Criton – 1959-08-01 – L’Économique et le Social

ORIGINAL-Criton-1959-08-01  pdf

Le Courrier d’Aix – 1959-08-01 – La Vie Internationale.

 

L’Économique et le Social

 

Plutôt que de commenter les progrès en russe de M. Nixon et les propos extravagants de M. Krouchtchev à l’exposition américaine de Moscou, ainsi que le film genevois, nous nous bornerons aux choses sérieuses.

 

La Grève de l’Acier aux U.S.A.

La grève des aciéries aux Etats-Unis dure depuis deux semaines et le conflit ne paraît pas près de sa fin. Elle revêt une importance exceptionnelle alors que la grève aux U.S.A. est d’ordinaire un fait divers.

D’abord, elle intervient au moment où, comme nous l’avons vu, les prix américains sont si élevés que la capacité de concurrence de l’industrie à l’extérieur est menacée. Les exportations baissent. Les producteurs européens vendent avec un succès croissant sur le marché intérieur. Ensuite, toute hausse de salaire dans une branche capitale comme l’acier, avec ses répercussions sur l’ensemble des prix, pousse la spirale inflationniste et dégrade le pouvoir d’achat du dollar. Les autorités ne cessent de sonner l’alarme. La grève s’est produite à un moment défavorable pour le syndicat,

L’opinion aux U.S.A. a toujours respecté le droit à la grève comme un attribut essentiel de la liberté et l’a supportée sans récrimination, même quand elle gêne le confort des citoyens. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les grandes centrales ont mauvaise presse depuis les scandales du Syndicat des camionneurs dont les dirigeants ont été convaincus d’escroqueries et de pratiques illicites. Leur procès dure encore et a beaucoup nui à la réputation du mouvement ouvrier. Enfin, les travailleurs de l’acier qui gagnent 1.500 francs de l’heure, ne sont pas favorables à la grève qui leur a été imposée par ceux qui prétendent parler en leur nom, et qui, en fait, ne représentent qu’un cinquième de l’effectif, comme en Europe d’ailleurs.

 

La Réserve du Gouvernement

Le gouvernement Eisenhower avait les moyens légaux – la loi Taft-Hartley – pour imposer un délai et un arbitrage aux parties. Il ne l’a pas fait, si bien qu’une épreuve de force est engagée entre le Syndicat et les Patrons, malgré le préjudice subi par le pays tout entier. Des millions de travailleurs vont chômer parce que les usines devront s’arrêter, faute d’acier. Le public et certains chroniqueurs comme Lippmann, reprochent à l’Administration cette passivité.

La question a un aspect idéologique. Au nom de l’intérêt national, – mais en temps de paix – le Gouvernement a-t-il le droit et le devoir de s’immiscer dans un conflit d’intérêts qui doit se régler entre les parties en toute liberté ? A un an d’élections générales, le Président hésite à s’engager et à engager son Parti. OU bien les Syndicats seront battus et l’Administration républicaine pourra affirmer qu’elle a laissé jouer les institutions, ou bien la grève aura réussi et le Parti pourra tirer avantage de n’avoir pas contrecarré l’action ouvrière, au contraire de l’ex-président Truman, démocrate, qui en pareilles circonstances, avait fait usage de la loi. Le poids électoral des syndicats est assez grand et il peut jouer en faveur des Républicains, comme des Démocrates, selon la tactique de l’heure.

 

L’Aspect Social

Mais il y a aussi un aspect social qui est plus intéressant. Le patronat de l’acier ne veut pas céder pour d’autres raisons.

D’abord, il ne veut pas renouveler les contrats d’échelle mobile qui poussent à une hausse constante des prix. En période de dépression, comme l’an dernier, ce sont ces contrats qui ont empêché la baisse. En effet, l’échelle jouant avec retard, les hausses de salaires interviennent sur une hausse antérieure du coût de la vie et le pouvoir d’achat supplémentaire ainsi distribué, relance cette hausse, alors qu’une baisse se serait normalement produite et aurait brisé l’inflation.

En second lieu, et ceci est capital : la puissance du syndicat de l’acier avait fini par paralyser l’autorité des responsables patronaux. Il fixait le droit à l’embauche, s’opposait aux licenciements des travailleurs en surnombre, décidait des heures de repos et l’horaire du travail n’était plus respecté. C’était une sorte de cogestion de l’entreprise occulte et irresponsable. De plus, le syndicat était hostile au progrès technique et particulièrement de l’automation. Or, il est de règle sacrée aux Etats-Unis dans les rapports entre employeurs et employés, c’est que ceux-ci n’assumant et ne voulant assumer aucune responsabilité, pour ne pas compromettre les occasions de débattre leurs conditions de travail, ceux qui sont responsables doivent diriger sans interférence d’aucune sorte, pour assurer la bonne marche de l’entreprise. Pas de responsabilité, pas de cogestion est la règle.

