Criton – 1960-01-09 – 1960

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Le Courrier d’Aix – 1960-01-09 – La Vie Internationale.

 

1960

 

L’an 1960 s’ouvre sur un concert de prévisions optimistes : Paix et prospérité. Il est d’usage que l’on voie l’avenir avec les couleurs du présent, surtout quand celles-ci sont roses et de fait le Monde libre n’a jamais paru aussi prospère. Bien des nuages cependant persistent ; quelques déceptions ne sont pas exclues, surtout en ce qui nous concerne la France demeurant le pays qui a les plus sérieux problèmes à résoudre.

 

La Technique et l’Homme

L’optimisme du monde actuel se fonde sur la foi dans la technique beaucoup plus que sur le progrès humain, et cela est aussi clair d’un côté du rideau de fer que de l’autre. La puissance de l’homme réside dans ce qu’on croit être sa capacité de résoudre n’importe quelle difficulté matérielle. Le bien-être général qui en résulte contraindra l’humanité dans son ensemble à une coexistence pacifique. C’est là un raisonnement que beaucoup tenaient déjà en 1914. Est-il plus valable aujourd’hui, qu’alors ? Il est certain que le développement de l’énergie nucléaire avec les destructions dont elle est capable est un épouvantail infiniment plus sérieux que les canons de 1914. Cela exclut vraisemblablement l’hypothèse d’un conflit total généralisé. Mais les nations ont d’autres moyens pour s’opposer les unes aux autres. Sans un progrès de la conscience, rien ne peut empêcher les égoïsmes nationaux de s’affronter.

 

La Crise des Institutions Européennes

Or, cet ascendant des forces morales n’est guère manifeste, surtout chez les dirigeants. On voit la diplomatie demeurer dans ses querelles traditionnelles et ses méthodes classiques ; la rivalité internationale plus âpre que jamais. A cet égard l’an 1959, si favorable dans l’ordre économique, a plutôt marqué une régression, surtout en Europe. Toutes les institutions internationales destinées à rapprocher les peuples ont montré leur impuissance. Nous avons vu le pool charbon-acier, la C.E.C.A., se disloquer puisque la Belgique a pratiquement cessé de se soumettre à son autorité. Le Marché Commun, lui aussi, théoriquement valide se fond peu à peu dans une vague détente douanière élargie d’ailleurs à d’autres pays et il a vu se dresser en rival la petite zone de libre échange des autres Sept. L’idée d’une communauté politique qui avait fait l’objet d’efforts sincères des deux côtés du Rhin, paraît maintenant exclue : l’Europe des patries, c’est-à-dire des antagonismes d’intérêts, l’emporte sur l’idée de communauté.

 

Le Marché Commun et les Produits de la Communauté

Un fait récent l’illustre bien. C’est le refus – on n’en a pas parlé – de nos partenaires européens d’inclure des produits originaires des territoires d’outre-mer dans une préférence douanière conforme à l’annexe II du Traité de Rome. Or cette inclusion des pays africains dans le Marché Commun était le principal avantage de cette institution car il liait à l’Europe, et d’abord à la France, ces nouveaux Etats indépendants parce qu’il leur ouvrait des débouchés assurés. Faute de quoi, nous devrons le faire nous-mêmes et comme nos possibilités d’absorption et nos ressources financières ne le permettent pas, ces pays devront chercher ailleurs les clients et par conséquent les fournisseurs qui leur manquent. On voit par là qu’en se dérobant à la construction européenne on perd, non seulement des avantages moraux, mais encore des bénéfices matériels. Ceux qui voyaient dans l’Eurafrique le gage d’une solidarité étendue aux deux Continents, à la fois politique et économique, n’étaient pas utopistes, mais des réalistes. Ceux qui l’ont fait échouer pourront en mesurer les conséquences.

 

La Vague d’Antisémitisme

L’aube de 1960 a été marquée par un phénomène aussi curieux qu’inattendu : une vague d’antisémitisme qui a pris naissance en Allemagne fédérale avec le retour sur les murs des croix gammées et son extension à divers pays d’Europe et même au-delà, jusqu’en Australie. Cette simultanéité est troublante, et fait naturellement penser à une action concertée de provocations organisées à l’échelle mondiale. Si l’on applique l’adage : le fait, celui à qui cela profite, on pense soit au communisme pour discréditer l’Allemagne de Bonn et ressusciter le spectre du nazisme, soit encore au Caire qui chercherait à soulever l’opinion contre les prétendues menaces du sionisme.

Jusqu’ici cependant, on n’a pas de preuves que l’une ou l’autre de ces organisations, communisme ou panarabisme, soit à l’origine de cette vague d’insultes à l’endroit des Juifs. A notre avis, il s’agirait plutôt d’une forme d’épidémie sociale assez analogue au fond à la grippe, dans l’ordre physiologique ; à rapprocher d’une autre épidémie, celle des blousons noirs ou des teddy-boys, et autres hooligans qui ont atteint la jeunesse aussi bien à Paris qu’à Londres et Moscou. Ces affections morales sont généralement bénignes et guérissent d’elles-mêmes. Il ne faut donc pas dramatiser et voir partout un complot ; au contraire, ces manifestations ont comme la maladie un caractère spontané et irrationnel. Cela montre toutefois à quel point l’éducation morale est lente et comme elle se heurte à des instincts tenaces et aberrants.

 

La Moisson en U.R.S.S.

Il y a quelques jours, à Noël, Krouchtchev a fait au Comité Central du Parti à Moscou des révélations assez instructives sur les récoltes de céréales en U.R.S.S. en 1959. Celles-ci ont été les plus mauvaises depuis cinq ans, la sécheresse y étant évidemment pour quelque chose. Cependant, M. Beliaev, membre du Comité et le Ministre de l’agriculture Mitkevitch ont été pris à parti pour leur négligence. Au Kazakhstan, pays des terres vierges chères à Krouchtchev et où Biéliaiev est le premier secrétaire du Parti, on a renoncé à moissonner 1 million 168.000 hectares de blé, 32.000 machines étant hors d’usage pour le faire. Nous disons bien 1.168.000 hectares et si le lecteur croit que nous nous moquons, nous le renvoyons à « La Pravda » du 27 décembre.

Mais le plus fort de l’affaire, n’est pas là : c’est que le camarade Beliaev a omis, par prudence, d’informer de la situation le Ministère à Moscou, qui aurait pu, s’il l’avait su, envoyer toutes les machines nécessaires qui étaient, parait-il disponibles ailleurs. Nous confions l’anecdote, un peu forte on en conviendra, aux partisans obstinés du dirigisme d’Etat en matière agricole. Cela en dit long aussi sur les vertus de l’organisation soviétique.

 

L’Évolution de la Société Russe

Et cependant ce monde aussi bouge : la Société soviétique est en évolution : le niveau de vie, encore modeste, se relève et ces progrès donnent des préoccupations aux maîtres du Parti. Comme on l’a constaté ailleurs, sinon partout, dès qu’un peu de bien-être succède à la misère, l’esprit de revendication se manifeste : On signale de-ci, de-là et même dans les campagnes, des grèves, des réunions hostiles à tel officiel mis par le Parti à la tête d’un kolkhoze ou d’une fabrique. Les particularismes locaux, régionaux, provinciaux créent de petites guerres entre organismes ; les livraisons de marchandises à l’Etat sont souvent fort au-dessous des prévisions, chacun cherchant à soustraire à son profit ce qui doit revenir à la collectivité. Nous verrons ultérieurement comment l’Etat soviétique s’efforce de ramener la discipline et de figurer, par de nouvelles institutions, les traits de la future société soviétique.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1959-12-26 – Le Succès de la Diplomatie

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Le Courrier d’Aix – 1959-12-26 – La Vie Internationale.

 

Le Succès de la Diplomatie

 

Le célèbre reporter italien Montanelli étant ces temps-ci en Israël, il a interviewé le Ministre des Affaires étrangères, Madame Golda Meir qui lui a décrit son métier en ces termes :

« Ne croyez pas que ce soit drôle d’être ministre des affaires étrangères : on travaille, on travaille et on n’aboutit jamais à rien. On croit quand on a envoyé telle ou telle instruction à un ambassadeur, avoir réglé un problème. Pas le moins du monde. Commence seulement la bataille des notes, des mémorandums, des protocoles. Aux propositions succèdent des contre-propositions. Des semaines, des mois se passent à ergoter sur une phrase, à subtiliser, sur une interprétation. Des mots, des mots, et rien que des mots. »

Voilà un aveu qui illustre bien la nature des conférences qu’elles soient au sommet ou à un autre échelon.

 

La Conférence Occidentale au Sommet

Celle qui vient de s’achever à Paris n’échappe pas à la règle. Heureusement, tous les participants s’en sont retournés satisfaits. Chacun parle de succès parce qu’il a obtenu que son idée personnelle figurât dans une formule bien pesée et rédigée avec art. La suite, et on nous promet beaucoup de suites, nous apprendra, si elles ont une portée quelconque.

 

L’Évolution du Continent Noir

Pendant ce temps, la débâcle africaine se précipite. Ne parlons pas de la « Communauté ». Anglais et Belges participent au mouvement. Elections au Nigéria, dont l’indépendance sera effective en Octobre. La victoire est restée à l’actuel premier Ministre qui représente la partie Nord du territoire. Les Partis de l’Ouest et de l’Est restent minoritaires au parlement ; les antagonismes de race et de religion demeurent. Pour l’heure, une certaine sagesse anime les dirigeants, à la fois pro-occidentaux, fidèles au Commonwealth et hostiles au panafricanisme. Mais l’équilibre entre les factions est précaire. Au Tanganyika, ex-colonie allemande, les Anglais essayent de constituer un état type sur une base multiraciale, grâce à la modération exceptionnelle du leader africain local. Les autochtones sont 9 millions en face de 25.000 Européens et autant d’Asiatiques. On votera et les Noirs prendront le pouvoir avec la promesse d’assurer à la minorité le respect de ses droits. Les Anglais voudraient constituer un modèle qui pourrait servir aux territoires voisins, le Kenya et la Nyassaland. Mais la situation n’est pas la même. A Nairobi, de nouvelles émeutes ont éclaté et le leader noir, M. Mboya est un extrémiste. De même au Nyassaland où cet été les violences ont été particulièrement meurtrières. M. MacMillan va se rendre sur place pour s’éclairer sur la situation.

