Criton – 1960-10-08 – Hammarskoeld et Krouchtchev

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Le Courrier d’Aix – 1960-10-08 – La Vie Internationale.

 

Hammarskoeld et M. Krouchtchev

 

L’attitude de M. Krouchtchev à l’O.N.U. déconcerte à leur tour les augures de la politique internationale qui avaient subi, à l’endroit du maître de l’U.R.S.S., un complexe d’infaillibilité. On peut même se demander si ses précédents succès ne lui ont pas tourné la tête, si le comédien pris à son jeu n’a pas, par moments, perdu le contrôle. Sans aller jusque-là, on peut penser que l’échec au Congo explique sa rage, qu’il tourne vers M. Hammarskoeld, sans autre succès que de faire applaudir le Secrétaire de l’O.N.U. chaque fois que celui-ci répond au chef communiste. Il n’en faut pas plus pour qu’un homme qui se croit tout puissant, sorte de lui-même.

 

L’U.R.S.S. quittera-t-elle l’O.N.U. ?

La véritable question est de savoir, si Krouchtchev, comme il l’a fait supposer, se retirera de l’O.N.U. avec ses acolytes, définitivement. La chose est possible. L’avantage pour les Russes serait de n’être plus liés par les décisions de l’Assemblée et de n’y plus subir la loi du nombre. Mais les inconvénients sont aussi évidents. Les Soviets perdraient une tribune de propagande d’importance, et laisseraient aux Occidentaux, en l’occurrence les Anglo-Saxons, la direction morale de ce vaste groupement de diplomates de 90 nations. Quant à fonder à Moscou ou ailleurs, une assemblée rivale, où siègeraient les seuls communistes, elle ferait double emploi avec les autres rassemblements périodiques qu’ils organisent ; l’écho de leurs discours serait assez affaibli. Malgré ses fureurs, nous pensons que « K » restera à l’O.N.U.

Tout cela n’arrange rien et la guerre froide est plus âpre que jamais. Il est vrai que l’on s’habitue …

 

La Riposte à Berlin

Cependant l’affaire de Berlin entre dans une nouvelle phase. Après bien des hésitations, le gouvernement de Bonn a franchi le pas. Il contre-attaque ; le traité de commerce qui liait les deux Allemagnes est suspendu à partir du 1er janvier prochain. Les industriels de la République fédérale, surtout les métallurgistes, y perdront un important débouché, mais les gens de Pankow ont plus à perdre. Leur production va subir de nouvelles entraves. Les pays de l’Est ne pourront leur fournir ce que Bonn refuse et à l’égard des Neutres, ils n’ont les moyens de payer leurs commandes, ni en devises fortes, ni en nature.

Par contre, il est aisé de prévoir que la dénonciation de l’accord commercial, sera le prétexte à de nouvelles restrictions aux communications de Berlin-Ouest avec l’Occident. Celles-ci, dit-on à Bonn se seraient produites en tout état de cause. Pour être vraiment efficace, il faudrait que le blocus de la D.D.R. soit étendu aux marchandises fournies par tous les Occidentaux. Les Américains pour lesquels le marché de l’Allemagne orientale est négligeable s’y prêteront sans doute. C’est plus douteux pour les Français et surtout pour les Anglais qui ne peuvent se permettre de perdre aucune exportation. On attend la réaction d’Ulbricht pour savoir si la mesure était judicieuse et opportune.

 

La Crise du Travaillisme Anglais

La crise du Parti travailliste anglais a pris un tour aigu au Congrès qui se tient actuellement à Scarborough. Si le Labour éclate en deux factions irréductibles, ce sera la fin du Parti travailliste en tant qu’« opposition de sa Majesté », c’est-à-dire qu’il ne pourra plus prétendre à être prêt à prendre le pouvoir. Déjà numériquement affaibli aux dernières élections, il n’aurait plus aucune chance aux prochaines. Le système de la Démocratie anglaise aurait cessé de fonctionner. Il reste cependant une solution : c’est la fusion du vieux Parti libéral, très diminué, mais encore vivant avec l’aile droite du Travaillisme personnifié par Hugh Gaitskell. L’aile gauche abandonnée à son sort constituant un parti résiduel comme l’est présentement le libéral.

