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Le Courrier d’Aix – 1959-10-31 – La Vie Internationale.
Prestiges Menacés
Les faits importants ne manquent pas : le sérieux incident entre l’Inde et la Chine au Ladakh ; l’accord Indo-Pakistanais sur leurs frontières orientales ; la nomination du général Amer d’Égypte comme proconsul en Syrie ; la crise politique en Pologne s’ajoutant aux faits divers habituels, les sempiternelles négociations Est-Ouest et les complications diplomatiques entre Occidentaux, etc…
La Tension Sino-Indienne
Au moment où l’on espérait, sans trop y croire, que Krouchtchev aurait donné à Chou en Laï des conseils de modération qui seraient suivis, on apprend qu’une bataille entre garde-frontières hindous et troupes chinoises a éclaté sur le petit territoire de Ladakh à l’Est du Cachemire. Là-dessus Nehru, tout en protestant, s’efforce de rassurer son opinion publique qui s’insurge. Les communistes hindous, pour la première fois dans l’histoire des partis frères, se divisent. Les durs, une minorité, sans trop approuver Pékin, l’excusent, la majorité, au contraire, proteste et mêle sa voix aux Nationalistes qui accusent Nehru de faiblesse et veulent faire entendre raison aux Chinois coûte que coûte. Il y a là justement l’explication de l’affaire à laquelle les commentateurs n’ont pas pris garde. Ce que veulent les Chinois et sans doute aussi les Russes, c’est affaiblir Nehru et le discréditer. Lui abattu ou perdant son prestige, l’Inde devient la proie des factions adverses et sans doute de l’anarchie.
Déclin du « Parti du Congrès »
En effet, on constate depuis quelques mois que le « Parti du Progrès » qui a la majorité absolue au Parlement de New-Delhi et domine avec Nehru son chef la politique de l’Inde, non seulement est divisé, mais perd rapidement son autorité. Les masses toujours plus nombreuses ne voient pas leur sort s’améliorer. L’armature administrative est faible et souvent corrompue. Le « Parti du Congrès » représente pour les misérables le gouvernement des puissants et des riches.
Les communistes exploitent ces ressentiments comme on l’a vu aux récentes émeutes de Calcutta. D’autre part, les éléments conservateurs et nationalistes du Parti ont perdu confiance en Nehru qui n’a pas su s’imposer dans l’affaire du Kerala et qui aujourd’hui cherche à apaiser Pékin. On lui reproche d’avoir défendu contre l’armée le personnage équivoque qu’est Krishna Menon et d’éliminer ceux qui après lui pourraient mener une politique plus vigoureuse.
Depuis le conflit avec la Chine, les critiques se font plus violentes. L’Inde se sent faible et humiliée et accuse son chef. On ridiculise sa foi dans l’amitié chinoise et dans la valeur des fameux cinq principes de la coexistence pacifique et du neutralisme. Moscou évidemment se tait ; Krouchtchev ne peut pas désavouer Pékin. Faut-il cependant penser que les deux communismes sont de mèche ? Il est impossible de répondre. C’est ce que l’on voudrait établir, et ce n’est pas sans raison que le Général de Gaulle entend, avant d’en arriver à la Conférence au Sommet, de savoir si les Russes se solidarisent avec l’action chinoise en Inde et au Laos ; car il ne peut y avoir de détente en Occident si l’on attise le feu en Orient. Malheureusement, quelle que soit la pensée profonde de Krouchtchev, il ne la dévoilera pas.
Au Moyen-Orient
La confusion en Moyen-Orient n’est pas moindre. Le général Kassem en Irak est toujours à l’hôpital ; la censure, le couvre-feu, la fermeture quasi-totale des frontières aux déplacements des étrangers rendent toute information sérieuse impossible. En même temps, Nasser, de plus en plus inquiet de la situation en Syrie, vient d’envoyer à Damas son bras droit, le général Amer pour maintenir l’ordre et prévenir une révolte.
La fusion Égypte-Syrie ne pouvait se consolider que si les deux pays étaient directement reliés. Il eût fallu que la Jordanie tombât sous la coupe du Caire et peut-être aussi le Liban. Il n’en est rien. De plus, la Syrie où le sentiment national est très vif, se sent devenue une simple province de l’Egypte. Elle a tout à perdre à l’association ; la situation économique, aggravée par une mauvaise récolte, s’est détériorée considérablement. Les propriétaires fonciers sont irrités par la réforme agraire. L’armée habituée aux coups d’Etat croit venue l’heure de passer à l’action. Les intellectuels qui méprisent les Egyptiens font de l’opposition. Les communistes enfin travaillent contre Nasser. Celui-ci rêve sans doute d’une expédition militaire sur Bagdad qui sauverait son prestige et rétablirait son autorité sur le Monde arabe.