Au Congo belge, le Roi Beaudoin a mis en jeu son prestige pour tenter d’apaiser les esprits ; l’accueil a été tumultueux, hostile ici, favorable ailleurs. Cet immense pays, le Congo belge, n’a d’autre unité que celle que les hasards des explorations ont constituée sous l’égide de Bruxelles. Les mouvements d’indépendance ne peuvent aboutir qu’à l’éclatement. A l’Est, la riche région des mines de cuivre n’entend pas suivre le courant de Léopoldville. Au mieux, on pourrait aboutir à une confédération plus ou moins lâche. Il est probable que cela n’ira pas sans violences. Les Belges ont été pris de court par la rapidité des événements. Ils en accusent la contagion venue du voisin Congo français avec lequel il n’est pas impossible que la région côtière du Congo belge se fédère. Ce qui pourrait poser des problèmes délicats à la diplomatie.

 

Les Afro-Asiatiques à l’O.N.U.

Un autre problème se pose, que l’on n’a pas, ou peut-être pas voulu remarquer. L’indépendance successive des pays africains va amener les nouveaux Etats à siéger à l’O.N.U. comme membres à part entière ; c’est même l’attribut auquel leurs dirigeants tiennent le plus. D’ici peu, la majorité des deux tiers requise pour l’adoption des résolutions appartiendra aux afro-asiatiques avec l’appoint assuré de certains latino-américains. Les grandes puissances occidentales perdront tout contrôle et leurs voix, même associées, seront sans effet. Leur situation ne sera guère confortable et une crise de l’O.N.U. n’est pas improbable. C’est sans doute pour cela que M. H., le président entreprend une tournée africaine. Souhaitons-lui bonne chance. Il se souvient sans doute, comme nous, que c’est ainsi – toutes choses égales – qu’a sombré la S.D.N.

Il n’y a d’ailleurs pas que les Occidentaux à se trouver dans l’embarras. L’U.R.S.S. et ses satellites sont aussi bien menacés – on l’a vu lors du débat sur la Hongrie -. Ce pourrait bien être là un des motifs de la « détente » ; c’est aussi en prévision de cette nouvelle répartition des voix que les Etats-Unis, tout comme l’U.R.S.S. ont été si réticents chaque fois qu’il s’est agi de constituer une force militaire à la disposition de l’O.N.U. Une assemblée de diplomates, sans moyens d’intervention, n’est pas bien dangereuse, il en serait autrement si on lui donnait des armes.

 

Les Difficultés de la C.E.C.A.

Abordons un sujet moins sombre, qui concerne aussi une assemblée internationale, la C.E.C.A. : un accord est intervenu entre la Haute Autorité du pool charbon-acier et le Gouvernement belge, pour faire face à la crise charbonnière.

Les entrées de charbon du pool en Belgique, seront ramenées à 3 millions de tonnes, c’est-à-dire réduites à 40% du niveau actuel, cependant la Belgique continuera d’exporter dans les autres pays de la C.E.C.A. qui ont eux aussi – la France et l’Allemagne et la Hollande – des excédents accumulés sur le carreau des mines, les 2 millions de tonnes qu’elle leur envoie actuellement. Enfin, on dénoncera les contrats d’importation de charbon américain. Passons sur les autres clauses de ce règlement compliqué qui n’ira pas sans heurts ni récriminations.

Quoi qu’il en soit, voilà une institution qui n’a que sept ans d’une existence plutôt agitée qui en arrive, pour résoudre la crise charbonnière belge, à rétablir les frontières et les contingentements qu’elle avait précisément pour mission d’abolir ! Voilà pour les économistes et les planificateurs un sujet de méditation un peu cruel. Les surprises de la vie économique ont tôt fait de dérouter les vues de l’esprit. Heureusement, les institutions survivent à tout, même à leur inutilité, voire à leur malfaisance.

 

La Rentabilité des Entreprises en U.R.S.S.

Une étude attentive et passablement compliquée des chiffres du budget et du dernier plan soviétique, permet de se faire une idée approximative du rendement de l’industrie et de l’agriculture en U.R.S.S. On peut aussi se rendre compte qu’à quelques exceptions près – comme le pétrole – l’économie soviétique n’est pas rentable au sens où nous l’entendons. A vrai dire presque aucune entreprise d’Etat n’est rentable, même en Occident, même dans les pays les mieux organisés, mais le déficit des entreprises russes dépasse de beaucoup ce que nous supportons. En gros, c’est à peine le tiers en moyenne de leurs besoins de fonctionnement, d’amortissement et d’investissements que les organismes soviétiques arrivent à couvrir par leurs propres moyens : le reste est fourni par l’Etat, c’est-à-dire par le contribuable et comme en U.R.S.S. les impôts directs sont négligeables (l’impôt sur le revenu va même être supprimé), c’est le consommateur même et surtout le plus modeste qui fait les frais. Comme M. Krouchtchev avait raison de dire : « Si les capitalistes géraient leurs affaires comme nous, il y a longtemps qu’ils auraient fait faillite ».

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1959-12-19 – La Crise de l’Alliance Atlantique

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Le Courrier d’Aix – 1959-12-19 – La Vie Internationale.

 

La Crise de l’Alliance Atlantique

 

La Conférence occidentale au sommet est proche. Les ministres de l’Alliance Atlantique se sont réunis. Une telle confusion règne partout, qu’on attend l’arrivée du Président Eisenhower, fort de sa tournée triomphale, pour mettre un semblant d’accord entre les membres de l’aéropage ; ce sera la plus grande épreuve de ses talents de conciliateur. Car il aura devant lui, et les politiques qui ne s’entendent pas, et les militaires qui sont partagés entre le service qu’ils doivent aux gouvernements et les exigences de leur profession.

 

La Crise de l’Alliance Atlantique

Une seule clarté se dégage de ces brumes : l’isolement de la France. L’Alliance Atlantique n’a de sens que si elle sert un plan commun. Une coalition peut s’entendre en temps de guerre. Encore faut-il qu’un chef suprême s’impose pour décider de la stratégie. Au surplus, l’exemple invoqué des deux guerres n’est pas convaincant car la plupart des échecs sont venus de l’absence d’une coordination suffisante. La guerre, en 1944 aurait été terminée sans les divergences anglo-américaines issues de questions de prestige. Les différends actuels viennent autant des conceptions de certains que du sentiment que la guerre n’est plus à craindre. Ce qui devrait être une raison d’éviter de vaines querelles qui, si elles n’ont pas grande importance sur le plan militaire, en ont énormément sur le plan politique.

La France a à résoudre un problème qu’il n’est pas exagéré de qualifier de vital : l’Algérie. Tout ce qui peut donner l’impression à l’adversaire que la France n’a pas d’appuis extérieurs, l’encourage à ne pas chercher de compromis. Les récents débats à l’O.N.U. sur la question algérienne, pour académiques qu’ils soient, servent toutefois de baromètre. Malgré les déclarations plus que libérales du 16 novembre, malgré les événements plus récents de St-Louis du Sénégal, la France n’a pas gagné de voix dans l’opinion internationale. Il suffit de lire la presse étrangère pour s’en convaincre.

Il fallait tout sacrifier même des questions de prestige ou d’amour-propre, pour faire pencher la balance, car il n’en faut pas beaucoup – un rien peut-être – pour qu’elle verse dans un sens ou dans l’autre. Nous ne donnons pas là un jugement personnel. Nous résumons seulement l’avis exprimé ou implicite de tous les commentateurs étrangers – sans exception, ce qui est rare – à quelques nuances près. Cela est d’autant plus regrettable qu’il règne actuellement dans le camp occidental, une véritable euphorie produite d’abord par la prospérité générale qui passe toute prévision et aussi par la perte d’audience du communisme, comme le voyage d’Eisenhower en Inde l’a montré avec éclat. Celui qui passe pour être comme on dit familièrement, l’empêcheur de danser en rond, n’a pas bonne presse.

 

Moscou et Pékin

On assure que Krouchtchev aurait dit : les menaces de la Chine aux frontières de l’Inde sont une véritable tragédie pour la cause du communisme. Se non e vero .. ce doit être sa pensée.

De fait, les gens de Pékin se tiennent cois. Ils n’ont pas répondu à la dernière note de Nehru. L’affaire reste en suspens. Il est vraisemblable que comme celle de Quemoy et Matsu, elle le demeurera jusqu’à des temps plus favorables. Les Soviets ont assez de moyens de pression sur la Chine, pour l’obliger à s’aligner. Mais il est hors de doute maintenant que les relations entre les deux apôtres du communisme ne vont pas sans heurt et que si Pékin réussissait à développer sa puissance militaire et économique, le conflit ne tarderait pas à reparaître.

L’Occident a marqué là un point d’importance dont les Etats-Unis avaient grand besoin. Ils ont su l’exploiter à fond. Depuis la fin de la guerre, c’est là leur premier succès. Dans la lutte électorale de 1960, pour la Présidence, les Républicains ne manqueront pas de l’exploiter.