Nous n’en sommes pas là, mais comme les habitudes mentales des peuples sont plus fortes même que leurs passions politiques, l’hypothèse, à la longue s’entend, n’est pas invraisemblable. Les Anglais reviendront, d’une façon ou d’autre au bipartisme traditionnel, celui des Whigs et des Tories.

 

Le Parti de l’Ennemi en France

La force de ce que nous appelons ici, faute de meilleure expression, les habitudes mentales, est d’une permanence prodigieuse. Chez nous, par exemple, on voit se reconstituer le parti de l’ennemi, qui selon les circonstances, a toujours surgi au cours de nos crises nationales. L’adversaire a toujours eu des partisans passionnés ; depuis la Fronde jusqu’à la guerre d’Algérie, en passant par le nazisme, on pourrait multiplier les exemples. Ils n’ont jamais manqué. Ce phénomène de pathologie sociale dont nous n’avons pas l’exclusivité, est cependant bien caractéristique de notre histoire politique.

 

Le Congo et l’Occident

A un tout autre échelon, ce qui s’est passé au Congo est du même ordre. Les récits qui nous parviennent des sanglants événements qui ont suivi la proclamation de l’indépendance du Congo belge, nous montrent la stupéfiante rapidité avec laquelle les tribus noires ont liquidé la civilisation qu’en 75 ans de « colonialisme » les Belges avaient tenté d’introduire. En quelques jours après avoir pillé et incendié les édifices élevés par les blancs et chassé ceux-ci par la terreur, les tribus se sont livré, sans contrainte, leurs combats ancestraux, puis sont retournés à la brousse ou à la jungle, et ont repris leur vie primitive, retrouvant des habitudes et des modes d’existence qu’ils ne connaissaient que d’instinct puisqu’ils ne les avaient pas pratiqués depuis leur naissance.

Ce drame africain n’est qu’un aspect d’un phénomène général ; la difficulté pour une civilisation de faire accepter ses modes par des peuples de nature différente. On réussit à « intégrer » quelques personnalités bien douées, mais on les sépare ainsi de la masse ; ou bien elles s’imposent par la force, ou bien la masse retourne à ses manières ancestrales. On n’échappe pas à l’alternative.

 

Les Difficultés de l’Union Européenne

Le problème de l’organisation européenne, lié à celui de l’harmonisation entre les Six pays du Marché Commun et les Sept de la zone de libre-échange, continue d’être l’objet de conversations et de débats multiples qui font plutôt ressortir les difficultés que les aplanir. Les Anglais avaient, sans doute à titre de ballon d’essai, admis le principe d’un tarif extérieur commun pour les produits industriels des treize Etats. Mais la récente Conférence des Ministres du Commonwealth, contrairement à ce que nous pensions, ne s’est pas montrée favorable à cette proposition.

Le Canada et la Nouvelle-Zélande ne veulent pas renoncer à la préférence impériale en échange de l’accès libre au groupe ainsi formé. La raison de ce durcissement est claire. L’économie canadienne n’est pas en brillante posture. Après la prospérité de ces dernières années, c’est le pays le plus touché par l’actuel ralentissement. Pour la première fois depuis la guerre, le produit national brut a baissé. Pour la Nouvelle-Zélande, bien que les produits agricoles qu’elle exporte ne soient pas inclus dans un tarif commun éventuel, elle craint pour son industrie naissante la perte des clients proches, alors que les pays européens lui demeureraient inaccessibles. La Suisse de son côté ne peut consentir à relever ses droits de douane. Les vieilles frontières sont des remparts tenaces.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1960-10-01 – Les Paroles s’envolent

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Le Courrier d’Aix – 1960-10-01 – La Vie Internationale.