Mais ni les Russes, ni les Anglais ne l’entendent ainsi. Ils ont armé d’un commun accord les troupes de Kassem et à moins de défections toujours possibles, l’armée irakienne pourrait donner au général Amer une nouvelle leçon de stratégie. On en est là, et sans doute pour longtemps. Le puzzle du Moyen-Orient est un jeu aussi déconcertant que dangereux.
Limogeages en Pologne
Limogeages de ministres en Pologne. L’opération est double. On jette en pâture aux exaspérations de la foule qui fait la queue devant les magasins, des hommes comme Ochab, le ministre de l’agriculture qui n’y pouvait rien ; et aussi le ministre de l’industrie ; l’un et l’autre, plutôt libéraux, avaient surtout pêché par abstention. L’occasion est bonne pour ramener au pouvoir, à leur place les Staliniens du groupe dit « de Natolin » qui vont imposer des mesures d’austérité et remettre en route la collectivisation.
Les Russes ne font pas grand-chose pour redresser l’économie polonaise. Ils n’ont cependant pas intérêt à un nouvel octobre 1956, ce qui donne à penser que malgré les déclarations optimistes de M. Kossyguine les fermes et les greniers de l’U.R.S.S. ne débordent pas de ressources.
Difficultés aux Etats-Unis
Il y a aussi une crise aux Etats-Unis, moins visible mais profonde, non pas proprement économique car les affaires vont bien, mais plus complexe, à la fois financière et morale. Les citoyens des U.S.A. ne peuvent plus douter que la prépondérance américaine dans tous les domaines a vécu. Il y a deux ans déjà, le jour du lancement du premier Spoutnik, que nous l’annoncions ici. Mais pour qu’une constatation de ce genre pénètre dans la conscience collective, il faut beaucoup de preuves et du temps.
Il y a, bien sûr, les succès répétés des Russes dans la conquête de l’espace et les échecs aux U.S.A. Mais il y a plus. La balance des paiements des Etats-Unis est déficitaire cette année de 4 milliards de dollars et la balance commerciale s’approche du déficit. Il y avait pénurie de dollars. Aujourd’hui l’étranger en a trop et les transforme en or.
Mesures Financières à Washington
Aussi, le Gouvernement Eisenhower vient-il d’annoncer ou de préparer une série de mesures pour renverser la situation. Car les industries européennes, particulièrement l’allemande, se sont si bien rééquipées grâce au Plan Marshall, qu’elles concurrencent les exportations américaines sur les marchés du monde et sur le territoire même des U.S.A. Le Japon, de son côté, en fait autant et redevient une puissance économique redoutable. Les Etats-Unis demandent maintenant aux pays aujourd’hui prospères de payer en dollars leurs importations et n’entendent plus leur en prêter à cette fin. A la Conférence du G.A.T.T. à Tokyo, ils exigent que toute discrimination disparaisse contre les marchandises en provenance des U.S.A. Par ailleurs, le Development Loan Fund, qui prête aux pays sous-développés, stipulera à l’avenir que ces prêts soient en grande partie consacrés à des achats de biens d’équipement américains. L’I.C.A. (International Coopération Administration) qui gère les fonds d’aide à l’étranger, veut obliger l’Europe et le Japon, à payer une partie du coût des organismes de défense financés actuellement par les U.S.A., et il est même question de les faire contribuer aux frais de stationnement des troupes américaines sur leur territoire. Enfin, les commandes off-shore de matériel militaire seraient plus ou moins réduites et peut-être supprimées. On voit par là que la position du dollar donne lieu à de sérieuses préoccupations. C’est ce qui rend si compliqué le règlement du conflit de l’acier qui se prolonge. Sous peine de rapide décadence, il faut arrêter la hausse des prix de revient. Comment lutter quand les métallurgistes de Pittsburg réclament un supplément aux 3,10 dollars l’heure qu’ils gagnent, quand leurs semblables au Japon en touchent 0,50 ?
Les Etats-Unis sont menacés d’isolement économique par les revendications des travailleurs et par le jeu de l’échelle mobile qui élève les prix de revient en même temps que le coût de la vie qui vient encore d’établir un record ce mois-ci. La remise en ordre des relations commerciales entre les U.S.A. et les autres pays industriels, n’ira pas sans douleur et pour les Américains eux-mêmes et pour les Européens encore convalescents comme nous. D’autant qu’une autre menace prend corps rapidement : la hausse du prix des matières premières. On n’a pas, à notre connaissance, tenu compte de cette éventualité dans les beaux calculs de nos officiels. On élèvera les prix agricoles de tant, on fera baisser les prix industriels de tant, et l’indice du coût de la vie ne montera que de 2% maximum, parfait ; et si le cuivre, le caoutchouc, le zinc dont nous manquons totalement ou presque montent sans permission ministérielle de 10, 20, 30 %, l’édifice sera par terre. Ce ne serait pas la première fois.
CRITON