Criton – 1959-10-10 – Analyse Psychologique

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Le Courrier d’Aix – 1959-10-10 – La Vie Internationale.

 

Analyse Psychologique

 

Krouchtchev est allé à Pékin. Des conversations qu’il a eues avec les nouveaux et anciens dirigeants chinois nous ne savons rien, sinon qu’elles ont été fort longues. Au lieu de rentrer à Moscou pour fêter le dernier satellite de la lune, il est allé à Vladivostok. Il y a prononcé des discours dont rien n’a été transmis, ce qui n’est pas habituel.

 

La Visite à Vladivostok

Qu’allait-il donc faire à Vladivostok ? Rassurer les habitants de cette province lointaine et peu peuplée qui, après avoir vécu sous la menace japonaise, sent maintenant celle des Chinois. Déjà, vers 1930, sous prétexte d’espionnage, Staline avait procédé à l’expulsion de tous les Jaunes qui venaient s’employer dans le grand port sibérien. Aujourd’hui, Krouchtchev ne peut s’opposer ouvertement à l’immigration chinoise sans manquer à l’alliance et aux principes du Communisme, et l’infiltration reprend. Rappelons que depuis le lac Baïkal jusqu’à Sakhaline, soit sur 2.000 kilomètres de frontière, comme avec l’Empire céleste, la Sibérie orientale, indigènes compris, ne compte que 6 millions d’habitants.

 

Commentaires divergents

Tandis que Krouchtchev prônait à Pékin la fin prochaine de la guerre froide et l’entente entre les peuples, la presse chinoise continuait à vilipender les Américains, et le bombardement de l’île Quemoy avait repris. Voilà les faits. Les uns après les autres, les commentateurs jusqu’ici sceptiques, parlent de divergences entre les deux Grands du communisme. Un journaliste allemand va jusqu’à évoquer le vieux cliché de l’apprenti sorcier. Les Soviets, dit-il, ont promu et aidé le bolchévisme chinois. Ils ne sont plus capables aujourd’hui de le maîtriser. Il y a mieux à citer : le général Franco lui-même qui, entre parenthèses, a été depuis la guerre le plus clairvoyant des hommes d’Etat en la matière, a confié à un interviewer :

« Une chine en pleine croissance pose un grave problème pour la Russie. Le peuple chinois, par son nombre et son impérialisme, commence à devenir un cauchemar pour elle. Les divergences idéologiques entre l’U.R.S.S, et la Chine s’affirment chaque jour davantage. »

Pour être équitable, disons que les réfractaires à cette thèse disent que Russes et Chinois feignent de suivre des politiques divergentes. En réalité, ils sont d’accord pour se partager la besogne : l’U.R.S.S. clame son désir de paix pour endormir l’Occident, tandis que la Chine maintient la tension pour garder au communisme un prétexte à renverser la vapeur au moment opportun. Comme toujours, la pensée humaine en présence d’un problème du futur, s’enferme dans un dilemme : l’antithèse et la thèse sont également plausibles. Nous persistons à croire pour notre part qu’il s’agit, comme le dit Franco, d’une faille dans le bloc communiste. Il y a trop longtemps que nous avons remarqué les premiers craquements et depuis, nous en avons signalé d’autres continûment.

 

La Psychologie de Krouchtchev

Depuis le voyage de Krouchtchev, c’est à qui s’est appliqué à peindre sa physionomie et à scruter ses états d’âme. On cherche à s’expliquer pourquoi il se fait apôtre d’une détente et quels intérêts il y a et surtout, s’il est sincère. Allons-y de notre propre analyse :

Il y a évidemment de son attitude présente, des motifs d’ordre tactique et des préoccupations nationales ; la Russie comme il s’en doutait et comme il a pu le voir aux Etats-Unis, est encore un pays sous-développé à beaucoup d’égards ; d’exceptionnelles réussites scientifiques ne changent rien à l’ensemble. Il voit aussi – il l’a dit- le moment où la suprématie qu’il convoite pourrait lui être ravie par la Chine. Il sait qu’en cas de péril jaune, l’U.R.S.S. est au premier rang pour supporter le choc. Mais cela, ce sont des raisons, sérieuses certes, d’ordre politique. Dans cet homme, il n’y a pas que la Raison.