 

Les Paroles s’envolent

 

Les discours fleuves ont déferlé sur l’O.N.U. A les examiner de près, ce qui est – on nous croira aisément – une tâche ingrate et fastidieuse, on constate que chaque orateur a exposé, non ce qui était de l’intérêt général, mais ce qui dissimulait plus ou moins mal son propre intérêt ou plutôt sa propre ambition. C’est là ce qui est grave pour une assemblée dont la raison d’être est de rechercher ce que chacun devrait sacrifier de ses préférences pour le bien commun des peuples. Finalement, cette tribune ne sert qu’à exalter les nationalismes divers et à accentuer des divergences de vues qu’il conviendrait au contraire de concilier.

Une autre constatation ressort de cette confrontation des chefs d’Etat. L’outrecuidance et le cynisme des dictateurs de toutes nuances, que ce soit Krouchtchev, Tito, Fidel Castro, Nasser ou Nkrumah, aveuglés par leurs ambitions et leurs haines et la timidité des présidents des démocraties pauvres d’imagination et de faible autorité, qui font toujours figure d’accusés, sinon de coupables. Une exception cependant : le Premier canadien Diefenbaker qui a dit leur fait à ceux qui parlent de la liberté qu’ils oppriment, et de la paix qu’ils ne cessent de menacer. Tout cela n’est pas nouveau, malheureusement.

 

L’Étrange Politique Russe

Quant à Krouchtchev, nous ignorons s’il est content de lui, comme il le prétend, mais, sauf dans le camp communiste, et encore, sa harangue et ses arguments n’ont pas eu grand succès. Nous avouons même ne pas comprendre comment une diplomatie qui a été souvent fort habile, celle des Soviets, a pu s’enferrer dans de pareilles erreurs. Ce qu’a dit Krouchtchev visait en effet à paralyser l’O.N.U. et à discréditer son action, cela devant des représentants de jeunes Etats pour lesquels l’accès à l’Assemblée internationale est à la fois une promotion enviée et une sauvegarde présente et future d’une indépendance qu’ils savent menacée et précaire.

D’abord les invectives renouvelées contre M. Hammarskoeld que Krouchtchev voudrait voir remplacé par un triumvirat composé d’un communiste, d’un occidental et d’un neutre ; ce qui reviendrait à enlever à ce directoire toute chance d’accord et d’action. Proposition qui, en outre, exigerait une modification de la Charte pour laquelle aucune majorité ne pourrait être réunie tant au Conseil de Sécurité qu’à l’Assemblée Générale. M. H. a relevé le défi, et les applaudissements qui ont salué son intervention ne laissaient aucun doute au clan communiste sur les sentiments de l’auditoire. Krouchtchev a même fait de cette modification du Secrétariat et du départ de M. H. la condition d’une reprise des négociations sur le désarmement qui devait être son thème favori puisqu’il l’avait annoncé.

Il n’a pas été plus suivi quand il a proposé Genève ou Vienne et même Moscou comme siège de l’O.N.U. Outre les difficultés matérielles d’un tel transfert, les diverses délégations voyaient dans la manœuvre le risque d’être moins protégés qu’à New-York des menaces soviétiques. Vienne à quelques lieues des tanks russes et Genève étant réservé aux contacts officieux et aux tractations secrètes, voire à l’espionnage. Quant à Moscou, qui l’accepterait en dehors de M. Sékou Touré ?

De plus, en proposant l’accès immédiat à l’indépendance des pays africains encore sous tutelle, Krouchtchev n’a pas suscité l’enthousiasme escompté.

Même la proposition toujours renouvelée, au moins verbalement, d’accueillir la Chine communiste à l’O.N.U. n’a pas trouvé grand écho. Un perturbateur de plus, pensent beaucoup de délégués, même ceux qui, comme Nehru, s’y prétendent favorables.

