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Le Courrier d’Aix – 1959-09-05 – La Vie Internationale.
Éclaircie
La Visite du président Eisenhower en Europe a balayé les nuages noirs du ciel diplomatique. Accueil chaleureux, triomphal même à Bonn et à Londres ; l’entente restaurée entre partenaires atlantiques. En apparence, sinon en profondeur, le changement de climat est complet. A cela, deux raisons : D’abord un plan arrêté dans les quatre capitales pour rétablir l’unité occidentale avant l’aller et retour de Krouchtchev et d’Eisenhower aux U.S.A. et en U.R.S.S. Peut-être avait-on même donné trop de publicité aux désaccords pour mieux ensuite célébrer la concorde. L’opération a pleinement réussi.
Mais un autre facteur a joué, non plus artificiel, mais spontané, le don de conciliation de Ike, son influence morale sur les masses, la confiance universelle qu’il inspire des deux côtés de l’Atlantique. Il est de ceux dont la présence est apaisante et dont la parole stimule les bonnes volontés. Avec les interlocuteurs les plus difficiles, dans les circonstances les plus tendues, il a toujours su éviter les éclats. C’est là tout ce qu’il a apporté en politique car les résultats pratiques de ses 7 ans de pouvoir dans l’ordre international sont bien minces.
Par contre, sans lui, la désintégration du Monde libre n’aurait probablement pu être évitée. Les peuples lui en sont reconnaissants et l’ont montré. L’opération visite a été également bien montée sur le plan électoral. M. MacMillan pourra affronter les urnes le mois prochain avec confiance ; le prestige du Chancelier Adenauer, ébranlé par sa candidature révoquée à la présidence de la République a retrouvé tout son éclat. Il se peut même que les résultats de l’entrevue de Paris affermissent notre Vème République.
Non seulement il n’est plus question de discorde entre Alliés, mais le Premier Anglais, d’après la radio française elle-même, aurait plaidé notre cause auprès d’Eisenhower, ce qui paraît un peu ironique. Le chancelier Adenauer l’a fait également et sans nul doute avec plus de sincérité. La venue à Paris a donc été entourée d’un filet de bons propos rendant en quelque sorte obligatoire une entente générale. Cela dit, on verra lorsque les oriflammes seront rentrées ce que vaut exactement cette unité de propos.
Krouchtchev et Adenauer
Krouchtchev, de son côté, a préparé ses visites. Il ne pouvait faire moins que de s’associer à la bonne volonté occidentale. Il s’est même plu à trouver encourageante la réponse d’Adenauer à la dernière note soviétique qui était plutôt acerbe. Cette lettre du Chancelier, qui a surpris ses amis et ses adversaires, est d’une grande habileté. Stigmatisé pour son intransigeance, traité de revanchard à l’Est, il s’est placé en flèche dans la joute pour la coexistence pacifique. Il a même affirmé n’être pas par principe hostile au socialisme ou au communisme « qui pourraient être nécessaires à un certain stade du développement des nations », entendez par là que ce stade, dépassé par l’Allemagne est encore celui de l’U.R.S.S., la formule est adroite.
Tout cela aura-t-il sur les vraies négociations prochaines une influence positive ? Si sceptique que l’on soit, cela n’est pas impossible. L’énigme des relations futures entre la Chine et l’U.R.S.S. demeure entière. Une inflexion de la politique soviétique ne saurait donc être exclue. Il est significatif que Krouchtchev n’ira pas seul aux U.S.A. Il sera accompagné de toute sa famille, femme, fils, filles et gendres et de l’écrivain Cholokhov. Il sent combien le désir de connaître l’Amérique est puissant en Russie. Peut-être même un obscur sentiment de solidarité de la race blanche joue-t-il dans l’inconscient de l’âme slave. N’excluons pas l’optimisme.