Ambitieux, parvenu au faîte depuis la condition la plus humble, il est habité par le complexe courant des gens de cette sorte. Surpasser le voisin, l’humilier. Son dynamisme intérieur le pousse depuis son accession au pouvoir à montrer à l’univers que les Etats-Unis ne sont plus les premiers et les plus forts et qu’il fait et fera encore mieux qu’eux. La guerre dérangerait ses plans. Même une tension trop accusée inspire au monde plus d’effroi que d’admiration. C’est pourquoi, des accrochages au Tibet, aux frontières de l’Inde, au Laos ou à Formose le gênent. Elles ternissent la gloire du régime sans profit pour lui-même et pour l’U.R.S.S. Ce qui lui plait, c’est un concert de louanges pour sa réussite et même une approbation morale. Il se veut non seulement le plus fort, mais le plus pacifique, sinon le plus humain. Rien ne l’irrite plus que les allusions à sa complicité avec Staline. Il tient autant à faire valoir son génie que ses vertus. Il promène sa famille à présent et se scandalise de spectacles osés. Il se veut bienfaisant et effacer le souvenir, et de son ascension et de ses méfaits. C’est, avons-nous dit, un personnage de Gogol-ukrainien lui aussi ; un Tarass Boulba comme le serait aujourd’hui le vieux guerrier. C’est ainsi que nous nous le représentons, tel qu’il s’est révélé au cours du voyage aux U.S.A. Au surplus, il faut toujours tenir compte dans la conduite des hommes et surtout des puissants, plus encore de leur vanité que de leurs calculs. Celle-ci dicte ceux-là.

Ce qui ne veut pas dire que la paix du monde est assurée, loin de là. Elle est moins en danger qu’on ne pouvait le craindre, voilà tout. Au reste, les événements peuvent toujours être plus forts que les hommes.

 

Les Neutres contre Pékin

Il est intéressant de voir également l’autre face de cette divergence sino-russe. Ce n’est plus vers Moscou que se dirigent les attaques ou les critiques des non-engagés, mais vers Pékin. Tito et la presse yougoslave se déchaînent contre le « stalinisme » des dirigeants de Pékin ; Nasser rompt avec la Chine parce qu’au Congrès qui a illustré le dixième anniversaire de la révolution chinoise, le leader communiste syrien exilé, Bakdach, a insulté le Bikbachi. La Chine rouge n’a pas bonne presse, même en Afrique noire et musulmane, ce qui n’est pas mauvais pour nos propres intérêts en ce moment.

 

La Détente et le Problème Algérien

Cet air de détente qui souffle, qu’il soit naturel ou artificiel, peu importe, ne peut qu’avoir une influence sérieuse sur l’évolution du problème algérien. Il n’est plus, s’il l’a jamais été, un problème intérieur français, mais international et ne pourra être résolu que par une pression conjointe de l’intérieur et de l’extérieur. La prolongation du conflit est uniquement fonction des appuis sur lesquels le F.L.N. peut compter. Il est certain qu’ils se sont peu à peu dérobés. Encore faut-il qu’à l’inverse, une opinion diffuse dont les gouvernements étrangers traduisent toujours le sentiment prenne également parti pour la paix, telle que nous l’offrons. La conjoncture est propice. Nous pensons que l’occasion ne sera pas manquée.

 

Les Grèves aux Etats-Unis

Les grèves aux Etats-Unis, celle des dockers après celle de la métallurgie vont, comme prévu, prendre fin par voie d’autorité.

La paralysie de l’économie qui commence à gagner le pays, impose au président Eisenhower le recours à la loi Taft-Hartley qui lui donne le droit de remettre les grévistes au travail pour 80 jours. D’ici là, espère-t-on, le climat aura changé. Au moment où les Etats-Unis subissent les plus cruels revers d’amour-propre de leur histoire, on ne parvient pas à comprendre l’obstination des Syndicats dirigés par les éléments les plus anti-communistes de la nation. Ils l’ont montré à San Francisco, dans leur colloque avec Krouchtchev. Là encore, les passions partisanes, non pas politiques mais professionnelles, l’emportent sur le devoir élémentaire de solidarité qui s’impose au pays en ce temps de dépression morale. Privilèges du patronat contre privilèges ouvriers, rien ne prévaut contre ces droits en conflit. Il serait temps pourtant de tourner la page.

 

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