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Le Courrier d’Aix – 1959-12-05 – La Vie Internationale.
La Politique et l’Économie
Nous entrons dans la grande période des visites, tournées et colloques prévus au calendrier des rencontres internationales dont le périple du président Eisenhower sera la principale illustration, et la Conférence au Sommet l’ultime étape. Nous en suivrons le déroulement avec intérêt dans l’espoir d’y découvrir du nouveau. Ce qui d’ailleurs n’est pas certain.
Adenauer à Paris
Le voyage du chancelier Adenauer n’est pas une visite de courtoisie pour se féliciter des bonnes relations franco-allemandes. La politique française suscite à Bonn beaucoup d’appréhensions. Les Allemands qui veulent avant tout conserver la confiance et l’appui total des Etats-Unis, ne consentiront pas à un affaiblissement de l’Alliance Atlantique et sont opposés à toute prétention de défense autonome de l’Europe continentale. Il ne saurait être question pour eux de créer une troisième force, incapable au surplus, d’en constituer une vraiment efficace. Ils sont de plus hostiles à l’édification d’un armement nucléaire européen, auquel ils ont eux-mêmes renoncé et que détiendrait la France ; armement lui-même symbolique et de peu de valeur militaire. Ils comptent sur la force de frappe anglo-américaine pour les défendre. Ils ne sont pas très rassurés non plus par les colloques franco-russes où ils craignent de voir ressuscité une vieille alliance qui aurait pour objet de faire de l’Allemagne perpétuellement divisée, un tampon protecteur entre Français et Slaves. Enfin et surtout, peut-être, ils n’entendent pas faire du Marché Commun autre chose – sur le plan économique du moins – qu’un moyen d’élargir le commerce international à leur profit. Ils ont déjà rejeté le plan proposé par la France de brûler les étapes, c’est-à-dire d’abaisser de 20% en Juillet les tarifs entre les Six afin d’établir en même temps un tarif extérieur commun, comme le prévoit le Traité de Rome.
Dans cette hypothèse, la France réduirait ses tarifs douaniers à l’égard des pays extérieurs au Marché Commun, parce que ceux-ci sont actuellement les plus élevés, mais ses partenaires qui ont les plus bas, devraient en contre-partie, relever les leurs. Ni les Hollandais, ni les Belges, ni les Allemands ne l’entendent ainsi ; car cela ferait monter leurs coûts de production, partant le prix de la vie chez eux, tandis que la France les verrait baisser chez elle. Cette égalisation serait à notre profit et à leur détriment.
La Résurrection de l’U.E.O.
Les Anglais ont adroitement profité de ces divergences et ont pratiquement réussi à éliminer le Marché Commun en ressuscitant l’U.E.O. – l’Union Européenne Occidentale – fondée en 1954 et en sommeil depuis, qui comprend les Six de la petite Europe et l’Angleterre. Ils ont nommé à cet effet un ambassadeur, Arthur Tandy pour les représenter au Conseil du Marché Commun à Bruxelles, ainsi qu’à la C.E.C.A. à Luxembourg et à l’Euratom.
Parallèlement, Douglas Dillon, ancien Ambassadeur des U.S.A. à Paris va faire une tournée en Europe pour associer les Etats-Unis aux discussions. On s’achemine donc très rapidement, comme nous le disions la semaine passée, vers un accord multilatéral qui engloberait le Marché Commun, la petite zone de libre-échange avec l’Angleterre et les Etats-Unis et le Canada dans un système international d’échanges fondé sur la réciprocité.
Sur le principe, tout le monde est d’accord, y compris les Italiens, qui sont à Londres pour discuter des modalités d’une telle association. Comme l’avait, dès le début, dit le Dr Erhard, le Marché Commun n’est qu’une étape – franchie avant d’être réalisée – vers un élargissement du commerce international. Nous avons expliqué ici, dès le début, que la conception d’un Marché Commun européen protégé de l’extérieur, n’était pas viable. Cependant le projet, même non réalisé, a eu des effets considérables. Il a servi de départ ou de prétexte à la plus formidable connexion et coopération d’entreprises internationales que le système capitaliste ait connues.
