne peut la décevoir.
CRITON