Criton – 1959-08-29 Amertumes

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Le Courrier d’Aix – 1959-08-29 – La Vie Internationale.

 

Amertumes

 

Le retour de vacances, pour l’observateur de la chose politique s’entend, est assez mélancolique. Dans un monde en évolution rapide, il semble que seule la mentalité des hommes d’État n’a pas changé. Dissensions comme toujours, sinon plus que jamais, entre les Démocraties ; astuces calculées et toujours réussies des dictatures. L’opinion internationale tremble devant les coups de force et fait le silence sur les faibles qui luttent pour leur propre cause : Tibet, Laos, Algérie aussi.

 

Fin à Genève

Les grotesques Conférences de Genève sont terminées – enfin – exactement comme prévu, sans résultat. Ces longs mois de palabres, de dîners, d’allées et venues, ont peut-être permis de gagner du temps, mais au profit de qui ? Les Russes ont dirigé le jeu avec leur obstination calculée et les autres se sont laissés mener où l’adversaire voulait en venir, au voyage de Krouchtchev aux U.S.A.

 

Le Voyage de Krouchtchev aux U.S.A.

L’origine de cette décision est obscure. Nixon paraît avoir forcé la main à Eisenhower. Mais celui-ci n’était-il pas résigné par avance ? Nixon est le type du politicien qui dans toutes les démocraties voit les choses sous l’angle électoral. Il prépare son élection à la Maison Blanche, et tout ce qui peut l’y aider est bon. Non qu’il néglige les intérêts  nationaux, mais ceux-ci lui paraissent toujours coïncider avec ses ambitions. « Quand je serai président, on verra ». Malheureusement, ce qu’on voit alors, ne ressemble guère à ce qu’on espérait. Cependant, cette invitation faite à Krouchtchev a divisé l’opinion américaine. Les plus avisés y ont vu un succès personnel pour le Russe qui ne cachait pas son désir d’être reçu là-bas comme l’égal du président. Satisfaction de prestige personnel, calcul politique aussi car cet accueil officiel aux U.S.A. consacre aux yeux du monde et surtout des Satellites, la puissance de l’U.R.S.S. et constitue une reconnaissance de fait de ses conquêtes. Personne, après, n’osera les remettre en question.

Par contre, pour la masse des Américains, celle qui intéresse Nixon candidat, cette visite éveille un espoir. L’Américain moyen s’imagine que l’ancien mineur ukrainien ne sait rien des U.S.A. et qu’ébloui par le mode de vie américain, il se convertira au pacifisme. Cette idée naïve est largement répandue. C’est évidemment un sacrifice d’amour-propre, pense-t-on, mais la paix vaut bien cela ; qu’il vienne et qu’il voie et il sera convaincu. L’orgueil national a de ces faiblesses.

 

La Tactique Soviétique

De fait, la tactique soviétique a été très habile. Dans les pourparlers de Genève, la question de Berlin n’a pas fait un pas. Par contre, les Russes ont, sans rien conclure, laissé aux Anglo-Américains, quelques espoirs d’accord sur l’arrêt des expériences nucléaires. Par ce biais, ils touchaient l’opinion en Angleterre et aussi aux U.S.A. qui redoute la prolongation des expériences pour la santé des populations et aussi la venue dans le club nucléaire des Français et des Chinois. En réalité, ce ne sont là que manœuvres et il y a assez d’obstacles en réserve pour que la négociation future échoue, si les communistes le veulent.

 

Le Grand Dessein

Par ailleurs, nous pensons que toute cette mise en scène diplomatique autour de Berlin et ces échanges de visites et d’expositions, ne sont qu’un écran de fumée. Nous l’avons déjà dit. Les Russes savent bien qu’ils ne peuvent avancer vers l’Ouest sans risquer la guerre. En tâtant la résistance de l’Occident sur ce terrain, ils n’ont fait que maintenir leur initiative diplomatique comme par le passé et concentrer l’attention des atlantiques sur une question, brûlante, mais secondaire.

Le dessein profond des Soviets est en Extrême-Orient. Ils poussent les Chinois à de nouvelles conquêtes en Asie. Le Tibet vient de passer sous leur joug, maintenant le Laos. Demain, les pays libres de l’Himalaya, quelques morceaux au bord de l’Inde ; puis le Cambodge, le Sud-Vietnam, auront sans doute leur tour. Cette invasion du Sud-Est asiatique méthodiquement et lentement organisée par Pékin mettra les Américains en difficulté. Il ne paraît guère possible de défendre efficacement le Laos quand on reçoit Krouchtchev à Washington. Le moment pour les Chinois est bien choisi, avec l’accord des Russes. Rappelons que Ho Chi Ming était à Moscou en juillet.