 

Le Voyage de Dillon en Europe

Si dans l’ordre militaire, au N.A.T.O., l’harmonie ne règne pas, sur le plan économique, moins encore. La tournée du ministre américain Douglas Dillon, n’a pas eu le même succès que celle du Président. Les Etats-Unis, contrairement à ce que l’on pouvait craindre, tiennent fermement pour le Marché Commun, non seulement parce que le risque qu’il devienne un bloc économique fermé a disparu, mais surtout parce qu’il est pour eux le gage d’une coopération politique entre les Six. Ce qui obligera ceux-ci, malgré leurs divergences, à conserver peut-être malgré eux, une certaine solidarité à laquelle les Etats-Unis attachent beaucoup de prix. Ils pensent avec raison que l‘interpénétration des industries continentales et l’implantation en collaboration avec elles des entreprises américaines, constitueront un faisceau d’intérêts assez fort pour imposer aux écarts des politiciens, un frein efficace. Ces groupes de pression les contraindront à la sagesse.

 

Les U.S.A. et la Petite Zone de Libre-Échange

Par contre, les Etats-Unis sont nettement hostiles à la petite zone de libre-échange qui leur paraît non seulement un obstacle à la bonne entente entre Européens, mais aussi à l’établissement d’une véritable égalité dans les rapports plus généraux entre tous les pays du Monde libre, donc à l’élargissement qu’ils souhaitent du commerce international. Dillon ne l’a pas caché à Londres, et Londres est obligé d’en tenir compte. La Livre a repris quelque vigueur, mais comme le Franc, elle n’est pas à l’abri des rechutes. Et malgré les traverses actuelles du Dollar, celui-ci demeure l’arbitre des fluctuations monétaires. Washington tient  le Fonds Monétaire International et de ce fonds dépend l’équilibre des devises en difficulté. Aussi la querelle des Six et des autres Sept devra s’aplanir. C’est d’ailleurs une querelle assez artificielle et plutôt un moyen de pression des uns sur les autres qu’une profonde opposition d’intérêts. Il suffit de consulter les statistiques des échanges pour voir qu’une petite guerre commerciale entre les deux ensembles perturberait à ce point les courants des transactions en Europe, que devant les dégâts un armistice s’imposerait avant peu.

Si la conjoncture demeure aussi brillante des deux côtés de l’Atlantique, on peut être optimiste. On mettra les circonstances à profit pour ouvrir les vannes dans toute la mesure du possible et il faut rendre hommage aux responsables de notre économie, qui prennent en ce moment dans ce domaine des dispositions courageuses, qui, si on les avait prédites il y a deux ans, auraient paru invraisemblables. On voudrait en dire autant de la politique en général et surtout de l’extérieure.

 

La Justice en U.R.S.S.

Autre signe des temps assez curieux : la justice soviétique s’humanise, ou du moins, on proteste jusque dans la « Pravda » contre l’arbitraire, de règle jusqu’ici. Dans les procès criminels, le rôle de la défense était inopérant. L’avocat ou bien ne faisait qu’accabler son client pour satisfaire les juges, ou s’il remplissait son rôle, se faisait rabrouer par le tribunal et risquait sa carrière. Souvent même, on ne l’entendait que pour la forme et la sentence avait été décidée auparavant par les juges entre eux. Comme de plus la justice n’est pas plus gratuite en U.R.S.S. que dans nos démocraties, le plaignant pauvre n’avait, au civil, que peu de chances d’être entendu, et le plus souvent renonçait à porter sa cause. La justice soviétique ressemble étrangement à celle des Tsars que les écrivains du XIX° siècle ont décrite. Il parait que l’on va changer tout cela. L’intention y est. Reste à savoir si les faits suivront.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-12-12 – Le Sens de la Détente

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Le Courrier d’Aix – 1959-12-12 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de la Détente

 

Le Voyage du Président Eisenhower

Le président Eisenhower accomplit son périple d’Asie en un moment opportun. Bien qu’il soit difficile de faire la part dans l’enthousiasme populaire entre la sympathie qu’il inspire et les réjouissances dont il est l’occasion, il semble bien que la présence de l’Amérique, en sa personne, a un effet rassurant dans ces pays que l’impérialisme chinois a profondément troublés. Pour beaucoup d’asiatiques, même parmi l’élite, le communisme apparaissait comme le gage du progrès et de la libération de l’influence et de l’ancienne domination occidentale. La répression au Tibet et les provocations aux frontières de l’Inde ont marqué un pénible réveil. Un nouveau conquérant plus dur que l’autre apparaissait à leurs frontières. La réaction plus ou moins profonde, est sensible partout, de la Mer de Chine à l’Océan Indien et au Golfe Persique.

Les Soviets ont, dès le début, mesuré ce qu’allait coûter à leur prestige l’agression chinoise. Ils s’en sont désolidarisés et quoi qu’en disent certains, ils l’auraient empêchée s’ils l’avaient pu. Pour faire contre-poids, Krouchtchev a accentué sa politique de détente.

 

La Détente : Tactique et Sincérité

On se demande dans cette attitude, ce qui est tactique et ce qui est sincère. En politique, la bonne foi n’est jamais entière, la mauvaise n’est pas toujours absolue. C’est le cas ici. Tactique d’abord : les Russes, selon l’expression de Spanel, ont usé de la méthode de l’hypnotiseur. Ils ont forcé leurs adversaires à concentrer leur attention sur un foyer lumineux pour paralyser leur volonté et détourner leurs regards et leurs pensées de tout autre objet, que ce soient leurs faiblesses internes ou leurs manœuvres en d’autres points. Le blocus de Berlin de 1948 et l’ultimatum sur le même Berlin en 1958, sont des illustrations de cette méthode qui a toujours réussi. Avec du courage et de l’audace, les Américains auraient pu en 1948 faire reculer Staline comme les Franco-Anglais en 1936 auraient fait s’effondrer Hitler.

Cette tactique russe était indispensable tant que les Soviets étaient les plus faibles et que les U.S.A. dominaient grâce à leur arsenal nucléaire. Elle ne l’est plus aujourd’hui où les deux puissances s’équilibrent et où l’U.R.S.S. avec son armée de terre ne craint personne. La détente est le luxe de ceux qui ont persuadé le monde qu’ils sont les plus forts. En se faisant aimables, ils peuvent regagner des sympathies dont ils ont grand besoin, et surtout diviser les Alliés que la peur rassemblait.

Voilà pour la tactique de la détente. Mais dans une certaine mesure et c’est la part de sincérité – cette détente correspond à un besoin et même à une aspiration. L’homme, Krouchtchev, parvenu au faîte de sa puissance, ne veut plus faire figure d’épouvantail. Le discours qu’il a prononcé à Budapest est assez curieux à cet égard. Il a cherché des excuses à l’intervention de l’armée rouge en Hongrie : on se serait moqué de nous si nous ne l’avions fait ; nous aurions perdu la face, a-t-il dit en substance. Et puis le vaste Empire russe, le dernier empire colonial encore debout, est travaillé de l’intérieur par la contagion des nationalismes. On n’a pas assez remarqué qu’au cours de ces derniers mois, les dirigeants politiques et les préposés aux services de sécurité ont été changés, tant dans les pays baltes à l’Ouest, que dans toutes les provinces musulmanes de l’Asie russe. Le ferment national commençait à faire lever la pâte. Le moment a paru bon à Krouchtchev de désarmer ses adversaires du Monde libre en prêchant la détente. De nouvelles répressions et des attitudes provoquantes auraient accentué le malaise intérieur.

 

La Course aux Armements

Tout cela d’ailleurs, est attitude et au fond le changement de climat n’est pas bien profond. Le thème de la future rencontre au sommet sera le désarmement. C’est un thème qui a beaucoup servi en paroles ; en réalité, si l’on ne consulte que les faits, la course aux armements n’a jamais été plus rapide. Krouchtchev a parlé récemment de sa visite aux usines qui fabriquent 250 fusées intercontinentales. De ce côté ici, les pourparlers entre M. Watkinson (anglais) et son collègue allemand F.-J. Strauss, ont abouti à un accord qui va doter l’armée fédérale de la fusée « Blue-water » qui pourra porter une tête nucléaire. Les Allemands ont commandé des chars « Centurion » anglais en même temps que les Suédois. Ils ont commandé aussi des engins anti-char et anti-aériens et ont établi des plans avec les Anglais pour construire des avions du dernier type. Ils en fabriquent aussi de modèle américain. L’Allemagne va consacrer plus de 1.200 milliards à sa défense cette année. Dans tous les pays, l’industrie des armements travaille à plein et les projets s’étendent sur des années. On voit que si Krouchtchev, Eisenhower, MacMillan et le Général de Gaulle décident au printemps de détruire toutes les armes, le matériel ne manquera pas.

A vrai dire, cela ne porte pas à plaisanter. Outre le terrible gaspillage de capitaux et d’énergie qu’elle comporte, cette frénésie d’armements qui s’étend même à l’Asie et à l’Afrique ne rend pas l’avenir rassurant. Tôt ou tard, les armes finissent par servir et pas toujours contre ceux auxquels elles étaient destinées.

 

Encore la Chine

A l’autre bout du monde, en Chine, l’exploitation de l’homme par l’Etat use de méthodes draconiennes. Ce sont surtout les paysans qui en font les frais. Comme nous l’avons relaté, la misère y a atteint un tel degré qu’un bouleversement du régime n’est pas exclu. Or, on sait que beaucoup de techniciens donnent la Chine populaire en exemple aux pays sous-développés pour sortir précisément de leur état. Nous nous sommes livrés à des calculs pour nous faire une idée du rendement du système.

