Criton – 1959-12-12 – Le Sens de la Détente

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Le Courrier d’Aix – 1959-12-12 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de la Détente

 

Le Voyage du Président Eisenhower

Le président Eisenhower accomplit son périple d’Asie en un moment opportun. Bien qu’il soit difficile de faire la part dans l’enthousiasme populaire entre la sympathie qu’il inspire et les réjouissances dont il est l’occasion, il semble bien que la présence de l’Amérique, en sa personne, a un effet rassurant dans ces pays que l’impérialisme chinois a profondément troublés. Pour beaucoup d’asiatiques, même parmi l’élite, le communisme apparaissait comme le gage du progrès et de la libération de l’influence et de l’ancienne domination occidentale. La répression au Tibet et les provocations aux frontières de l’Inde ont marqué un pénible réveil. Un nouveau conquérant plus dur que l’autre apparaissait à leurs frontières. La réaction plus ou moins profonde, est sensible partout, de la Mer de Chine à l’Océan Indien et au Golfe Persique.

Les Soviets ont, dès le début, mesuré ce qu’allait coûter à leur prestige l’agression chinoise. Ils s’en sont désolidarisés et quoi qu’en disent certains, ils l’auraient empêchée s’ils l’avaient pu. Pour faire contre-poids, Krouchtchev a accentué sa politique de détente.

 

La Détente : Tactique et Sincérité

On se demande dans cette attitude, ce qui est tactique et ce qui est sincère. En politique, la bonne foi n’est jamais entière, la mauvaise n’est pas toujours absolue. C’est le cas ici. Tactique d’abord : les Russes, selon l’expression de Spanel, ont usé de la méthode de l’hypnotiseur. Ils ont forcé leurs adversaires à concentrer leur attention sur un foyer lumineux pour paralyser leur volonté et détourner leurs regards et leurs pensées de tout autre objet, que ce soient leurs faiblesses internes ou leurs manœuvres en d’autres points. Le blocus de Berlin de 1948 et l’ultimatum sur le même Berlin en 1958, sont des illustrations de cette méthode qui a toujours réussi. Avec du courage et de l’audace, les Américains auraient pu en 1948 faire reculer Staline comme les Franco-Anglais en 1936 auraient fait s’effondrer Hitler.

Cette tactique russe était indispensable tant que les Soviets étaient les plus faibles et que les U.S.A. dominaient grâce à leur arsenal nucléaire. Elle ne l’est plus aujourd’hui où les deux puissances s’équilibrent et où l’U.R.S.S. avec son armée de terre ne craint personne. La détente est le luxe de ceux qui ont persuadé le monde qu’ils sont les plus forts. En se faisant aimables, ils peuvent regagner des sympathies dont ils ont grand besoin, et surtout diviser les Alliés que la peur rassemblait.

Voilà pour la tactique de la détente. Mais dans une certaine mesure et c’est la part de sincérité – cette détente correspond à un besoin et même à une aspiration. L’homme, Krouchtchev, parvenu au faîte de sa puissance, ne veut plus faire figure d’épouvantail. Le discours qu’il a prononcé à Budapest est assez curieux à cet égard. Il a cherché des excuses à l’intervention de l’armée rouge en Hongrie : on se serait moqué de nous si nous ne l’avions fait ; nous aurions perdu la face, a-t-il dit en substance. Et puis le vaste Empire russe, le dernier empire colonial encore debout, est travaillé de l’intérieur par la contagion des nationalismes. On n’a pas assez remarqué qu’au cours de ces derniers mois, les dirigeants politiques et les préposés aux services de sécurité ont été changés, tant dans les pays baltes à l’Ouest, que dans toutes les provinces musulmanes de l’Asie russe. Le ferment national commençait à faire lever la pâte. Le moment a paru bon à Krouchtchev de désarmer ses adversaires du Monde libre en prêchant la détente. De nouvelles répressions et des attitudes provoquantes auraient accentué le malaise intérieur.