De plus, tandis que les Chinois s’enfoncent vers le Sud, on peut détourner leurs ambitions de la Sibérie, de la Mongolie et du Turkestan. Les Soviets attendent l’heure où la Chine sera aux prises avec les Etats-Unis et jusque-là lui donneront les moyens d’affronter la lutte. Comme en 1945, ils comptent n’intervenir qu’à l’heure où les deux adversaires, l’un épuisé et l’autre lassé, la Chine ne sera plus un danger et l’Amérique une proie aussi difficile. La domination mondiale de l’U.R.S.S., impossible à l’heure présente, ne peut avoir de chances qu’après un conflit sino-américain.

Reste à savoir si les Chinois et Chou en Laï en particulier, qui en ruse s’entendent aussi bien que Krouchtchev, se prêteront à ce dessein. On a vu qu’à Formose, ils ont su s’arrêter. La grande énigme de l’histoire de demain est là.

 

La Discorde Atlantique

Revenons aux questions pénibles : la discorde des partenaires atlantiques, non plus en face de l’adversaire, ce qui pourrait se comprendre, mais entre eux et sur des problèmes qui ne touchent qu’eux-mêmes :

La mésentente cordiale entre la France et l’Angleterre est devenue une véritable hostilité. On peut dire que depuis Fachoda, jamais les Britanniques n’avaient montré autant de hargne à notre endroit. La campagne de presse, montée à la fois par les organes travaillistes et conservateurs, montre que rien de la vieille rivalité n’est oubliée.

De la part des Travaillistes, cela ne saurait surprendre. Ils ne nous ont jamais épargnés. Leur hostilité englobe aussi bien leur coreligionnaire Guy Mollet, que le Général de Gaulle. Les Conservateurs par contre, sans être tous francophiles, montraient à l’occasion de l’indulgence et même quelque partialité en notre faveur.

Mais aujourd’hui où leur Empire est à peu près liquidé, ils ne peuvent supporter l’idée que nous conservions quelque parcelle du nôtre. Le Gouvernement anglais jusqu’ici était plus réservé que la presse et que les agents en Afrique. Mais des actes tels que la constitution d’un comité pour l’Algérie à la Chambre des Communes avec la participation des Conservateurs, l’invitation officielle à Sékou Touré et les intrigues à peine voilées, à la récente Conférence de Monrovia (qui s’est déroulée ce mois-ci) où le F.L.N. était représenté et avait hissé son emblème, montrent qu’il s’agit non d’un mouvement d’opinion, mais d’une politique délibérée.

 

L’Isolement de la France

Ce qui est particulièrement grave, c’est de constater que l’attitude anglaise a encouragé un peu partout une hostilité latente à notre égard. La lecture des journaux étrangers en ce moment est affligeante. Même la presse suisse nous cherche querelle. On retrouve les caricatures odieuses des Anglais reproduites ou imitées jusque dans les quotidiens allemands fidèles à Adenauer. En Italie, les réserves et les critiques, polies mais pertinentes ne manquent pas. Sans doute, un certain ton ici n’est pas très sympathique à l’extérieur, mais cela ne suffit pas à expliquer ces mouvements d’humeur. Il est juste de dire aussi qu’une certaine presse en France, la plus lue à l’étranger, fournit à nos détracteurs des arguments quotidiens et cela hélas, n’est pas nouveau non plus.

N’étaient les Etats-Unis qui gardent la mesure, le don exceptionnel de conciliation du président Eisenhower et le fait que le Président de Gaulle a le bonheur de n’avoir pas de nerfs, on se demanderait avec appréhension ce que les négociations qui vont s’ouvrir à Bonn, à Londres et à Paris vont nous apporter. Jamais cependant, le simple bon sens n’a recommandé à l’Occident plus de solidarité. Mais devant des intérêts vrais ou supposés, de très vieux complexes de rivalité, de jalousie se réveillent. On ne cesse de demander à l’humanité en possession de tant de biens matériels, un supplément d’âme. Les politiciens des deux mondes n’en ont guère acquis.

 

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