 

Au Congo

La situation au Congo demeure confuse. Si pour le moment le pays a cessé d’être un théâtre de guerre froide depuis la fuite des Soviétiques, la partie se joue maintenant entre les nationalistes panafricains, avec Nkrumah en flèche, qui soutient Lumumba et vise à l’élimination des Blancs, et les autres qui veulent conserver l’aide des Occidentaux. Ces derniers, bien qu’ils soient la grande majorité, sont gênés de paraître des collaborateurs, comme Tshombe au Katanga. L’équilibre des courants est donc instable.

 

L’Indépendance de la Nigéria

Cependant, un nouveau facteur sur l’échiquier africain va paraître ces jours-ci avec l’indépendance de la Nigéria. On sait que ce pays, le plus riche et le plus peuplé d’Afrique noire, avec ses 35 à 40 millions d’habitants, accède à l’indépendance le 1er octobre. Le nouveau Premier de cet Etat, Sir Tafawa Balewa, que l’on compare souvent à Houphouët Boigny, est l’opposé d’un panafricain et n’a aucune estime pour ses voisins, Nkrumah et Sékou Touré. Si la Nigéria réussit – ce qui n’est pas sûr – à échapper à l’éclatement en ses trois provinces, le Ghana de Nkrumah avec ses 4 millions et demi d’habitants, ne pèsera plus aussi lourd dans les destinées africaines.

 

Politique et Économie en Afrique Noire

D’autre part, si l’on y regarde de près, les divisions politiques entre pays africains sont en réalité des différences d’intérêt économique. C’est par exemple, la raison – ce qu’il était facile de prévoir – de l’éclatement du Mali.

L’économie du Sénégal repose sur l’exportation des arachides qui ne peuvent trouver qu’en France un débouché rémunérateur. Il lui faut de plus importer une forte proportion de sa nourriture, c’est-à-dire s’adresser à un pays disposé à la lui fournir, même si le déficit de sa balance commerciale ne lui permettait pas de l’acheter. Au contraire, le Soudan, grâce à ses exportations de viande peut se suffire, son économie primitive lui permet de se détacher de la France, sans que la population en souffre.

La côte d’Ivoire est dans la même situation que le Sénégal : la rupture avec le marché français serait catastrophique. Qui lui achèterait au prix fort, son café, son cacao et ses bananes ?

A l’inverse, la Guinée avec ses ressources minières, fer, bauxite, ses chutes d’eau, qui peuvent permettre une industrialisation étendue, peut prétendre à une totale indépendance en s’adressant à volonté aux deux camps.

Quant à la Nigéria dont les ressources sont variées et multiples, elle a, par contre et en contraste avec tous les autres pas noirs, une forte densité de population, 35 habitants au km2. Pour les faire vivre et prospérer et mettre le pays en valeur, il lui faut de gros capitaux étrangers que l’Occident seul  est en mesure de fournir.

Ces diverses situations expliquent les positions politiques et soutiennent, et en quelque sorte justifient, les rivalités de personnes. L’unité africaine n’est pas pour demain.

 

Les Soucis du Fonds Monétaire Internationale

En ce moment se tient à Washington l’Assemblée annuelle du Fonds Monétaire International qui a, cette fois, devant elle des problèmes particulièrement délicats. Comme nous l’avons exposé déjà, le règne du Dollar a pris fin et de plus les signes d’une récession aux Etats-Unis commencent à se préciser. L’hémorragie d’or se poursuit et même s’accélère, parce que la charge des pays sous-développés et de l’aide à l’étranger absorbe à elle seule plus que les excédents de la balance commerciale que les capitaux américains privés vont s’investir dans les pays européens où les prix de revient sont plus avantageux, enfin que les taux d’intérêt offerts aux capitaux flottants sont plus élevés à Londres ou à Paris qu’à New-York.