La Chine exporte des produits alimentaires comme le riz, enlevé à la ration du peuple, mais dans des proportions relativement faibles, pour 650 de nos milliards, environ, c’est-à-dire 1.000 francs par habitant. Cela pour acheter des matières premières comme le caoutchouc nécessaire à l’industrialisation. On se demande comment ce prélèvement modeste a pu réduire à une quasi famine, non seulement les villes mais les campagnes, surtout alors que le Gouvernement de Pékin prétendait, on s’en souvient, avoir doublé sa production agricole en 1958. Il est vrai qu’il a reconnu depuis que les statistiques étaient fausses. Par ailleurs, la Chine a investi, en 1958-59, pour l’industrialisation, environ 10 milliards de dollars ou l’équivalent, d’après les statistiques chinoises que nous prenons ici comme véridiques – sans garantie. – Cette somme pour 650 millions d’habitants, n’est pas énorme ; cela ne fait guère que 15 dollars (7.500 frs) par tête. Or, cela représente les travaux forcés à raison de 14 heures et parfois plus par jour sans repos hebdomadaire pour l’ensemble de la population épuisée par cet effort de galérien. Car d’après les observateurs, la condition actuelle du paysan chinois n’a de précédent dans l’histoire que les esclaves de pharaons et les galériens de Louis XIV ; les récits des réfugiés et leur dénuement physique en font foi. On voit par ces chiffres le rendement extrêmement faible de la contrainte, le gaspillage fantastique d’efforts et les souffrances stériles que cela représente.¨

Les paysans russes, lors de la collectivisation de Staline en 1929, ont connu un sort analogue. 15 millions en sont morts. Le résultat n’en fut pas meilleur. Les progrès de l’industrialisation russe se sont faits surtout depuis la guerre, lorsque les conditions de travail se sont adoucies. Encore ces progrès, si on les juge non par certaines réalisations spectaculaires, mais par les résultats d’ensemble sont-ils très médiocres par rapport aux sacrifices consentis. Il ne faut pas trop faire souffrir les peuples, disait un jour Paul Reynaud. Le gouvernement de Pékin ferait bien de méditer cette parole.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-12-05 – La Politique et l’Économie

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Le Courrier d’Aix – 1959-12-05 – La Vie Internationale.

 

La Politique et l’Économie

 

Nous entrons dans la grande période des visites, tournées et colloques prévus au calendrier des rencontres internationales dont le périple du président Eisenhower sera la principale illustration, et la Conférence au Sommet l’ultime étape. Nous en suivrons le déroulement avec intérêt dans l’espoir d’y découvrir du nouveau. Ce qui d’ailleurs n’est pas certain.

 

Adenauer à Paris

Le voyage du chancelier Adenauer n’est pas une visite de courtoisie pour se féliciter des bonnes relations franco-allemandes. La politique française suscite à Bonn beaucoup d’appréhensions. Les Allemands qui veulent avant tout conserver la confiance et l’appui total des Etats-Unis, ne consentiront pas à un affaiblissement de l’Alliance Atlantique et sont opposés à toute prétention de défense autonome de l’Europe continentale. Il ne saurait être question pour eux de créer une troisième force, incapable au surplus, d’en constituer une vraiment efficace. Ils sont de plus hostiles à l’édification d’un armement nucléaire européen, auquel ils ont eux-mêmes renoncé et que détiendrait la France ; armement lui-même symbolique et de peu de valeur militaire. Ils comptent sur la force de frappe anglo-américaine pour les défendre. Ils ne sont pas très rassurés non plus par les colloques franco-russes où ils craignent de voir ressuscité une vieille alliance qui aurait pour objet de faire de l’Allemagne perpétuellement divisée, un tampon protecteur entre Français et Slaves. Enfin et surtout, peut-être, ils n’entendent pas faire du Marché Commun autre chose – sur le plan économique du moins – qu’un moyen d’élargir le commerce international à leur profit. Ils ont déjà rejeté le plan proposé par la France de brûler les étapes, c’est-à-dire d’abaisser de 20% en Juillet les tarifs entre les Six afin d’établir en même temps un tarif extérieur commun, comme le prévoit le Traité de Rome.

Dans cette hypothèse, la France réduirait ses tarifs douaniers à l’égard des pays extérieurs au Marché Commun, parce que ceux-ci sont actuellement les plus élevés, mais ses partenaires qui ont les plus bas, devraient en contre-partie, relever les leurs. Ni les Hollandais, ni les Belges, ni les Allemands ne l’entendent ainsi ; car cela ferait monter leurs coûts de production, partant le prix de la vie chez eux, tandis que la France les verrait baisser chez elle. Cette égalisation serait à notre profit et à leur détriment.

 

La Résurrection de l’U.E.O.

Les Anglais ont adroitement profité de ces divergences et ont pratiquement réussi à éliminer le Marché Commun en ressuscitant l’U.E.O. – l’Union Européenne Occidentale – fondée en 1954 et en sommeil depuis, qui comprend les Six de la petite Europe et l’Angleterre. Ils ont nommé à cet effet un ambassadeur, Arthur Tandy pour les représenter au Conseil du Marché Commun à Bruxelles, ainsi qu’à la C.E.C.A. à Luxembourg et à l’Euratom.

Parallèlement, Douglas Dillon, ancien Ambassadeur des U.S.A. à Paris va faire une tournée en Europe pour associer les Etats-Unis aux discussions. On s’achemine donc très rapidement, comme nous le disions la semaine passée, vers un accord multilatéral qui engloberait le Marché Commun, la petite zone de libre-échange avec l’Angleterre et les Etats-Unis et le Canada dans un système international d’échanges fondé sur la réciprocité.

Sur le principe, tout le monde est d’accord, y compris les Italiens, qui sont à Londres pour discuter des modalités d’une telle association. Comme l’avait, dès le début, dit le Dr Erhard, le Marché Commun n’est qu’une étape – franchie avant d’être réalisée – vers un élargissement du commerce international. Nous avons expliqué ici, dès le début, que la conception d’un Marché Commun européen protégé de l’extérieur, n’était pas viable. Cependant le projet, même non réalisé, a eu des effets considérables. Il a servi de départ ou de prétexte à la plus formidable connexion et coopération d’entreprises internationales que le système capitaliste ait connues.

En paraissant se préparer à un Marché Commun, on s’est en réalité mis en mesure d’affronter la concurrence sur le plan mondial, ce qui était absolument nécessaire. Parallèlement, on a vu la plus forte émigration de capitaux américains se répandre sur l’Europe continentale, non pour profiter des avantages hypothétiques du Marché Commun, mais pour tirer parti des conditions favorables du marché du travail dans ces pays, et cela pour le bien réciproque.

Il ne faut pas cependant se dissimuler que la position de la France dans la nouvelle conjoncture va se trouver difficile à cause des charges écrasantes que son budget et sa législation sociale font peser sur nos coûts de production. Notre budget est, en gros, supérieur de 30% à celui de l’Allemagne (42 milliards de marks, 65 milliards de Nouveaux Francs) et les charges sociales de 28 % en Allemagne sont de 42% en France. Il y a là un terrible problème. Le nouveau Franc supportera-t-il ce handicap si la concurrence joue à plein ?

 

La Situation en Allemagne Orientale

Passons maintenant de l’autre côté du rideau de fer.

A la veille de Noël, la situation de l’approvisionnement dans la République démocratique allemande n’est pas plus brillante qu’en Pologne. Les queues se forment devant les magasins. Le gouvernement Ulbricht voudrait éviter le retour aux cartes de rationnement, et il n’a rien trouvé de mieux que d’exhorter la population à modérer ses désirs ; le beurre est rare, les œufs et le lait manquent. De légumes, on ne trouve guère que des choux et des raves. Finalement, chaque consommateur devra s’inscrire dans une boutique d’Etat, et quand il aura reçu sa ration, il fera timbrer son passage par les soins d’un fonctionnaire de confiance. On voit le détour. Naturellement on accuse les spéculateurs et accapareurs qui sont responsables de la pénurie. Nous avons connu cela. Dans les campagnes, d’autres fonctionnaires s’assureront que les paysans livrent bien les quantités assignées. La vie est belle en D.D.R.

 

L’Accord Commercial D.D.R. – U.R.S.S.

Il ne faudrait cependant pas croire que le pays ne travaille pas. Au contraire, les normes sont lourdes et la production s’est considérablement accrue. Seulement, elle ne profite pas à la population mais à l’U.R.S.S. Précisément, les Soviets viennent de conclure avec la D.D.R. un traité de commerce qui s’étend jusqu’en 1965 et porte sur 50 milliards de roubles. On voit par là que la réunification de l’Allemagne n’est pas pour demain et que la question de la frontière Oder-Neisse qui a fait l’objet de frictions entre l’Allemagne fédérale et la France n’est guère d’actualité.

 

Un Système Colonial

Les détails de ce traité de commerce germano-russe sont très instructifs. En gros, les Soviets livreront à leurs protégés des matières premières nécessaires à l’industrie, le charbon, le fer, le coke, le pétrole, le coton, le bois dont la D.D.R. manque ; en échange, celle-ci livrera à l’U.R.S.S. des machines-outils, des produits chimiques, des navires, etc.,. en bref les Russes recevront le produit du travail des ouvriers allemands à des prix particulièrement avantageux, soit pour leur propre équipement, soit pour en faire cadeau aux pays sous-développés où ils veulent étendre leur influence.

Pendant ce temps, les compagnes des travailleurs feront la queue pour obtenir les articles sus-indiqués avec les maigres salaires de leurs époux. En bon français, cela s’appelait l’exploitation coloniale au temps lointain où il y avait de vraies colonies, aux XVII° et XVIII° siècles. Le même système s’applique partout, en Tchécoslovaquie, en particulier. On comprend que l’U.R.S.S. malgré la détente, n’a pas l’intention d’y renoncer. C’est pourquoi Krouchtchev s’est fait inviter par Kadar à Budapest. A vrai dire, l’exploitation n’est pas aussi fructueuse en Hongrie. Depuis 1956, le rendement est faible, sinon déficitaire. On cherche à l’améliorer.

 

                                                                                  CRITON

 

 

Criton – 1959-11-28 – Procès d’Intention

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Le Courrier d’Aix – 1959-11-28 – La Vie Internationale.

 

Procès d’Intention

 

La Résolution de l’O.N.U.

