Criton – 1959-09-26 – Interprétations

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Le Courrier d’Aix – 1959-09-26 – La Vie Internationale.

 

Interprétations

 

Les résultats du voyage de Krouchtchev aux Etats-Unis ne seront connus qu’à la longue. Actuellement, on ne peut qu’espérer qu’elles n’auront pas aggravé les relations Est-Ouest. En effet, de part et d’autre, cette tournée a été marquée de nombreuses maladresses. Krouchtchev a humilié les Américains par ses critiques et les a inquiétés en leur rappelant constamment la puissance de l’U.R.S.S. et le déclin fatal des U.S.A. De leur côté, les Américains ont irrité leur hôte en cherchant à l’embarrasser. Le tout n’a fait que mettre dans une lumière crue, une profonde incompréhension réciproque.

 

Dialogue Acéré

Les Américains se sont comportés avec le maître de la Russie comme ils le font d’ordinaire avec leurs dirigeants et avec les étrangers qu’ils reçoivent, selon le mode démocratique. Ils leur posent les questions qui intéressent le public, qui sont presque toujours épineuses et désagréables pour l’interpellé, et cela sans le moindre souci de déférence. Quand il s’agit de représentants de pays amis ou de leurs propres gouvernants, cela se passe avec bonhommie parce que les ministres sur la sellette ont l’habitude des mœurs parlementaires et des conférences de presse et savent s’en tirer avec des réponses calculées pour ne pas les compromettre. Krouchtchev, outre sa brutalité et son irritabilité naturelle, est un homme accoutumé à être applaudi, quoi qu’il dise, par des auditeurs avides de lui plaire et qui tremblent pour leur poste. La manière américaine lui semble une insulte à sa toute puissance et il le fait sentir.

 

Chine et U.R.S.S.

Des propos qu’il a tenus, un seul nous a paru remarquable. Il a dit au maire de San Francisco :

« Vous Américains êtes encore le premier pays du monde, mais pas pour longtemps ; vous serez bientôt le second et plus tard le troisième » et « quel serait alors le premier ? » demanda M. Christopher, « La Chine » répondit Krouchtchev.

Voulait-il humilier son interlocuteur ou était-il sincère ?

Cette question revêt une grande importance, car elle met en présence deux thèses : si l’U.R.S.S. accepte l’idée que la Chine puisse devenir un jour plus puissante qu’elle, c’est qu’elle compte sur la solidarité et l’alliance éternelle des deux peuples. Dans ce cas, le communisme serait un lien assez fort pour que jamais un conflit d’intérêt ou d’ambition ne les oppose. Alors, disons-le, notre sort à nous Européens, ne laisserait pas grand espoir. Si, au contraire, comme nous le pensons, ce n’est là qu’une boutade de plus ; si sous couleur de communisme, Russes et Chinois ont forgé un instrument de domination, d’abord sur les hommes qu’ils gouvernent, ensuite sur les peuples qu’ils comptent asservir un à un, le moment viendra tôt ou tard où leurs ambitions les opposeront et où l’un des deux étouffera l’autre de préférence en faisant faire la besogne préalable, par un troisième ; le troisième, c’est-à-dire les U.S.A. Les tenants de la thèse du Communisme monolithique et inébranlable sont impressionnés par la situation présente ; l’action coordonnée et disciplinée de ce qu’ils appellent une religion, obéissant partout au même mot d’ordre donné d’en haut pour le succès de la cause, et cela sans aucune considération pour les personnes ou les intérêts de ceux qui l’exécutent.

Nous en avons en ce moment un exemple en France où les communistes se séparant de tous les mouvements de gauche dont ils sollicitent désespérément la collaboration, prennent sur l’ordre de Moscou, position contre l’offre du Général de Gaulle aux Algériens.