 

La Course aux Armements

Tout cela d’ailleurs, est attitude et au fond le changement de climat n’est pas bien profond. Le thème de la future rencontre au sommet sera le désarmement. C’est un thème qui a beaucoup servi en paroles ; en réalité, si l’on ne consulte que les faits, la course aux armements n’a jamais été plus rapide. Krouchtchev a parlé récemment de sa visite aux usines qui fabriquent 250 fusées intercontinentales. De ce côté ici, les pourparlers entre M. Watkinson (anglais) et son collègue allemand F.-J. Strauss, ont abouti à un accord qui va doter l’armée fédérale de la fusée « Blue-water » qui pourra porter une tête nucléaire. Les Allemands ont commandé des chars « Centurion » anglais en même temps que les Suédois. Ils ont commandé aussi des engins anti-char et anti-aériens et ont établi des plans avec les Anglais pour construire des avions du dernier type. Ils en fabriquent aussi de modèle américain. L’Allemagne va consacrer plus de 1.200 milliards à sa défense cette année. Dans tous les pays, l’industrie des armements travaille à plein et les projets s’étendent sur des années. On voit que si Krouchtchev, Eisenhower, MacMillan et le Général de Gaulle décident au printemps de détruire toutes les armes, le matériel ne manquera pas.

A vrai dire, cela ne porte pas à plaisanter. Outre le terrible gaspillage de capitaux et d’énergie qu’elle comporte, cette frénésie d’armements qui s’étend même à l’Asie et à l’Afrique ne rend pas l’avenir rassurant. Tôt ou tard, les armes finissent par servir et pas toujours contre ceux auxquels elles étaient destinées.

 

Encore la Chine

A l’autre bout du monde, en Chine, l’exploitation de l’homme par l’Etat use de méthodes draconiennes. Ce sont surtout les paysans qui en font les frais. Comme nous l’avons relaté, la misère y a atteint un tel degré qu’un bouleversement du régime n’est pas exclu. Or, on sait que beaucoup de techniciens donnent la Chine populaire en exemple aux pays sous-développés pour sortir précisément de leur état. Nous nous sommes livrés à des calculs pour nous faire une idée du rendement du système.

La Chine exporte des produits alimentaires comme le riz, enlevé à la ration du peuple, mais dans des proportions relativement faibles, pour 650 de nos milliards, environ, c’est-à-dire 1.000 francs par habitant. Cela pour acheter des matières premières comme le caoutchouc nécessaire à l’industrialisation. On se demande comment ce prélèvement modeste a pu réduire à une quasi famine, non seulement les villes mais les campagnes, surtout alors que le Gouvernement de Pékin prétendait, on s’en souvient, avoir doublé sa production agricole en 1958. Il est vrai qu’il a reconnu depuis que les statistiques étaient fausses. Par ailleurs, la Chine a investi, en 1958-59, pour l’industrialisation, environ 10 milliards de dollars ou l’équivalent, d’après les statistiques chinoises que nous prenons ici comme véridiques – sans garantie. – Cette somme pour 650 millions d’habitants, n’est pas énorme ; cela ne fait guère que 15 dollars (7.500 frs) par tête. Or, cela représente les travaux forcés à raison de 14 heures et parfois plus par jour sans repos hebdomadaire pour l’ensemble de la population épuisée par cet effort de galérien. Car d’après les observateurs, la condition actuelle du paysan chinois n’a de précédent dans l’histoire que les esclaves de pharaons et les galériens de Louis XIV ; les récits des réfugiés et leur dénuement physique en font foi. On voit par ces chiffres le rendement extrêmement faible de la contrainte, le gaspillage fantastique d’efforts et les souffrances stériles que cela représente.¨

Les paysans russes, lors de la collectivisation de Staline en 1929, ont connu un sort analogue. 15 millions en sont morts. Le résultat n’en fut pas meilleur. Les progrès de l’industrialisation russe se sont faits surtout depuis la guerre, lorsque les conditions de travail se sont adoucies. Encore ces progrès, si on les juge non par certaines réalisations spectaculaires, mais par les résultats d’ensemble sont-ils très médiocres par rapport aux sacrifices consentis. Il ne faut pas trop faire souffrir les peuples, disait un jour Paul Reynaud. Le gouvernement de Pékin ferait bien de méditer cette parole.

 

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