Les réserves, pour ne pas dire l’hostilité, que rencontrent à l’étranger certains aspects de la politique française n’ont pas tardé à se manifester à l’O.N.U. qui a condamné à la majorité des deux tiers le projet d’expérience atomique au Sahara, annoncé depuis si longtemps, ce qui diplomatiquement parlant n’est pas précisément habile. Quinze seulement des quatre-vingt-deux membres ont soutenu la France. Encore la plupart ne l’ont-ils fait que pour ne pas l’irriter. Les autres, dont un membre de l’Alliance Atlantique, le Canada, s’est joint aux adversaires.

Sans doute ce genre de résolution est purement platonique, comme toutes les décisions de l’O.N.U. Sans doute aussi cette manifestation est parfaitement injustifiée alors que toutes les expériences atomiques russes, anglaises et américaines n’ont fait l’objet d’aucune désapprobation. Et encore la Conférence de Genève qui en est à la cent trente ou cinquantième séance, on ne sait plus, et qui doit en principe suspendre les expériences atomiques, n’a fait que quelques pas de tortue depuis plus d’un an.

Si elle avait abouti, on aurait mieux compris qu’on nous invitât à respecter ses décisions. Juridiquement et moralement, notre droit à la bombe n’est pas contestable et c’est précisément ce qui est grave : on semble avoir voulu atteindre sur ce mauvais cas, l’ensemble d’une politique. Ce qui est plus grave encore, au moment où, pour résoudre le conflit algérien, il faudrait disposer de tous les appuis diplomatiques, ils se dérobent, ce qui donne à certains, sans doute à tort, le sentiment que l’on n’est pas tellement pressé de le résoudre.

 

La France et la Libération des Échanges

Cela est d’autant plus regrettable, que dans d’autres domaines, la politique française fait preuve d’initiatives courageuses qui rencontrent un assez large assentiment. D’une part, le ralliement progressif à la libéralisation des échanges et au développement du commerce international. L’intention première du Marché Commun qui devait être une association économique et politique limitée à six membres, fait place à un effort plus large qui tend à conférer, peu à peu à tous les partenaires de l’O.E.C.E. et bientôt à tous les pays du G.A.T.T., c’est-à-dire aux Etats-Unis et autres Etats d’outre-mer, les avantages primitivement assignés à la Petite Europe.

Cette attitude est de nature à rendre sans objet la querelle entre l’Angleterre et ses associés scandinaves et ceux qui l’ont suivie sans enthousiasme pour empêcher le Marché Commun de se fermer aux contacts extérieurs. Elle donne également aux Etats-Unis et au Canada, aux prises avec des déficits commerciaux qui les inquiètent, l’espoir d’un traitement égal et d’une libre compétition avec le reste du Monde libre.

Cette évolution à laquelle la France avait beaucoup de raisons et d’intérêt à faire obstacle ou du moins à retarder, elle paraît aujourd’hui au contraire, vouloir l’accélérer. Cela constitue une véritable révolution, si le mot n’était pas galvaudé, si l’on songe que depuis la Première Guerre Mondiale, sauf en quelques brefs intervalles, de 1927 à 1936, l’économie française a vécu ou plutôt végété à l’écart du monde, à l’abri d’un protectionnisme anémiant.

Évidemment, il y a encore beaucoup à faire pour que toutes les fenêtres soient ouvertes, pour que nous ne soyons plus un obstacle à la libre circulation des échanges ; mais les premiers pas sont faits, hardiment, et c’est le cas de le dire, ce sont ces premiers pas qui coûtent le plus. Le climat est changé, on s’en rend compte partout à l’étranger ; on s’en étonne même quelque peu, et l’on s’en réjouit. Car bien que nous n’occupions pas une place prépondérante dans le commerce international, une obstruction de notre part pouvait bloquer pour longtemps les circuits. On mesure en outre l’absurdité de certaines attitudes politiques quand on voit les socialistes français qui devraient par doctrine se féliciter de notre internationalisme économique, refuser leur appui à ces initiatives, alors qu’ils en approuvent d’autres, qu’en bonne logique, ils devraient regarder avec suspicion.

 

L’Indonésie et la Chine

Passons à l’autre bout du monde : En Indonésie, Après le drame du Tibet et le conflit avec l’Inde, la Chine rouge est en difficulté avec l’Indonésie. Le Gouvernement de Djakarta a décidé d’interdire le commerce de détail aux ressortissants étrangers dans les régions rurales. Ce commerce était, comme dans beaucoup de pays du subcontinent, aux mains des Chinois. Ceux-ci n’étaient pas précisément communistes, mais ils s’étaient plus ou moins affiliés au régime de Pékin dans l’espoir qu’ils seraient protégés par sa puissance contre l’hostilité des autochtones jaloux de leur pouvoir économique et financier. Effectivement, les communistes chinois soutenaient leurs ressortissants et quand le Ministre Subandrio est allé à Pékin pour discuter de ces projets de nationalisation du petit commerce, il fut reçu avec des injures et des menaces. Heureusement pour l’Indonésie, elle est séparée de la Chine par la mer, et malgré les pressions, Soekarno a passé outre. Le plus curieux de l’affaire, c’est que les communistes exigeaient que les Chinois d’Indonésie soient autorisés à exporter leurs capitaux hors du pays où ils s’étaient fixés. L’armée à Djakarta, qui a en la personne du Maréchal Nasution une forte autorité, a imposé l’interdiction que les politiciens hésitaient à appliquer.

Cet incident a une portée considérable parce que l’exemple pourrait être suivi partout où le commerce est aux mains des Chinois.  Pékin commence à ressentir les effets de sa politique agressive dans les pays où son influence avait beaucoup progressé jusqu’à l’an passé. La cohésion du groupe de Bandung s’en trouve ébranlée. Déjà, on l’a vu, les démêlés de la Chine avec Nasser avaient donné le signal.

 

Le Panafricanisme

Plus près de nous, on assiste aux vicissitudes du Panafricanisme dont Nkrumah au Ghana et Sékou Touré en Guinée, sont les protagonistes avec l’appui plus ou moins discret des Anglais (le Duc d’Edinbourg est à Accra). La politique panafricaine les met d’ailleurs dans l’embarras, car le plus important des pays d’Afrique, la Nigéria, qui va devenir indépendante en 1960, a pris formellement position contre les Etats-Unis d’Afrique. Le premier ministre Tarawa considère que l’Afrique Occidentale divisée en Etats est mieux apte à se développer que fédérée. Et la République de Libéria par son président Tubman, très lié avec les Etats-Unis d’Amérique, est du même avis. De même, Houphouët Boigny de la Côte d’Ivoire ; les ambitions respectives des nouveaux maîtres de l’Afrique noire entrent en conflit. Déjà entre Sékou Touré et Nkrumah, l’harmonie est loin de régner, et Léopold Senghor du Mali n’entend pas aligner sa politique économique sur celle du Guinéen.

En définitive, c’est l’attitude de la Nigéria, qu’on appelle déjà les U.S.A. d’Afrique noire, qui  décidera de la nature des liens entre les différents Etats indépendants ou semi-indépendants. Cette balkanisation de l’Afrique noire, comme l’appellent les adversaires, sera-t-elle favorable ou défavorable au progrès ?  En tous cas, toute tentative d’unification semble vouée à l’échec pour fort longtemps encore.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1959-11-21 – Heures Difficiles

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Le Courrier d’Aix – 1959-11-21 – La Vie Internationale.

 

Heures Difficiles

 

En dépit des propos toujours optimistes qui concluent les visites officielles, le malaise occidental est plus profond qu’il ne paraît. Il est plus fortement ressenti dans les opinions publiques que chez les diplomates dont la réserve est de tradition.

 

Les Relations des Pays de l’Europe Occidentale

Il suffit d’écouter ou de lire les commentaires de la presse internationale pour mesurer la suspicion qui entoure les relations franco-allemandes et franco-anglaises aussi bien que les rapports anglo-allemands et que ceux des Etats-Unis avec l’Europe en son ensemble.

Jamais les circonstances n’ont été aussi favorables à M. Krouchtchev pour enfoncer un coin dans l’Alliance Atlantique. Aussi ne peut-on s’étonner qu’il ait donné l’ordre au Parti communiste français de faire volte-face et d’appuyer pour le moment la ligne politique de Paris. Le long séjour en France du maître des Soviets, annoncé pour Mars, n’est pas fait pour apaiser les inquiétudes. Aussi peut-on s’expliquer les contre-manœuvres de Londres et de Bonn pour faire pression sur les desseins français. Les moyens malheureusement ne manquent pas. Au reste, il n’y a pas lieu de dramatiser ces malentendus, comme on les appelle en style officiel. Ces vicissitudes de la politique internationale ne peuvent pas changer grand-chose au fond. Il n’y a que les rapports de force qui comptent – force économique et force militaire – ce sont toujours ceux qui ont le plus d’atouts en la matière qui s’imposent. Si habile que soit une diplomatie, elle n’obtient que ce qu’elle peut tirer des forces qu’elle représente. Le risque est de faire une politique au-dessus de ses moyens, ce qui conduit inévitablement un jour ou l’autre à l’échec.

 

La Tournée de Sékou Touré à Londres et à Bonn

On peut comprendre par ces remarques l’accueil chaleureux à Londres et à Bonn, du président de l’ex-Guinée française, Sékou Touré. On ne sait ce qu’il a obtenu des Anglais au cours de son séjour. A Bonn il a signé avec le Dr Erhard un accord économique et culturel dont il est difficile d’évaluer la portée.

L’enjeu est toutefois d’importance. Si la Guinée, état indépendant, réussit à s’assurer des concours importants tant de l’Occident que du Bloc soviétique, il aura montré à ses voisins africains que l’indépendance paye et son exemple ne tardera pas à être imité. Le Mali qui se considère déjà comme indépendant, vient de solliciter les capitaux privés étrangers par des promesses de facilités comme des exemptions d’impôt, de droits de douane et autres. Ceux qui entendaient rester attachés à la Communauté commencent à préparer leur retraite. Par ailleurs, l’agitation qui secoue plusieurs régions du Congo belge et aussi l’Afrique orientale anglaise montre assez que l’Afrique noire est en passe d’échapper au contrôle de l’Europe.

