Criton – 1959-10-17 – Épreuve de la Démocratie

ORIGINAL-Criton-1959-10-17  pdf

Le Courrier d’Aix – 1959-10-17 – La Vie Internationale.

 

Épreuve de la Démocratie

 

Les élections anglaises ont apporté aux Conservateurs un succès confortable et consacrent le déclin du Travaillisme. Ce résultat ne faisait pour nous aucun doute. Cependant, au cours des dernières semaines, des sondages d’opinion avaient faussé les pronostics et fait prévoir un résultat serré, sinon douteux. Nous pensions qu’il s’agissait là plutôt d’une manœuvre pour tirer de l’apathie l’électeur qu’un triomphe assuré des « Tories » aurait incité à rester chez lui. La manœuvre a réussi et l’affluence aux urnes a été supérieure aux précédents.

 

Le Recul du Travaillisme

Bien que l’écart entre les voix recueillies soit bien inférieur (5,50%) au nombre de sièges obtenus par les deux Partis (325-258), le recul du Travaillisme aura des conséquences sur l’orientation future du Socialisme en Angleterre et aussi dans les autres pays d’Europe. M. Bevan, porte-parole du « Labour » et précédemment leader de l’aile gauche, a honnêtement convenu que la défaite venait surtout des jeunes électeurs votant pour la première fois. La jeunesse se détourne du vieux socialisme – comme du communisme d’ailleurs – parce que l’idéologie qui l’inspire est périmée et ne s’applique plus aux problèmes du monde actuel. Pour l’attirer, il faudra changer de slogan et de programme.

L’aveu de M. Bevan nous est précieux et parce qu’il vient d’un militant convaincu et intraitable, et parce qu’il confirme le sens que nous voyons ici depuis plusieurs années dans l’orientation de l’opinion. La révolution sociale n’est plus à faire, elle est faite, en Angleterre surtout. Vouloir la pousser davantage serait compromettre la prospérité et rompre l’équilibre social, substituer l’égalitarisme à l’égalité et enlever à l’individu les chances de faire valoir ses mérites. Dans un monde où le mot d’ordre est l’expansion, il faut promouvoir et favoriser le dynamisme et l’esprit d’entreprise, ce qui figure au programme des conservateurs. Les électeurs leur ont fait confiance.

 

L’Influence de MacMillan

Ils l’ont fait surtout à M. MacMillan qui a pris aux Travaillistes l’initiative des démarches pour la paix. L’apparente détente qui a suivi la rencontre Krouchtchev-Eisenhower l’a favorisé. Il s’est attribué le mérite de l’avoir préparée et les Anglais l’ont cru. Qu’il y soit ou non pour quelque chose, il a eu l’habileté de multiplier les initiatives sans rien sacrifier des intérêts britanniques, sans souscrire à aucun plan que pouvait recéler des pièges pour la sécurité de l’Occident, tandis que M. Bevan s’était engagé, s’il devenait Ministre des Affaires étrangères, à des compromis dangereux. Or, le nationalisme est encore très vif, même dans les couches populaires ; Bevan s’y est trompé.

 

Le Retour des Libéraux

Un autre résultat de ces élections, c’est la remontée modeste mais symbolique du Parti libéral. Il n’a pas gagné de sièges aux Communes, mais il a doublé ses voix, et cela aux dépens des Travaillistes. Les Anglais conservent le souvenir et peut-être la nostalgie du duel traditionnel des Whigs et des Tories qui alternaient au pouvoir. Certains voient que l’opposition dans le monde actuel où la lutte des classes n’a plus de sens, serait entre un certain conservatisme évolué et progressiste et un radicalisme éclairé, les différences politiques étant affaire de nuances et de personnel, plutôt que de principes. De plus, les rouages d’une société moderne avec ses administrations complexes, aussi bien publiques que privées, ne se prêtent pas aux réformes de structure. Celles-ci résistent aux changements de dirigeants et même de régime. Nous en faisons l’expérience en France actuellement.

 

Krouchtchev à Vladivostok

Sur le plan international, peu de choses à signaler. On a su enfin ce qui s’est passé lors de la visite de Krouchtchev à Vladivostok. Pour la première fois, il a reçu directement les doléances de la population en se mêlant à elle. Elles illustrent bien le régime : lorsque la venue du chef a été annoncée, brusquement les magasins qui étaient vides se sont trouvés approvisionnés comme par enchantement ; les bureaucrates alertés ont placé en vitrine toutes les réserves soigneusement cachées. « Revenez souvent » a dit la foule à Krouchtchev. Elle s’est plainte également de ne manger que du hareng, – alors que le port s’ouvre sur les mers les plus poissonneuses du globe – et par moments de conserves – surplus sans doute des usines qui travaillent pour l’exportation.

 

En Irak

En Irak, la situation est toujours confuse à la suite de l’attentat auquel a échappé le général Kassem. Nassériens et communistes s’agitent. Les radios arabes continuent de lancer leurs attaques sur le dictateur de Bagdad. La position de celui-ci, en équilibre entre les factions, semble toujours précaire. Il y a eu, paraît-il, un grand nombre d’exécutions ;  le couvre-feu reste en vigueur. Malgré les redevances pétrolières, la conjoncture économique devient de plus en plus critique. La réforme agraire se heurte à de multiples difficultés et la récolte est très déficitaire par suite de l’incertitude où se trouvent les agriculteurs sur leurs droits et propriété. La balance commerciale accuse un lourd déficit ; la révolution du 14 juillet 1958 n’est pas payante. N’était la trêve observée par Londres et par Moscou, l’anarchie et la guerre civile auraient déjà désorganisé complètement le pays.

 

L’Argentine

Par contre, les nouvelles d’Argentine sont meilleures : après la double crise, l’une provoquée par les militaires et l’autre par les syndicats péronistes et communistes, le président Frondizi qui était au bord de la chute, a repris la situation en main. Avec son ministre de l’économie Alsogaray, il poursuit un redressement difficile avec l’aide massive de capitaux étrangers, surtout américains. Il a les moyens de réussir grâce, semble-t-il, à l’appui tacite des éléments modérés de la population qui comprend son but et souvent ses efforts. Le cas de l’Argentine est particulièrement intéressant car c’est un pays à mi-chemin entre les industrialisés et les sous-développés, c’est pourquoi les Etats-Unis et les Soviets ont mis tout en œuvre pour l’orienter vers leur système, les uns avec des capitaux, les autres par l’agitation sociale. Nous pensons toujours que Frondizi finira par s’imposer et que l’Argentine s’alignera peu à peu sur le système du Monde libre. Mais des obstacles énormes sont encore sur sa route.

 

                                                                                            CRITON