La situation devient préoccupante pour les Etats-Unis et par voie de conséquence, pour les autorités monétaires internationales. Aucune mesure sérieuse ne peut être envisagée avant les élections de Novembre, à moins que d’ici là, la situation n’échappe à tout contrôle, ce qui n’est souhaitable pour personne.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-09-24 – Devant le Forum International

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Le Courrier d’Aix – 1960-09-24 – La Vie Internationale.

 

Devant le Forum International

 

Les observateurs se demandent pourquoi les Soviets se sont attiré, dans l’affaire du Congo, la plus sévère défaite diplomatique qu’ils ont subie depuis la guerre, et cela au moment où Krouchtchev et ses acolytes viennent témoigner par leur présence de l’importance qu’ils attachent à l’Institution internationale.

 

L’Échec Russe au Congo

Au départ, comme nous l’avons vu, ils avaient misé sur Lumumba dont ils avaient fait leur homme. Celui-ci, désarçonné, on pouvait s’attendre à ce qu’ils changent leurs batteries et intriguent autour d’un nouveau pouvoir à Léopoldville. Au contraire, en s’obstinant, ils se sont fait expulser sans autre formalité, eux et les Tchèques, par le Colonel Mobutu avec l’assentiment du président Kasavubu. Ce que les trembleurs de New-York et de Londres n’auraient osé faire, un simple militaire d’occasion n’a pas hésité à l’ordonner et les Iliouchine ont embarqué dans les plus brefs délais, Ambassadeurs et techniciens avec armes et bagages.

 

L’Offensive au Conseil de Sécurité

Pendant ce temps, Zorine, au Conseil de Sécurité, couvrait M. Hammarskoeld d’injures et d’accusations de complicité avec les Occidentaux, ce qui valut par la suite au Secrétaire de l’O.N.U. un vote massif de confiance des Afro-Asiatiques et de la totalité des membres de l’Assemblée Générale, sauf les Communistes … et la France. Au moment où Krouchtchev se prépare à haranguer l’Assemblée, ce désaveu que les Russes ont délibérément cherché, paraît inexplicable.

 

L’Explication de l’Attaque Russe

A notre sens, cela n’est qu’apparence. Les Soviets visent plus loin que l’affaire du Congo et de plus, ne renoncent pas à intervenir dans ce pays quand l’occasion leur sera favorable, ce qui peut arriver, car les protagonistes là-bas sont aussi inconsistants les uns que les autres. Ce que les Russes cherchent, c’est d’une part, déménager l’O.N.U. de Manhattan où la présence américaine entretient un climat qui leur est défavorable et la transférer en pays neutre, à Vienne où l’atmosphère ne serait pas davantage procommuniste, mais où leurs forces toutes proches, feraient sentir leur présence et où celles des Américains seraient à l’écart.

D’autre part, leurs attaques contre Hammarskoeld, si elles renforcent aujourd’hui le prestige du Secrétaire Général, visent à lui substituer à l’expiration de son mandat, un vrai neutre, un Hindou par exemple. Calomnier, il en reste toujours quelque chose et les Soviétiques pensent que la candidature d’un homme de couleur séduira les afro-asiatiques qui vont détenir bientôt la majorité à l’O.N.U. L’échec d’aujourd’hui compte peu s’ils réussissent plus tard à soustraire l’assemblée internationale à l’influence des U.S.A.

Au surplus, les Soviets conservent des alliés en Afrique. Sékou Touré qui vient de faire son tour à Moscou et à Pékin et a obtenu des crédits pour la Guinée ; demain, sans doute Modibo Keita et, dans d’autres occasions prochaines, quand se poseront les problèmes de la Mauritanie et de l’Algérie à l’O.N.U., ils pensent retrouver de leur côté le Maroc et la Tunisie et bien entendu Nasser et peut-être d’autres. Voilà pourquoi ils ont préféré subir le présent échec pour ne rien perdre de leur position anti-occidentale dans d’autres débats. Ajoutons à cela, la présence invisible mais réelle de la Chine de Pékin, qui les oblige à ne pas transiger, à ne paraître en aucun cas faire une politique d’apaisement avec les pays capitalistes.