Le mouvement sans doute se serait produit en tout état de cause, mais il est évident qu’une certaine politique a beaucoup contribué à l’accélérer, ce qui est sérieux, non seulement pour les rapports entre blancs et noirs, mais aussi pour toute l’Afrique et en particulier l’Afrique du Nord. Même si la paix devait être établie dans cette partie du continent, on peut se demander pour combien de temps, et à quelles conditions.

 

L’Affaiblissement des Etats-Unis

Si la solidarité occidentale est si ébranlée, si les causes immédiates en sont les dissensions entre les trois capitales européennes, Londres, Paris et Bonn, la cause profonde est l’affaiblissement de l’autorité et de la puissance américaine depuis deux ans. Déjà sur la défensive depuis les succès russes des fusées interplanétaires, les Etats-Unis le sont sur le plan économique et financier. La récente grève de l’acier qui est interrompue pour deux mois, mais peut rebondir, l’obligation de prendre des mesures pour soutenir le Dollar et arrêter les pertes d’or, la nécessité aussi de réduire les engagements trop larges pris par Dulles dans  toutes les parties du monde, tout cela montre, comme Eisenhower l’a reconnu, que l’Amérique ne peut plus être l’Atlas qui porte le poids du monde.

Depuis que l’on s’est mis à douter de la valeur du bouclier américain, c’est à qui cherche à se protéger lui-même. Mais contrairement à ce que certains croient, une défense qui cesserait d’être collective, serait impuissante. En voulant s’assurer chacun par ses moyens propres, on s’engage sur le chemin de Munich. C’est ce qui explique l’inquiétude qui règne à Bonn, où l’on craint que l’Allemagne ne soit la première à faire les frais d’une prétendue détente.

 

Les Difficultés de la Chine Populaire

Ce qui nous fait écrire ces remarques, ce sont les dernières informations arrivées de Chine qui nous font douter de nos appréciations antérieures. Nous nous excusons d’apporter des considérations confuses et contradictoires. Mais dans ces questions asiatiques, il est si difficile de juger qu’on est amené à de perpétuelles révisions. Le fameux « bond en avant » de Pékin se heurte à des obstacles tels qu’il se pourrait bien que les Russes n’en soient pas à s’inquiéter de son succès : l’expérience des Communes du Peuple, non seulement rencontre des résistances et même des révoltes, dans le Sud surtout, mais elle aboutit à un tel chaos que l’autorité de Pékin commence à vaciller. La sous-alimentation et presque la famine règne dans les campagnes, la répression, parfois atroce, provoque des désertions dans les milices chargées de l’appliquer, et l’armée n’est pas sûre.

On ne peut évidemment faire aucun pronostic, mais il ne serait pas impossible que, du jour au lendemain, l’anarchie séculaire ne se réveille dans ce vaste pays qu’est la Chine. Ce qui est sûr, autant qu’on en peut juger, c’est qu’il y a même au sein du Parti dirigeant à Pékin, des dissensions inquiétantes pour le régime. Il est probable que les Russes n’y sont pas étrangers. Une Chine affaiblie laisserait alors à Moscou toute latitude pour poursuivre à l’Occident sa politique de désintégration du Bloc atlantique.

 

Cuba et Panama

D’un autre côté, les Etats-Unis sont très préoccupés de ce qui se passe à leurs portes. Fidel Castro à Cuba mène une politique violemment anti-américaine et cette agitation se propage à toute la zone des Caraïbes, en particulier au point le plus sensible, Panama. Le gouvernement Eisenhower, toujours flottant, hésite à employer les grands moyens. Il suffirait d’abroger le « Sugar Act » (qui assure à Cuba un contingent considérable d’exportation de sucre aux Etats-Unis, à un prix supérieur au prix mondial) pour ruiner l’île et faire chanceler le régime révolutionnaire. Ce serait sans doute un acte grave, gros de conséquences morales et il est peu probable que Washington s’y décide. Il faudra donc se résigner à avoir un ennemi agissant dans cette zone stratégique.

A Panama, où l’exemple de Nasser à Suez empêche les démagogues de dormir, les Etats-Unis ont à protéger une voie de communication vitale, à laquelle d’ailleurs le monde entier est intéressé. Réussiront-ils par des voies diplomatiques et des manœuvres détournées, à conjurer une insurrection nationaliste et à éviter une effusion de sang ? Il faut l’espérer, car si Panama suivait le sort de Suez et qu’un autre Nasser y règne, les Américains pourraient eux aussi se demander où les a amenés la politique qu’ils poursuivent depuis dix ans et qui a accumulé les erreurs.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-11-14 – Vaines Querelles

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Le Courrier d’Aix – 1959-11-14 – La Vie Internationale.

 

Vaines Querelles

 

La Conférence de presse du Général de Gaulle a été suivie et commentée avec beaucoup d’intérêt à l’étranger. On a remarqué particulièrement l’analyse pénétrante qu’il a faite des motifs de la détente recherchée par Krouchtchev : la pression croissante des masses russes pour participer aux commodités de la vie moderne, la difficulté de maintenir un immense empire dans un monde qui aspire à la liberté, enfin la menace qui se dessine du côté de la Chine avide de puissance et d’espace, et peut-être un sentiment confus de la solidarité de la race blanche en face des peuples de couleur qui prolifèrent avec  une rapidité terrifiante. On est heureux d’entendre une voix autorisée confirmer les impressions que l’on pouvait retenir de l’évolution actuelle de la politique russe.

 

Prudence

D’une façon générale, la prudence que le Général recommande dans la façon de répondre à cette nouvelle orientation correspond au sentiment de beaucoup, et Eisenhower a confirmé qu’il était du même avis. A Bonn également. A Londres par contre, où l’on voulait aller vite, on dissimule mal une déception : la Conférence au Sommet se trouve retardée. Elle ne pourra se tenir avant le milieu du printemps. On peut attendre.

 

La Solidarité Atlantique

Par contre, ce qui soulève plus de discussions, c’est la façon dont la France conçoit la solidarité atlantique. Un des motifs, et non le moindre de la politique de détente, c’est qu’elle permet d’affaiblir une alliance que la politique de menaces au contraire renforce automatiquement. L’Alliance Atlantique traverse une crise, diplomatique tout au moins, et cela est d’autant plus regrettable qu’elle se justifie difficilement.

 

La Mésentente Cordiale

La mésentente cordiale a pris en quelque sorte un caractère officiel depuis que M. Couve de Murville, dont les mots sont d’ordinaire si réservés, a parlé de « mélancolie » dans ces relations. En fait, il s’agit d’un antagonisme qui dure depuis longtemps et n’a fait que s’exaspérer depuis deux ans. Les allusions du Général de Gaulle traduisent d’ailleurs une irritation profonde. Si l’on analyse avec objectivité les relations franco-anglaises, on constate en effet avec mélancolie, qu’elles sont empreintes du même esprit de suspicion qu’autour des années 1900.

 

La Mentalité Diplomatique

La diplomatie semble n’avoir rien appris, n’avoir pas évolué. Ce n’est malheureusement pas surprenant. Tandis que le monde bouge, la mentalité des chancelleries demeure. Talleyrand l’avait remarqué en son temps. Rien de plus difficile que d’adapter une tradition, surtout ressentie par un organisme collectif, comme le corps diplomatique, à des situations nouvelles et imprévues. On en peut dire autant d’ailleurs de n’importe quel corps constitué, et cela partout. Les relations franco-anglaises donc ont été gâchées – de part et d’autre – par deux questions politiques.

 

La Rivalité Coloniale

D’une part, la survivance tenace et indélébile de la vieille rivalité coloniale qui remonte à Louis XVI – au moins. Le Commonwealth britannique n’est plus guère qu’une fiction, et ce qui reste de l’empire colonial anglais en est à la phase de liquidation. Personne ne se fait d’illusions sur le sort de notre Communauté qui n’est également qu’une fiction transitoire. On se demande, dans ces conditions, à quoi correspond cette animosité réciproque autour de la Guinée, tandis qu’on prépare la Conférence occidentale du 19 décembre. M. Sékou Touré est reçu à Londres en grande pompe, d’abord par MacMillan, puis par la reine elle-même. Ce geste ne peut pas ne pas être considéré à Paris comme désobligeant et Selwin Lloyd aura beau faire l’aimable, il est des attitudes qu’on ne peut ignorer.

Par ailleurs, cette petite guerre coloniale – chose assez comique au fond – s’étend aux dirigeants noirs eux-mêmes. Ceux de culture française ne cachent pas leur hostilité à ceux de culture anglaise, et vice-versa. Nous ne sommes pourtant plus au temps de Fachoda et il y a vraiment d’autres problèmes que ces intrigues mesquines autour de territoires où la présence anglaise et française ne sera peut-être plus bientôt qu’un souvenir.

 

Le Marché Commun

Le second point de la querelle n’est pas plus justifié. C’est la rivalité entre le Marché Commun et la zone de libre-échange. Là encore il s’agit de pures fictions. Le Marché Commun ne s’est traduit jusqu’ici pratiquement que par des réductions de droits de douane et des élargissements de contingents. Or, ces avantages ont été progressivement étendus par les Six aux autres pays de l’O.E.C.E. l’Angleterre comprise, et ceux qui marqueront le début de la deuxième étape, le 1er juillet prochain, le seront également. D’ailleurs, les échanges de l’Angleterre avec les pays du Marché Commun n’ont absolument pas été affectés par la mise en route du Traité de Rome, au contraire. Le Marché Commun, comme on l’avait conçu et qui aurait pu être en effet une entité économique privilégiée, n’existe pas et n’existera jamais, d’abord parce que l’on ne pourra pas faire admettre de tarifs préférentiels réservés à ses membres : les Allemands, en particulier, ne l’accepteront pas ; Erhard, comme nous l’avons vu à l’époque, l’a affirmé dès le début. D’autre part, parce que la petite guerre économique qui s’en suivrait porterait préjudice à tout le monde et ferait obstacle à l’élargissement du commerce international que l’on s’accorde à vouloir promouvoir à l’avantage général.