 

Un Conflit Idéologique en Puissance

Cela n’est qu’un aspect de la question. Les Soviets se servent de leurs créatures comme d’un outil au service de leur politique. Par contre, ils savent traiter en hérétiques ceux qui leur résistent. C’est le cas de Tito qui n’est ni plus ni moins communiste que Krouchtchev. Nous n’aurions aucune peine à écrire le discours que Chou en Laï pourrait faire pour montrer que les Soviets sont des déviationnistes de droite, qu’ils ont ignoré le vrai communisme et trahi la cause en osant critiquer les Communes du peuple, qui sont l’image du communisme authentique (en quoi il a raison), etc..

Au surplus, nous avons pour notre thèse, non seulement le passé mais le présent : les journaux et la radio de Pékin n’ont parlé qu’entre deux faits divers, du voyage de Krouchtchev aux U.S.A. et ils n’ont même pas mentionné la visite que celui-ci doit faire à Pékin à son retour. Nous admettons volontiers que cela n’est pas probant, mais à tout le moins cela ne témoigne pas d’une solidarité très active, et en Chine comme en U.R.S.S., les indices, même faibles, trompent rarement. Nous le disons par expérience : si les Occidentaux avaient été plus perspicaces, ils auraient prévu le Pacte Molotov-Ribbentrop de 1939 et l’attaque d’Hitler contre l’U.R.S.S. de 1941 au moins trois mois à l’avance.

Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas de mois, mais d’un avenir indéterminé. Nous nous y tenons. Si le communisme n’était qu’une foi, il serait depuis trois ans terriblement en baisse dans l’opinion du monde et son déclin ne serait qu’affaire de temps. Malheureusement, c’est un instrument de puissance incomparable et de ce côté, il est plus fort que jamais. Mais la volonté de puissance porte toujours en soi le germe de sa propre destruction.

 

Destitutions à Pékin

Au surplus, les commentateurs ne portent aux événements de Chine qu’une attention, disons, distraite. On parle encore de Mao Tsé Tung comme du maître de Pékin, alors qu’il n’est depuis plus d’un an qu’un président occasionnel, un figurant dont on expose le portrait à la foule pour qui il est le symbole du régime. On n’a guère remarqué que le vieux compagnon de lutte de Mao, le maréchal Peng De-huai, jusqu’ici ministre de la Défense, a été limogé ces jours-ci ainsi que le général Huang qui passait pour un fidèle de Mao. Ils ont été remplacés par le Maréchal Lin Piao, le bras droit de l’actuel président Liu Shao-Chi qui a succédé à Mao. D’autres importants remaniements ont eu lieu et l’on dit – mais ce n’est qu’un bruit – que Chou en Laï lui-même n’est pas assuré de demeurer en place.

 

La Grève de l’Acier aux U.S.A.

Le voyage de Krouchtchev aura peut-être des conséquences assez imprévues. La grève de l’acier aux U.S.A. continue, sa durée est sans précédent, et le moment est proche où la pénurie d’acier va paralyser l’une après l’autre les grandes industries de transformation comme l’automobile ; les pertes pour l’économie américaine sont déjà considérables et la balance des paiements des Etats-Unis en souffre d’autant plus qu’elle donnait déjà de sérieuses inquiétudes. Si la balance commerciale reste positive, bien que de plus en plus faiblement, les importations d’acier d’Europe et du Japon s’ajoutant aux exportations de capitaux dues aux programmes d’aide à l’étranger et aux investissements américains sur notre continent et ailleurs affaiblissent le Dollar et  accélèrent les sorties d’or. Le malaise a gagné la bourse qui a sérieusement fléchi. Si bien que la grève de l’acier provoque dans le monde des affaires une gêne croissante.

L’administration Eisenhower n’intervient pas. Elle ne le fera sans doute que lorsqu’il sera clair que le mouvement est assez impopulaire pour que le syndicat s’avoue battu. Le public ne peut admettre, devant les menaces que Krouchtchev adresse à la Nation, qu’une part considérable de ses moyens soit paralysé par des considérations de prestige et d’intérêts professionnels, qui au surplus, ne sont pas défendables en ce qui concerne les salaires. La grève est un luxe que les Américains ont l’habitude de s’offrir. Les temps sont changés. Il faut travailler pour survivre.

 

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