On voit par là l’intérêt du conflit actuel : ou bien le syndicalisme américain exigera une participation dans l’organisation du travail et il sera coresponsable des résultats obtenus, ou comme par le passé, il se contentera de marchander des avantages et le patronat décidera s’il est préférable de céder ou de continuer la lutte. On voit à quel tournant se place le syndicalisme américain.

Doit-il demeure libre, sans se soucier des incidences extérieures à son action, ou doit-il s’associer aux responsabilités de l’entreprise et par-delà celle-ci, tenir compte de l’intérêt national ? Et quel sera alors le rôle des pouvoirs publics ? Doivent-ils intervenir au nom de cet intérêt ? Problème à la fois idéologique et social qui intéresse le monde libre tout entier.

A cela s’ajoute un autre débat particulier aux U.S.A. La législation depuis un siècle a combattu les trusts. Les tribunaux continuent de les poursuivre et il n’y a effectivement plus de monopoles aux Etats-Unis. Le syndicalisme maintenant unifié n’est-il pas devenu un trust, un état dans l’Etat qui peut paralyser la vie du pays à sa guise ? L’opinion américaine est là-dessus très susceptible. De furieuses discussions ont eu lieu déjà contre le monopole syndical et les restrictions à l’embauche des non-syndiqués. La grève actuelle met la question en pleine lumière. Le syndicat de l’acier et son chef, M. Mac Donald ne paraît pas en bonne posture. C’est l’opinion qui décidera du conflit.

 

Le Marché Commun et l’Organisme de Stockholm

Comme nous le disions en janvier, l’application du Traité de Marché Commun dépend de la conjoncture économique. Défavorable, le projet serait resté théorique, favorable comme cela est heureusement le cas, les étapes prévues ont quelques chance d’être franchies sans encombre. On parle même, pour profiter de la situation, d’accélérer l’application du traité de Rome et les entretiens Pinay-Erhard ont été poussés dans ce sens, malgré les hésitations françaises. Du côté des autres Sept (ils sont sept à présent), un accord pour une zone de libre-échange a été conclu à Stockholm ; plan assez limité en fait et qui ne présente pas d’opposition fondamentale à un accord ultérieur avec le Marché Commun. On en vient peu à peu à l’idée – évidente dès l’abord – qu’il ne saurait y avoir d’association exclusive durable entre un groupe limité de pays sans risque de guerre économique avec les autres et que toute libéralisation douanière n’a de portée que si elle s’étend à tous. Le Marché Commun, comme l’entend Erhard, n’est qu’une étape. Il l’a dit dès le premier jour. De même pour la zone de Stockholm. Reste à trouver une formule qui synchronise les réductions de tarif de l’ensemble des participants et ultérieurement de tous les pays du G.A.T.T.

Le principe étant aujourd’hui reconnu, le temps fera le reste, si toutes les économies continuent leur expansion et que la prospérité demeure générale. A noter que la Grèce et ensuite la Turquie et la Tunisie vont être associées au Marché Commun. Pour la Tunisie, et sans doute le Maroc, cela dépend pour beaucoup du règlement de l’affaire algérienne dont nous persistons à espérer la conclusion à un terme relativement proche.

 

Le Voyage du Négus

Signalons enfin un voyage qui mériterait une étude approfondie, celui du Négus d’Ethiopie à Paris et à Lisbonne.

L’Afrique est, on le sait, tenaillée de mouvements contraires. IL est significatif qu’Haïlé Sélassié se soit rendu dans les capitales des puissances coloniales, surtout au Portugal, qui seul de toutes n’a pas encore cédé un pouce de ses droits tant en Afrique qu’en Inde et même à Macao. C’est que le Négus est un Empereur chrétien et qu’il doit résister à la fois au panarabisme de Nasser qui travaille l’Erythrée et les Somalies et le panafricanisme nationaliste de tendance socialisante à la fois de Nkrumah et Sékou Touré. Le Négus a en plus, des difficultés avec l’Angleterre favorable, comme on sait, à la constitution d’une Grande Somalie qui serait musulmane. On se demande d’ailleurs les raisons de cette attitude anglaise : croient-ils de leur intérêt de nous évincer de Djibouti ? En bref, le Négus a besoin d’appuis pour résister aux ambitions qui l’encerclent. Il en trouvera.

 

                                                                                            CRITON