 

L’Unification Européenne

Reste le fond du problème, la peur traditionnelle des Anglais d’une union politique continentale. S’il est des gens qui peuvent y croire, ils se trompent : on n’est pas arrivé jusqu’ici, après deux ans et plus de pourparlers, à élaborer une politique économique commune. Pas d’harmonisation des charges fiscales, pas davantage de la politique sociale : les grèves actuelles en Sarre montrent bien que les Allemands n’adopteront pas notre système. Pas plus pour le régime du travail, que ce soit l’égalisation des salaires masculins et féminins, la durée de la semaine de travail au-delà de laquelle les heures sont payées à un taux supérieur ; de même, pour les transports qu’on n’a pu coordonner. Que dire enfin de la circulation des personnes et des capitaux soumis à de multiples entraves ? Pour être complet, il faudrait parler d’une politique énergétique commune qui n’est pas proche. On l’a vu dans la crise charbonnière : les égoïsmes nationaux sont si forts que l’on n’est même pas arrivé à s’entendre sur la fixation du siège commun des institutions du Marché Commun !

Alors, les alarmes du Foreign Office sont vraiment prématurées.

 

La Bombe Atomique

Quant à la bombe atomique française, qui au surplus sera d’un modèle dépassé, on ne voit pas ce qu’elle changera à l’équilibre des deux mondes. Ce qui le troublera, c’est plutôt la bombe chinoise à laquelle, d’après M. Noël Baker, nouveau prix Nobel de la Paix, Pékin travaille avec acharnement et qui l’aura dans moins de deux ans. Krouchtchev lui, ne l’ignore pas. Donc nous voilà fixés sur ces querelles de prestige qui font tant de mal à la cause commune des peuples libres et dont sont responsables des diplomaties enlisées dans leurs préjugés. Nous ne sommes pas loin de voir dans cette diplomatie traditionnelle et bureaucratique, un jeu maléfique qui comme la politique tout court, obscurcit les réalités et nuit au progrès humain.

 

Justice et Responsabilité

Nous écoutions, l’autre soir, à la Radio de Londres, un groupe de Travaillistes britanniques discuter des causes de leur défaite électorale. Parmi eux un éminent sociologue qui, après avoir écarté les explications peu probantes de ses collègues, invoquant pour cet échec la prospérité générale, les erreurs de tactique, etc., conclut par ce mot juste : Notre insuccès vient de ce qu’après avoir réalisé à peu près complètement la justice sociale, nous n’avons pas su aborder la phase suivante, celle de la responsabilité sociale. Cela demandera beaucoup de temps, ajoutait-il. En effet, lorsque le travailleur a acquis toutes les garanties d’emploi, de sécurité, de retraite, qu’il n’aurait pu obtenir par ses propres qualifications dans une société compétitive, ou fermée par des privilèges, comme autrefois, il faut qu’il rende à cette société, en échange, un service sur lequel elle peut compter, sacrifiant au besoin ses revendications propres à l’accomplissement de la tâche qu’il assume et qui est indispensable à la bonne marche de l’ensemble, surtout dans un Etat moderne. Et de conclure : la défaite du Travaillisme a commencé avec la grève des transports londoniens. Nous l’avions remarqué ici-même.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-11-07 – Appréciation Difficile

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Le Courrier d’Aix – 1959-11-07 – La Vie Internationale.

 

Appréciation Difficile

 

Ceux qui se refusaient jusqu’ici à admettre les divergences entre les Soviets et la Chine, commencent à douter de leur jugement. Le discours de Krouchtchev est une désapprobation publique de l’action de Pékin contre l’Inde. On reconnaît peu à peu que cette fissure dans le Bloc communiste est la question capitale du moment. L’avenir des relations internationales en dépend. Il n’est pas superflu d’y revenir.

 

Les Relations Sino-Russes et les Méthodes d’Appréciation

Le problème est également crucial à un autre point de vue. Il met en lumière l’opposition des esprits dans l’estimation de l’évolution future des affaires du monde ; ceux qui se fient au raisonnement sont fatalement accrochés à un dilemme : ou bien il y a désaccord entre l’U.R.S.S. et Pékin, ou bien les deux gouvernements se partagent la tâche de concert, l’un cherchant à créer un climat de détente, l’autre, le Chinois, poursuivant lune politique agressive ; Moscou jouant les neutres dans un éventuel conflit où les U.S.A. seraient obligés d’intervenir. Les deux hypothèses se justifient également, si l’on s’en tient au calcul des possibilités, comme devant un échiquier où les partenaires combinent leur jeu. Les autres, parmi lesquels nous nous rangeons, sans bien entendu perdre de vue les éventualités contraires, se fient à une foule d’indices et cherchent à s’installer dans le courant de l’histoire, et dans la mesure du possible dans l’état d’esprit des hommes d’Etat. Ils se laissent guider par le courant qu’ils discernent.

C’est ainsi que depuis près d’un an, la fêlure devenue crevasse entre Moscou et Pékin, nous a semblé perceptible. Aujourd’hui elle est évidente.

 

Les Visites des Soviétiques à Pékin

On a maintenant quelques détails sur la visite de Krouchtchev à Pékin et sur le discours qu’a prononcé Souslov aux cérémonies d’anniversaire de la révolution chinoise. Pendant que ce dernier parlait, le Ministre des Affaires étrangères Chen Yi se mit à bailler ostensiblement et s’endormit, ou fit semblant. Quand Krouchtchev prit congé de ses hôtes, il voulait serrer la main de Mao, celui-ci se déroba deux fois en regardant ailleurs ; à la troisième, il s’exécuta avec une froideur calculée. Ce sont là d’infimes détails, mais pour qui connaît le sens que les Chinois attachent à l’étiquette, cette attitude est éloquente.

 

La Valeur des Motifs Idéologiques

Nous paraît assez fondée l’explication courante selon laquelle l’opposition aurait des motifs idéologiques. L’U.R.S.S. serait – ce qui est vrai – hostile à l’expérience des « Communes du Peuple, contraire à l’évolution présente du communisme russe que Krouchtchev cherche à humaniser. Mais s’il n’y avait pas des raisons plus concrètes, la rivalité des méthodes conduisant au communisme ne serait pas primordiale ; les Russes entendent demeurer la nation guide du collectivisme et ne pas perdre leur influence sur les pays non engagés, mais surtout ils ne consentiront pas à voir se développer une puissance militaire et politique, un impérialisme rival du leur. C’est là le motif profond : la raison immédiate est très probablement le refus de donner à la Chine l’arme nucléaire ou les moyens de la fabriquer eux-mêmes. Les amabilités à l’adresse de la France couvrent probablement aussi l’intention des Russes d’associer notre pays à l’interdiction des essais nucléaires avant ou après l’expérience-témoin qui doit avoir lieu au Sahara. La France, une fois admise dans le bloc des puissances nucléaires, on fermera, si possible, le club à d’éventuels candidats.

 

La Tactique de Krouchtchev

A noter toutefois que la tactique de Krouchtchev, tant à l’égard des Occidentaux que de la Chine, est assez habile  car il ne s’interdit selon les circonstances, ni d’appuyer la Chine soit à Formose soit pour la faire admettre à l’O.N.U., ni, s’il le faut, de l’abandonner en fait, sinon en principe. De même, à l’égard de l’Occident, il entoure la détente d’assez de conditions pour ressusciter la guerre froide, s’il n’obtient pas les avantages qu’il désire. Sa flexibilité de manœuvre demeure entière, ce qui n’est pas le cas de ses adversaires qui ont trop de peine de s’accorder entre eux pour conserver beaucoup de champ dans la négociation au sommet. Ce que nous maintenons, c’est qu’il n’y aurait pas de volonté de détente du côté russe – volonté qui est aujourd’hui manifeste – si la rivalité avec la Chine n’était apparue aux Russes comme inéluctable à plus ou moins brève échéance. C’est cela qui a amorcé un virage dans la politique russe qui n’est pour le moment qu’une voie possible et non un fait acquis.

 

Les Émeutes de Stanleyville

On s’en rend compte si l’on examine la situation non plus d’après les colloques entre Russes et Occidentaux, mais en Afrique noire. Les émeutes de Stanleyville au Congo belge, montrent que le communisme poursuit activement ses manœuvres de subversion.

Ici la Chine et l’U.R.S.S. collaborent et les satellites ne sont pas en reste. Les diverses radios adressées aux Africains multiplient leurs appels à l’insurrection anticolonialiste. La Guinée et le Ghana reçoivent des dons et des prêts de la Chine comme de l’U.R.S.S. et de la Tchécoslovaquie qui fournit les armes au Cameroun, en Guinée et jusqu’au Congo belge. L’action des communistes blancs est relayée par celle des Chinois qui est mieux accueillie en pays de couleur. Le critère d’une véritable détente serait précisément la fin de ces appuis donnés au terrorisme africain et c’est sans doute ce que le Général de Gaulle entend demander à Krouchtchev avant de se décider pour la réunion au sommet. Krouchtchev ira-t-il jusque-là ? Il y aurait quelque chose de changé, de vraiment positif, une concession authentique de la part du Kremlin. Attendons pour y croire.

 

La Grève de l’Acier aux U.S.A.

La grève de l’acier n’est toujours pas résolue aux U.S.A. Ce sera la plus longue grève de l’histoire des Etats-Unis. Malgré le recours à la loi Taft-Hartley, le syndicat multiplie les recours de procédure pour en retarder et même empêcher l’application. On commence à se demander si le conflit pourra être réglé pacifiquement, c’est-à-dire par un accord, ou s’il faudra que l’une des parties capitule ou que le Gouvernement Eisenhower invoque un péril national. La situation actuelle ne saurait se prolonger, la paralysie gagne peu à peu l’économie tout entière. De toute façon, ce sera une épreuve historique dans l’histoire du syndicalisme américain. Il nous semble bien improbable qu’il en sorte fortifié.

