Criton – 1959-11-14 – Vaines Querelles

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Le Courrier d’Aix – 1959-11-14 – La Vie Internationale.

 

Vaines Querelles

 

La Conférence de presse du Général de Gaulle a été suivie et commentée avec beaucoup d’intérêt à l’étranger. On a remarqué particulièrement l’analyse pénétrante qu’il a faite des motifs de la détente recherchée par Krouchtchev : la pression croissante des masses russes pour participer aux commodités de la vie moderne, la difficulté de maintenir un immense empire dans un monde qui aspire à la liberté, enfin la menace qui se dessine du côté de la Chine avide de puissance et d’espace, et peut-être un sentiment confus de la solidarité de la race blanche en face des peuples de couleur qui prolifèrent avec  une rapidité terrifiante. On est heureux d’entendre une voix autorisée confirmer les impressions que l’on pouvait retenir de l’évolution actuelle de la politique russe.

 

Prudence

D’une façon générale, la prudence que le Général recommande dans la façon de répondre à cette nouvelle orientation correspond au sentiment de beaucoup, et Eisenhower a confirmé qu’il était du même avis. A Bonn également. A Londres par contre, où l’on voulait aller vite, on dissimule mal une déception : la Conférence au Sommet se trouve retardée. Elle ne pourra se tenir avant le milieu du printemps. On peut attendre.

 

La Solidarité Atlantique

Par contre, ce qui soulève plus de discussions, c’est la façon dont la France conçoit la solidarité atlantique. Un des motifs, et non le moindre de la politique de détente, c’est qu’elle permet d’affaiblir une alliance que la politique de menaces au contraire renforce automatiquement. L’Alliance Atlantique traverse une crise, diplomatique tout au moins, et cela est d’autant plus regrettable qu’elle se justifie difficilement.

 

La Mésentente Cordiale

La mésentente cordiale a pris en quelque sorte un caractère officiel depuis que M. Couve de Murville, dont les mots sont d’ordinaire si réservés, a parlé de « mélancolie » dans ces relations. En fait, il s’agit d’un antagonisme qui dure depuis longtemps et n’a fait que s’exaspérer depuis deux ans. Les allusions du Général de Gaulle traduisent d’ailleurs une irritation profonde. Si l’on analyse avec objectivité les relations franco-anglaises, on constate en effet avec mélancolie, qu’elles sont empreintes du même esprit de suspicion qu’autour des années 1900.

 

La Mentalité Diplomatique

La diplomatie semble n’avoir rien appris, n’avoir pas évolué. Ce n’est malheureusement pas surprenant. Tandis que le monde bouge, la mentalité des chancelleries demeure. Talleyrand l’avait remarqué en son temps. Rien de plus difficile que d’adapter une tradition, surtout ressentie par un organisme collectif, comme le corps diplomatique, à des situations nouvelles et imprévues. On en peut dire autant d’ailleurs de n’importe quel corps constitué, et cela partout. Les relations franco-anglaises donc ont été gâchées – de part et d’autre – par deux questions politiques.

 

La Rivalité Coloniale

D’une part, la survivance tenace et indélébile de la vieille rivalité coloniale qui remonte à Louis XVI – au moins. Le Commonwealth britannique n’est plus guère qu’une fiction, et ce qui reste de l’empire colonial anglais en est à la phase de liquidation. Personne ne se fait d’illusions sur le sort de notre Communauté qui n’est également qu’une fiction transitoire. On se demande, dans ces conditions, à quoi correspond cette animosité réciproque autour de la Guinée, tandis qu’on prépare la Conférence occidentale du 19 décembre. M. Sékou Touré est reçu à Londres en grande pompe, d’abord par MacMillan, puis par la reine elle-même. Ce geste ne peut pas ne pas être considéré à Paris comme désobligeant et Selwin Lloyd aura beau faire l’aimable, il est des attitudes qu’on ne peut ignorer.

Par ailleurs, cette petite guerre coloniale – chose assez comique au fond – s’étend aux dirigeants noirs eux-mêmes. Ceux de culture française ne cachent pas leur hostilité à ceux de culture anglaise, et vice-versa. Nous ne sommes pourtant plus au temps de Fachoda et il y a vraiment d’autres problèmes que ces intrigues mesquines autour de territoires où la présence anglaise et française ne sera peut-être plus bientôt qu’un souvenir.

