Criton – 1959-11-21 – Heures Difficiles

ORIGINAL-Criton-1959-11-21  pdf

Le Courrier d’Aix – 1959-11-21 – La Vie Internationale.

 

Heures Difficiles

 

En dépit des propos toujours optimistes qui concluent les visites officielles, le malaise occidental est plus profond qu’il ne paraît. Il est plus fortement ressenti dans les opinions publiques que chez les diplomates dont la réserve est de tradition.

 

Les Relations des Pays de l’Europe Occidentale

Il suffit d’écouter ou de lire les commentaires de la presse internationale pour mesurer la suspicion qui entoure les relations franco-allemandes et franco-anglaises aussi bien que les rapports anglo-allemands et que ceux des Etats-Unis avec l’Europe en son ensemble.

Jamais les circonstances n’ont été aussi favorables à M. Krouchtchev pour enfoncer un coin dans l’Alliance Atlantique. Aussi ne peut-on s’étonner qu’il ait donné l’ordre au Parti communiste français de faire volte-face et d’appuyer pour le moment la ligne politique de Paris. Le long séjour en France du maître des Soviets, annoncé pour Mars, n’est pas fait pour apaiser les inquiétudes. Aussi peut-on s’expliquer les contre-manœuvres de Londres et de Bonn pour faire pression sur les desseins français. Les moyens malheureusement ne manquent pas. Au reste, il n’y a pas lieu de dramatiser ces malentendus, comme on les appelle en style officiel. Ces vicissitudes de la politique internationale ne peuvent pas changer grand-chose au fond. Il n’y a que les rapports de force qui comptent – force économique et force militaire – ce sont toujours ceux qui ont le plus d’atouts en la matière qui s’imposent. Si habile que soit une diplomatie, elle n’obtient que ce qu’elle peut tirer des forces qu’elle représente. Le risque est de faire une politique au-dessus de ses moyens, ce qui conduit inévitablement un jour ou l’autre à l’échec.

 

La Tournée de Sékou Touré à Londres et à Bonn

On peut comprendre par ces remarques l’accueil chaleureux à Londres et à Bonn, du président de l’ex-Guinée française, Sékou Touré. On ne sait ce qu’il a obtenu des Anglais au cours de son séjour. A Bonn il a signé avec le Dr Erhard un accord économique et culturel dont il est difficile d’évaluer la portée.

L’enjeu est toutefois d’importance. Si la Guinée, état indépendant, réussit à s’assurer des concours importants tant de l’Occident que du Bloc soviétique, il aura montré à ses voisins africains que l’indépendance paye et son exemple ne tardera pas à être imité. Le Mali qui se considère déjà comme indépendant, vient de solliciter les capitaux privés étrangers par des promesses de facilités comme des exemptions d’impôt, de droits de douane et autres. Ceux qui entendaient rester attachés à la Communauté commencent à préparer leur retraite. Par ailleurs, l’agitation qui secoue plusieurs régions du Congo belge et aussi l’Afrique orientale anglaise montre assez que l’Afrique noire est en passe d’échapper au contrôle de l’Europe.

Le mouvement sans doute se serait produit en tout état de cause, mais il est évident qu’une certaine politique a beaucoup contribué à l’accélérer, ce qui est sérieux, non seulement pour les rapports entre blancs et noirs, mais aussi pour toute l’Afrique et en particulier l’Afrique du Nord. Même si la paix devait être établie dans cette partie du continent, on peut se demander pour combien de temps, et à quelles conditions.

 

L’Affaiblissement des Etats-Unis

Si la solidarité occidentale est si ébranlée, si les causes immédiates en sont les dissensions entre les trois capitales européennes, Londres, Paris et Bonn, la cause profonde est l’affaiblissement de l’autorité et de la puissance américaine depuis deux ans. Déjà sur la défensive depuis les succès russes des fusées interplanétaires, les Etats-Unis le sont sur le plan économique et financier. La récente grève de l’acier qui est interrompue pour deux mois, mais peut rebondir, l’obligation de prendre des mesures pour soutenir le Dollar et arrêter les pertes d’or, la nécessité aussi de réduire les engagements trop larges pris par Dulles dans  toutes les parties du monde, tout cela montre, comme Eisenhower l’a reconnu, que l’Amérique ne peut plus être l’Atlas qui porte le poids du monde.

Depuis que l’on s’est mis à douter de la valeur du bouclier américain, c’est à qui cherche à se protéger lui-même. Mais contrairement à ce que certains croient, une défense qui cesserait d’être collective, serait impuissante. En voulant s’assurer chacun par ses moyens propres, on s’engage sur le chemin de Munich. C’est ce qui explique l’inquiétude qui règne à Bonn, où l’on craint que l’Allemagne ne soit la première à faire les frais d’une prétendue détente.

 

Les Difficultés de la Chine Populaire

Ce qui nous fait écrire ces remarques, ce sont les dernières informations arrivées de Chine qui nous font douter de nos appréciations antérieures. Nous nous excusons d’apporter des considérations confuses et contradictoires. Mais dans ces questions asiatiques, il est si difficile de juger qu’on est amené à de perpétuelles révisions. Le fameux « bond en avant » de Pékin se heurte à des obstacles tels qu’il se pourrait bien que les Russes n’en soient pas à s’inquiéter de son succès : l’expérience des Communes du Peuple, non seulement rencontre des résistances et même des révoltes, dans le Sud surtout, mais elle aboutit à un tel chaos que l’autorité de Pékin commence à vaciller. La sous-alimentation et presque la famine règne dans les campagnes, la répression, parfois atroce, provoque des désertions dans les milices chargées de l’appliquer, et l’armée n’est pas sûre.

On ne peut évidemment faire aucun pronostic, mais il ne serait pas impossible que, du jour au lendemain, l’anarchie séculaire ne se réveille dans ce vaste pays qu’est la Chine. Ce qui est sûr, autant qu’on en peut juger, c’est qu’il y a même au sein du Parti dirigeant à Pékin, des dissensions inquiétantes pour le régime. Il est probable que les Russes n’y sont pas étrangers. Une Chine affaiblie laisserait alors à Moscou toute latitude pour poursuivre à l’Occident sa politique de désintégration du Bloc atlantique.

 

Cuba et Panama

D’un autre côté, les Etats-Unis sont très préoccupés de ce qui se passe à leurs portes. Fidel Castro à Cuba mène une politique violemment anti-américaine et cette agitation se propage à toute la zone des Caraïbes, en particulier au point le plus sensible, Panama. Le gouvernement Eisenhower, toujours flottant, hésite à employer les grands moyens. Il suffirait d’abroger le « Sugar Act » (qui assure à Cuba un contingent considérable d’exportation de sucre aux Etats-Unis, à un prix supérieur au prix mondial) pour ruiner l’île et faire chanceler le régime révolutionnaire. Ce serait sans doute un acte grave, gros de conséquences morales et il est peu probable que Washington s’y décide. Il faudra donc se résigner à avoir un ennemi agissant dans cette zone stratégique.

A Panama, où l’exemple de Nasser à Suez empêche les démagogues de dormir, les Etats-Unis ont à protéger une voie de communication vitale, à laquelle d’ailleurs le monde entier est intéressé. Réussiront-ils par des voies diplomatiques et des manœuvres détournées, à conjurer une insurrection nationaliste et à éviter une effusion de sang ? Il faut l’espérer, car si Panama suivait le sort de Suez et qu’un autre Nasser y règne, les Américains pourraient eux aussi se demander où les a amenés la politique qu’ils poursuivent depuis dix ans et qui a accumulé les erreurs.

 

                                                                                            CRITON