Les Embarras de l’Inde
En attendant, la pression chinoise sur le Laos d’une part, sur les confins de l’Inde d’autre part ne s’est pas desserrée, au contraire. Sans exagérer les dangers, il est évident que la position de Nehru est lourde d’embarras. Les incidents de frontière avec les Chinois en Assam, les émeutes de Calcutta, la crise entre le ministre de la guerre Krishna Menon et les chefs de l’armée, l’émotion populaire suscitée par l’écrasement de la révolte tibétaine, cela fait beaucoup de soucis à la fois.
Le premier résultat de la tension sino-indienne a été la rencontre inattendue entre Nehru et son rival pakistanais Ayoub Khan. Devant les menaces qui s’amassent aux frontières de la péninsule, les querelles mineures doivent s’apaiser. Une entente indo-pakistanaise, à laquelle les Occidentaux anglais et américains travaillent depuis longtemps n’est plus exclue. L’agression chinoise ne sert pas la cause du communisme en Extrême-Orient. Chou en Laï ne s’en soucie sans doute pas, mais la politique de Moscou s’en trouve affectée.
Les Mécomptes de Pékin
D’ailleurs, c’est de Pékin que nous viennent les nouvelles les plus intéressantes sur les succès de l’expérience communiste. L’heure des aveux, que nous pressentions, a sonné. Les dirigeants ne pouvaient s’y soustraire. Les fabuleuses statistiques du « bond en avant » que nous avions passées au crible l’an dernier étaient bel et bien forgées. Pékin leur fait subir une chute verticale : qu’on en juge : pour 1958 la production d’acier évaluée à 11 millions de tonnes est ramenée à 8, celle des céréales de 375 à 250, celle du coton de 3,3 à 2,1. Pour 1959, le plan prévoyait 18 millions de tonnes d’acier, il est ramené à 12 ; 525 millions de céréales, ramenées à 275 ; le coton de 5 à 2,4. On voit que les statistiques chinoises ont de l’élasticité. Les mécomptes ont été d’ordre divers, les intempéries d’un côté, les erreurs de l’Administration de l’autre, l’ensemble a créé une situation difficile et une certaine confusion idéologique. Mais pour les dirigeants chinois, on ira de l’avant quand même jusqu’à l’épuisement des énergies, coûte que coûte.
Les Conquêtes Chinoises
En effet, si le bond en avant dans le domaine de la production a trébuché, la formidable poussée migratoire du monde chinois se poursuit. Tibor Mende, le spécialiste souvent cité ici, était récemment dans le Sin-Kiang et en Sungari, qui confinent aux colonies musulmanes de l’U.R.S.S. Il a pu voir se déverser dans ces déserts les cohortes de pionniers chinois envoyés par Pékin pour occuper et exploiter le pays. Dans l’histoire du colonialisme, il n’y a guère d’exemple plus caractérisé que celui-là.
Comme cela s’est produit entre 1948 et 1956 en Mongolie intérieure, plus récemment en Mongolie extérieure, aujourd’hui au Tibet, des centaines de milliers, peut-être des millions de Chinois s’intègrent à la population autochtone et la submergent ; déjà en Mongolie intérieure, Il y a 7 Chinois pour un indigène. Les Ouïgoures du Sin-Kiang, nomades et musulmans, n’étaient que 4 millions en 1959 ; le pays en 1959 compte 6 millions d’habitants. Si prolifique que soit la race, le surplus ne peut être leur fait. Des villes s’édifient, des chantiers se propagent grâce au labeur des vagues de fourmis bleues venues de l’Est. Et le contact est établi ou près de l’être entre les déserts que les Chinois conquièrent et ceux que les Russes ont colonisé depuis un siècle ; le chemin de fer venu de Lan Chow, en Chine, approche du réseau soviétique de Kirghizie près d’Alma Ata. Au nord de Pékin, en passant par Oulan-Bator en Mongolie extérieure, il rejoint le transsibérien.
Nous renvoyons nos lecteurs aux cartes récentes de ces régions encore peu connues. Ils verront le cheminement rapide de cette migration. Comme le reconnaît Tibor Mende, cette transformation de l’Asie centrale, à un tel rythme, pose à la politique soviétique des problèmes nouveaux. Les conséquences, dit-il, en peuvent être énormes. Tout à fait d’accord.
CRITON