 

Le Marché Commun

Le second point de la querelle n’est pas plus justifié. C’est la rivalité entre le Marché Commun et la zone de libre-échange. Là encore il s’agit de pures fictions. Le Marché Commun ne s’est traduit jusqu’ici pratiquement que par des réductions de droits de douane et des élargissements de contingents. Or, ces avantages ont été progressivement étendus par les Six aux autres pays de l’O.E.C.E. l’Angleterre comprise, et ceux qui marqueront le début de la deuxième étape, le 1er juillet prochain, le seront également. D’ailleurs, les échanges de l’Angleterre avec les pays du Marché Commun n’ont absolument pas été affectés par la mise en route du Traité de Rome, au contraire. Le Marché Commun, comme on l’avait conçu et qui aurait pu être en effet une entité économique privilégiée, n’existe pas et n’existera jamais, d’abord parce que l’on ne pourra pas faire admettre de tarifs préférentiels réservés à ses membres : les Allemands, en particulier, ne l’accepteront pas ; Erhard, comme nous l’avons vu à l’époque, l’a affirmé dès le début. D’autre part, parce que la petite guerre économique qui s’en suivrait porterait préjudice à tout le monde et ferait obstacle à l’élargissement du commerce international que l’on s’accorde à vouloir promouvoir à l’avantage général.

 

L’Unification Européenne

Reste le fond du problème, la peur traditionnelle des Anglais d’une union politique continentale. S’il est des gens qui peuvent y croire, ils se trompent : on n’est pas arrivé jusqu’ici, après deux ans et plus de pourparlers, à élaborer une politique économique commune. Pas d’harmonisation des charges fiscales, pas davantage de la politique sociale : les grèves actuelles en Sarre montrent bien que les Allemands n’adopteront pas notre système. Pas plus pour le régime du travail, que ce soit l’égalisation des salaires masculins et féminins, la durée de la semaine de travail au-delà de laquelle les heures sont payées à un taux supérieur ; de même, pour les transports qu’on n’a pu coordonner. Que dire enfin de la circulation des personnes et des capitaux soumis à de multiples entraves ? Pour être complet, il faudrait parler d’une politique énergétique commune qui n’est pas proche. On l’a vu dans la crise charbonnière : les égoïsmes nationaux sont si forts que l’on n’est même pas arrivé à s’entendre sur la fixation du siège commun des institutions du Marché Commun !

Alors, les alarmes du Foreign Office sont vraiment prématurées.

 

La Bombe Atomique

Quant à la bombe atomique française, qui au surplus sera d’un modèle dépassé, on ne voit pas ce qu’elle changera à l’équilibre des deux mondes. Ce qui le troublera, c’est plutôt la bombe chinoise à laquelle, d’après M. Noël Baker, nouveau prix Nobel de la Paix, Pékin travaille avec acharnement et qui l’aura dans moins de deux ans. Krouchtchev lui, ne l’ignore pas. Donc nous voilà fixés sur ces querelles de prestige qui font tant de mal à la cause commune des peuples libres et dont sont responsables des diplomaties enlisées dans leurs préjugés. Nous ne sommes pas loin de voir dans cette diplomatie traditionnelle et bureaucratique, un jeu maléfique qui comme la politique tout court, obscurcit les réalités et nuit au progrès humain.

 

Justice et Responsabilité

Nous écoutions, l’autre soir, à la Radio de Londres, un groupe de Travaillistes britanniques discuter des causes de leur défaite électorale. Parmi eux un éminent sociologue qui, après avoir écarté les explications peu probantes de ses collègues, invoquant pour cet échec la prospérité générale, les erreurs de tactique, etc., conclut par ce mot juste : Notre insuccès vient de ce qu’après avoir réalisé à peu près complètement la justice sociale, nous n’avons pas su aborder la phase suivante, celle de la responsabilité sociale. Cela demandera beaucoup de temps, ajoutait-il. En effet, lorsque le travailleur a acquis toutes les garanties d’emploi, de sécurité, de retraite, qu’il n’aurait pu obtenir par ses propres qualifications dans une société compétitive, ou fermée par des privilèges, comme autrefois, il faut qu’il rende à cette société, en échange, un service sur lequel elle peut compter, sacrifiant au besoin ses revendications propres à l’accomplissement de la tâche qu’il assume et qui est indispensable à la bonne marche de l’ensemble, surtout dans un Etat moderne. Et de conclure : la défaite du Travaillisme a commencé avec la grève des transports londoniens. Nous l’avions remarqué ici-même.

 

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