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Le Courrier d’Aix – 1960-01-09 – La Vie Internationale.
1960
L’an 1960 s’ouvre sur un concert de prévisions optimistes : Paix et prospérité. Il est d’usage que l’on voie l’avenir avec les couleurs du présent, surtout quand celles-ci sont roses et de fait le Monde libre n’a jamais paru aussi prospère. Bien des nuages cependant persistent ; quelques déceptions ne sont pas exclues, surtout en ce qui nous concerne la France demeurant le pays qui a les plus sérieux problèmes à résoudre.
La Technique et l’Homme
L’optimisme du monde actuel se fonde sur la foi dans la technique beaucoup plus que sur le progrès humain, et cela est aussi clair d’un côté du rideau de fer que de l’autre. La puissance de l’homme réside dans ce qu’on croit être sa capacité de résoudre n’importe quelle difficulté matérielle. Le bien-être général qui en résulte contraindra l’humanité dans son ensemble à une coexistence pacifique. C’est là un raisonnement que beaucoup tenaient déjà en 1914. Est-il plus valable aujourd’hui, qu’alors ? Il est certain que le développement de l’énergie nucléaire avec les destructions dont elle est capable est un épouvantail infiniment plus sérieux que les canons de 1914. Cela exclut vraisemblablement l’hypothèse d’un conflit total généralisé. Mais les nations ont d’autres moyens pour s’opposer les unes aux autres. Sans un progrès de la conscience, rien ne peut empêcher les égoïsmes nationaux de s’affronter.
La Crise des Institutions Européennes
Or, cet ascendant des forces morales n’est guère manifeste, surtout chez les dirigeants. On voit la diplomatie demeurer dans ses querelles traditionnelles et ses méthodes classiques ; la rivalité internationale plus âpre que jamais. A cet égard l’an 1959, si favorable dans l’ordre économique, a plutôt marqué une régression, surtout en Europe. Toutes les institutions internationales destinées à rapprocher les peuples ont montré leur impuissance. Nous avons vu le pool charbon-acier, la C.E.C.A., se disloquer puisque la Belgique a pratiquement cessé de se soumettre à son autorité. Le Marché Commun, lui aussi, théoriquement valide se fond peu à peu dans une vague détente douanière élargie d’ailleurs à d’autres pays et il a vu se dresser en rival la petite zone de libre échange des autres Sept. L’idée d’une communauté politique qui avait fait l’objet d’efforts sincères des deux côtés du Rhin, paraît maintenant exclue : l’Europe des patries, c’est-à-dire des antagonismes d’intérêts, l’emporte sur l’idée de communauté.
Le Marché Commun et les Produits de la Communauté
Un fait récent l’illustre bien. C’est le refus – on n’en a pas parlé – de nos partenaires européens d’inclure des produits originaires des territoires d’outre-mer dans une préférence douanière conforme à l’annexe II du Traité de Rome. Or cette inclusion des pays africains dans le Marché Commun était le principal avantage de cette institution car il liait à l’Europe, et d’abord à la France, ces nouveaux Etats indépendants parce qu’il leur ouvrait des débouchés assurés. Faute de quoi, nous devrons le faire nous-mêmes et comme nos possibilités d’absorption et nos ressources financières ne le permettent pas, ces pays devront chercher ailleurs les clients et par conséquent les fournisseurs qui leur manquent. On voit par là qu’en se dérobant à la construction européenne on perd, non seulement des avantages moraux, mais encore des bénéfices matériels. Ceux qui voyaient dans l’Eurafrique le gage d’une solidarité étendue aux deux Continents, à la fois politique et économique, n’étaient pas utopistes, mais des réalistes. Ceux qui l’ont fait échouer pourront en mesurer les conséquences.
La Vague d’Antisémitisme
L’aube de 1960 a été marquée par un phénomène aussi curieux qu’inattendu : une vague d’antisémitisme qui a pris naissance en Allemagne fédérale avec le retour sur les murs des croix gammées et son extension à divers pays d’Europe et même au-delà, jusqu’en Australie. Cette simultanéité est troublante, et fait naturellement penser à une action concertée de provocations organisées à l’échelle mondiale. Si l’on applique l’adage : le fait, celui à qui cela profite, on pense soit au communisme pour discréditer l’Allemagne de Bonn et ressusciter le spectre du nazisme, soit encore au Caire qui chercherait à soulever l’opinion contre les prétendues menaces du sionisme.
Jusqu’ici cependant, on n’a pas de preuves que l’une ou l’autre de ces organisations, communisme ou panarabisme, soit à l’origine de cette vague d’insultes à l’endroit des Juifs. A notre avis, il s’agirait plutôt d’une forme d’épidémie sociale assez analogue au fond à la grippe, dans l’ordre physiologique ; à rapprocher d’une autre épidémie, celle des blousons noirs ou des teddy-boys, et autres hooligans qui ont atteint la jeunesse aussi bien à Paris qu’à Londres et Moscou. Ces affections morales sont généralement bénignes et guérissent d’elles-mêmes. Il ne faut donc pas dramatiser et voir partout un complot ; au contraire, ces manifestations ont comme la maladie un caractère spontané et irrationnel. Cela montre toutefois à quel point l’éducation morale est lente et comme elle se heurte à des instincts tenaces et aberrants.
La Moisson en U.R.S.S.
Il y a quelques jours, à Noël, Krouchtchev a fait au Comité Central du Parti à Moscou des révélations assez instructives sur les récoltes de céréales en U.R.S.S. en 1959. Celles-ci ont été les plus mauvaises depuis cinq ans, la sécheresse y étant évidemment pour quelque chose. Cependant, M. Beliaev, membre du Comité et le Ministre de l’agriculture Mitkevitch ont été pris à parti pour leur négligence. Au Kazakhstan, pays des terres vierges chères à Krouchtchev et où Biéliaiev est le premier secrétaire du Parti, on a renoncé à moissonner 1 million 168.000 hectares de blé, 32.000 machines étant hors d’usage pour le faire. Nous disons bien 1.168.000 hectares et si le lecteur croit que nous nous moquons, nous le renvoyons à « La Pravda » du 27 décembre.
Mais le plus fort de l’affaire, n’est pas là : c’est que le camarade Beliaev a omis, par prudence, d’informer de la situation le Ministère à Moscou, qui aurait pu, s’il l’avait su, envoyer toutes les machines nécessaires qui étaient, parait-il disponibles ailleurs. Nous confions l’anecdote, un peu forte on en conviendra, aux partisans obstinés du dirigisme d’Etat en matière agricole. Cela en dit long aussi sur les vertus de l’organisation soviétique.
L’Évolution de la Société Russe
Et cependant ce monde aussi bouge : la Société soviétique est en évolution : le niveau de vie, encore modeste, se relève et ces progrès donnent des préoccupations aux maîtres du Parti. Comme on l’a constaté ailleurs, sinon partout, dès qu’un peu de bien-être succède à la misère, l’esprit de revendication se manifeste : On signale de-ci, de-là et même dans les campagnes, des grèves, des réunions hostiles à tel officiel mis par le Parti à la tête d’un kolkhoze ou d’une fabrique. Les particularismes locaux, régionaux, provinciaux créent de petites guerres entre organismes ; les livraisons de marchandises à l’Etat sont souvent fort au-dessous des prévisions, chacun cherchant à soustraire à son profit ce qui doit revenir à la collectivité. Nous verrons ultérieurement comment l’Etat soviétique s’efforce de ramener la discipline et de figurer, par de nouvelles institutions, les traits de la future société soviétique.
CRITON