 

                                                                                            CRITON

 

 

 

Criton – 1959-10-31 – Prestiges Menacés

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Le Courrier d’Aix – 1959-10-31 – La Vie Internationale.

 

Prestiges Menacés

 

Les faits importants ne manquent pas : le sérieux incident entre l’Inde et la Chine au Ladakh ; l’accord Indo-Pakistanais sur leurs frontières orientales ; la nomination du général Amer d’Égypte comme proconsul en Syrie ; la crise politique en Pologne s’ajoutant aux faits divers habituels, les sempiternelles négociations Est-Ouest et les complications diplomatiques entre Occidentaux, etc…

 

La Tension Sino-Indienne

Au moment où l’on espérait, sans trop y croire, que Krouchtchev aurait donné à Chou en Laï des conseils de modération qui seraient suivis, on apprend qu’une bataille entre garde-frontières hindous et troupes chinoises a éclaté sur le petit territoire de Ladakh à l’Est du Cachemire. Là-dessus Nehru, tout en protestant, s’efforce de rassurer son opinion publique qui s’insurge. Les communistes hindous, pour la première fois dans l’histoire des partis frères, se divisent. Les durs, une minorité, sans trop approuver Pékin, l’excusent, la majorité, au contraire, proteste et mêle sa voix aux Nationalistes qui accusent Nehru de faiblesse et veulent faire entendre raison aux Chinois coûte que coûte. Il y a là justement l’explication de l’affaire à laquelle les commentateurs n’ont pas pris garde. Ce que veulent les Chinois et sans doute aussi les Russes, c’est affaiblir Nehru et le discréditer. Lui abattu ou perdant son prestige, l’Inde devient la proie des factions adverses et sans doute de l’anarchie.

 

Déclin du « Parti du Congrès »

En effet, on constate depuis quelques mois que le « Parti du Progrès » qui a la majorité absolue au Parlement de New-Delhi et domine avec Nehru son chef la politique de l’Inde, non seulement est divisé, mais perd rapidement son autorité. Les masses toujours plus nombreuses ne voient pas leur sort s’améliorer. L’armature administrative est faible et souvent corrompue. Le « Parti du Congrès » représente pour les misérables le gouvernement des puissants et des riches.

Les communistes exploitent ces ressentiments comme on l’a vu aux récentes émeutes de Calcutta. D’autre part, les éléments conservateurs et nationalistes du Parti ont perdu confiance en Nehru qui n’a pas su s’imposer dans l’affaire du Kerala et qui aujourd’hui cherche à apaiser Pékin. On lui reproche d’avoir défendu contre l’armée le personnage équivoque qu’est Krishna Menon et d’éliminer ceux qui après lui pourraient mener une politique plus vigoureuse.

Depuis le conflit avec la Chine, les critiques se font plus violentes. L’Inde se sent faible et humiliée et accuse son chef. On ridiculise sa foi dans l’amitié chinoise et dans la valeur des fameux cinq principes de la coexistence pacifique et du neutralisme. Moscou évidemment se tait ; Krouchtchev ne peut pas désavouer Pékin. Faut-il cependant penser que les deux communismes sont de mèche ? Il est impossible de répondre. C’est ce que l’on voudrait établir, et ce n’est pas sans raison que le Général de Gaulle entend, avant d’en arriver à la Conférence au Sommet, de savoir si les Russes se solidarisent avec l’action chinoise en Inde et au Laos ; car il ne peut y avoir de détente en Occident si l’on attise le feu en Orient. Malheureusement, quelle que soit la pensée profonde de Krouchtchev, il ne la dévoilera pas.

 

Au Moyen-Orient

La confusion en Moyen-Orient n’est pas moindre. Le général Kassem en Irak est toujours à l’hôpital ; la censure, le couvre-feu, la fermeture quasi-totale des frontières aux déplacements des étrangers rendent toute information sérieuse impossible. En même temps, Nasser, de plus en plus inquiet de la situation en Syrie, vient d’envoyer à Damas son bras droit, le général Amer pour maintenir l’ordre et prévenir une révolte.

La fusion Égypte-Syrie ne pouvait se consolider que si les deux pays étaient directement reliés. Il eût fallu que la Jordanie tombât sous la coupe du Caire et peut-être aussi le Liban. Il n’en est rien. De plus, la Syrie où le sentiment national est très vif, se sent devenue une simple province de l’Egypte. Elle a tout à perdre à l’association ; la situation économique, aggravée par une mauvaise récolte, s’est détériorée considérablement. Les propriétaires fonciers sont irrités par la réforme agraire. L’armée habituée aux coups d’Etat croit venue l’heure de passer à l’action. Les intellectuels qui méprisent les Egyptiens font de l’opposition. Les communistes enfin travaillent contre Nasser. Celui-ci rêve sans doute d’une expédition militaire sur Bagdad qui sauverait son prestige et rétablirait son autorité sur le Monde arabe.

Mais ni les Russes, ni les Anglais ne l’entendent ainsi. Ils ont armé d’un commun accord les troupes de Kassem et à moins de défections toujours possibles, l’armée irakienne pourrait donner au général Amer une nouvelle leçon de stratégie. On en est là, et sans doute pour longtemps. Le puzzle du Moyen-Orient est un jeu aussi déconcertant que dangereux.

 

Limogeages en Pologne

Limogeages de ministres en Pologne. L’opération est double. On jette en pâture aux exaspérations de la foule qui fait la queue devant les magasins, des hommes comme Ochab, le ministre de l’agriculture qui n’y pouvait rien ; et aussi le ministre de l’industrie ; l’un et l’autre, plutôt libéraux, avaient surtout pêché par abstention. L’occasion est bonne pour ramener au pouvoir, à leur place les Staliniens du groupe dit « de Natolin » qui vont imposer des mesures d’austérité et remettre en route la collectivisation.

Les Russes ne font pas grand-chose pour redresser l’économie polonaise. Ils n’ont cependant pas intérêt à un nouvel octobre 1956, ce qui donne à penser que malgré les déclarations optimistes de M. Kossyguine les fermes et les greniers de l’U.R.S.S. ne débordent pas de ressources.

 

Difficultés aux Etats-Unis

Il y a aussi une crise aux Etats-Unis, moins visible mais profonde, non pas proprement économique car les affaires vont bien, mais plus complexe, à la fois financière et morale. Les citoyens des U.S.A. ne peuvent plus douter que la prépondérance américaine dans tous les domaines a vécu. Il y a deux ans déjà, le jour du lancement du premier Spoutnik, que nous l’annoncions ici. Mais pour qu’une constatation de ce genre pénètre dans la conscience collective, il faut beaucoup de preuves et du temps.

Il y a, bien sûr, les succès répétés des Russes dans la conquête de l’espace et les échecs aux U.S.A. Mais il y a plus. La balance des paiements des Etats-Unis est déficitaire cette année de 4 milliards de dollars et la balance commerciale s’approche du déficit. Il y avait pénurie de dollars. Aujourd’hui l’étranger en a trop et les transforme en or.

 

Mesures Financières à Washington

Aussi, le Gouvernement Eisenhower vient-il d’annoncer ou de préparer une série de mesures pour renverser la situation. Car les industries européennes, particulièrement l’allemande, se sont si bien rééquipées grâce au Plan Marshall, qu’elles concurrencent les exportations américaines sur les marchés du monde et sur le territoire même des U.S.A. Le Japon, de son côté, en fait autant et redevient une puissance économique redoutable. Les Etats-Unis demandent maintenant aux pays aujourd’hui prospères de payer en dollars leurs importations et n’entendent plus leur en prêter à cette fin. A la Conférence du G.A.T.T. à Tokyo, ils exigent que toute discrimination disparaisse contre les marchandises en provenance des U.S.A. Par ailleurs, le Development Loan Fund, qui prête aux pays sous-développés, stipulera à l’avenir que ces prêts soient en grande partie consacrés à des achats de biens d’équipement américains. L’I.C.A. (International Coopération Administration) qui gère les fonds d’aide à l’étranger, veut obliger l’Europe et le Japon, à payer une partie du coût des organismes de défense financés actuellement par les U.S.A., et il est même question de les faire contribuer aux frais de stationnement des troupes américaines sur leur territoire. Enfin, les commandes off-shore de matériel militaire seraient plus ou moins réduites et peut-être supprimées. On voit par là que la position du dollar donne lieu à de sérieuses préoccupations. C’est ce qui rend si compliqué le règlement du conflit de l’acier qui se prolonge. Sous peine de rapide décadence, il faut arrêter la hausse des prix de revient. Comment lutter quand les métallurgistes de Pittsburg réclament un supplément aux 3,10 dollars l’heure qu’ils gagnent, quand leurs semblables au Japon en touchent 0,50 ?

Les Etats-Unis sont menacés d’isolement économique par les revendications des travailleurs et par le jeu de l’échelle mobile qui élève les prix de revient en même temps que le coût de la vie qui vient encore d’établir un record ce mois-ci. La remise en ordre des relations commerciales entre les U.S.A. et les autres pays industriels, n’ira pas sans douleur et pour les Américains eux-mêmes et pour les Européens encore convalescents comme nous. D’autant qu’une autre menace prend corps rapidement : la hausse du prix des matières premières. On n’a pas, à notre connaissance, tenu compte de cette éventualité dans les beaux calculs de nos officiels. On élèvera les prix agricoles de tant, on fera baisser les prix industriels de tant, et l’indice du coût de la vie ne montera que de 2% maximum, parfait ; et si le cuivre, le caoutchouc, le zinc dont nous manquons totalement ou presque montent sans permission ministérielle de 10, 20, 30 %, l’édifice sera par terre. Ce ne serait pas la première fois.

 

                                                                                  CRITON