En paraissant se préparer à un Marché Commun, on s’est en réalité mis en mesure d’affronter la concurrence sur le plan mondial, ce qui était absolument nécessaire. Parallèlement, on a vu la plus forte émigration de capitaux américains se répandre sur l’Europe continentale, non pour profiter des avantages hypothétiques du Marché Commun, mais pour tirer parti des conditions favorables du marché du travail dans ces pays, et cela pour le bien réciproque.
Il ne faut pas cependant se dissimuler que la position de la France dans la nouvelle conjoncture va se trouver difficile à cause des charges écrasantes que son budget et sa législation sociale font peser sur nos coûts de production. Notre budget est, en gros, supérieur de 30% à celui de l’Allemagne (42 milliards de marks, 65 milliards de Nouveaux Francs) et les charges sociales de 28 % en Allemagne sont de 42% en France. Il y a là un terrible problème. Le nouveau Franc supportera-t-il ce handicap si la concurrence joue à plein ?
La Situation en Allemagne Orientale
Passons maintenant de l’autre côté du rideau de fer.
A la veille de Noël, la situation de l’approvisionnement dans la République démocratique allemande n’est pas plus brillante qu’en Pologne. Les queues se forment devant les magasins. Le gouvernement Ulbricht voudrait éviter le retour aux cartes de rationnement, et il n’a rien trouvé de mieux que d’exhorter la population à modérer ses désirs ; le beurre est rare, les œufs et le lait manquent. De légumes, on ne trouve guère que des choux et des raves. Finalement, chaque consommateur devra s’inscrire dans une boutique d’Etat, et quand il aura reçu sa ration, il fera timbrer son passage par les soins d’un fonctionnaire de confiance. On voit le détour. Naturellement on accuse les spéculateurs et accapareurs qui sont responsables de la pénurie. Nous avons connu cela. Dans les campagnes, d’autres fonctionnaires s’assureront que les paysans livrent bien les quantités assignées. La vie est belle en D.D.R.
L’Accord Commercial D.D.R. – U.R.S.S.
Il ne faudrait cependant pas croire que le pays ne travaille pas. Au contraire, les normes sont lourdes et la production s’est considérablement accrue. Seulement, elle ne profite pas à la population mais à l’U.R.S.S. Précisément, les Soviets viennent de conclure avec la D.D.R. un traité de commerce qui s’étend jusqu’en 1965 et porte sur 50 milliards de roubles. On voit par là que la réunification de l’Allemagne n’est pas pour demain et que la question de la frontière Oder-Neisse qui a fait l’objet de frictions entre l’Allemagne fédérale et la France n’est guère d’actualité.
Un Système Colonial
Les détails de ce traité de commerce germano-russe sont très instructifs. En gros, les Soviets livreront à leurs protégés des matières premières nécessaires à l’industrie, le charbon, le fer, le coke, le pétrole, le coton, le bois dont la D.D.R. manque ; en échange, celle-ci livrera à l’U.R.S.S. des machines-outils, des produits chimiques, des navires, etc.,. en bref les Russes recevront le produit du travail des ouvriers allemands à des prix particulièrement avantageux, soit pour leur propre équipement, soit pour en faire cadeau aux pays sous-développés où ils veulent étendre leur influence.
Pendant ce temps, les compagnes des travailleurs feront la queue pour obtenir les articles sus-indiqués avec les maigres salaires de leurs époux. En bon français, cela s’appelait l’exploitation coloniale au temps lointain où il y avait de vraies colonies, aux XVII° et XVIII° siècles. Le même système s’applique partout, en Tchécoslovaquie, en particulier. On comprend que l’U.R.S.S. malgré la détente, n’a pas l’intention d’y renoncer. C’est pourquoi Krouchtchev s’est fait inviter par Kadar à Budapest. A vrai dire, l’exploitation n’est pas aussi fructueuse en Hongrie. Depuis 1956, le rendement est faible, sinon déficitaire. On cherche à l’améliorer.
CRITON