 

La Tactique est-elle Bonne ?

Le calcul des Soviétiques est-il bon ? On peut en douter. L’O.N.U. bientôt dominée par le groupe afro-asiatique auquel s’adjoindront plus ou moins certains pays d’Amérique latine, cherchera naturellement à renforcer une position neutraliste à l’égard des deux blocs et ne manquera aucune occasion de montrer son indépendance. Les petits Pays, comme l’a très habilement montré M. Hammarskoeld dans son rapport, ne feront entendre leur voix dans les affaires du monde, que s’ils prennent leurs distances et s’opposent à l’ingérence des Grands dans leurs affaires, sauf au cas où celle-ci les sert.

Ici la position des U.S.A. est plus forte que celle de l’U.R.S.S. Leur politique est plus favorable aux intérêts des jeunes Etats que celle des Soviets, et ces jeunes Etats ne craignent pas les Américains. Ils savent, par expérience, qu’ils pourront toujours les plier à leurs vues et les exploiter au maximum, ce qui n’est pas négligeable.

 

L’Affaire Malikowski

Un Capitaine de l’armée d’Allemagne orientale, chef des services politiques, est passé récemment à Berlin-Ouest et il a communiqué aux autorités de Bonn, qui les ont diffusés, des documents d’où il ressort que Pankow se prépare à mener une offensive militaire contre la République fédérale. Ces tracts ont provoqué une émotion que Bonn n’a pas manqué d’exploiter pour alerter les Alliés occidentaux sur la situation de Berlin. Ces documents, certainement authentiques, étaient sans doute destinés à être divulgués par Ulbricht pour démoraliser les Berlinois et jeter la panique parmi les populations d’Allemagne occidentale. Le Maire de Berlin-Ouest, Willy Brandt a révélé à l’occasion que les puissances de l’O.T.A.N. avaient mis au point un plan de riposte qui, dit-il, n’est pas seulement économique. La manœuvre de Pankow ne paraît pas très habile. Ulbricht voudrait-il lui aussi torpiller la « coexistence pacifique » ? C’est fort possible.

 

Le Capitaine Artamonov

De leur côté, les U.S.A. ont exhibé un autre personnage, un officier de marine russe, Artamonov, passé aux Américains. Nous avons écouté, malgré le furieux brouillage des Soviétiques, l’interview que celui-ci a diffusée dans l’émission en russe de  « la voix de l’Amérique ». Il a révélé que les autorités navales de Moscou avaient donné aux officiers supérieurs de la flotte des instructions en vue d’une attaque atomique surprise de l’U.R.S.S. contre les U.S.A. Mais cela prouve-t-il qu’ils en aient réellement l’intention, ou simplement qu’ils veulent tenir leurs équipages en perpétuelle alerte ? Le Capitaine paraissait très convaincu de son fait et a donné sur la politique de Krouchtchev bien des détails intéressants. Il croit que Krouchtchev se moque bien de l’idéologie qu’il patronne et qu’il ne compte pas du tout sur l’effondrement du capitalisme ainsi qu’il le prétend, comme le simple effet d’un processus historique. C’est un réaliste qui veut imposer la suprématie russe sur le monde et le fera par la force le jour où il croira qu’il le peut sans trop de risques.

C’est ce que nous avons toujours pensé de lui. Heureusement ce jour n’est pas venu. La coexistence pacifique n’est autre chose que l’aveu de cette impuissance. Mais une erreur de calcul est toujours possible. Il est bon que quelques échecs diplomatiques l’obligent à réfléchir.

 

Les Statistiques Soviétiques

Le croirait-on ? Il y a des économistes objectifs en U.R.S.S. qui contestent les chiffres de la propagande, ou plutôt il y en a un ; tressons-lui une couronne, en souhaitant que cela ne lui porte pas malheur. Dans une étude sur  « l’Économie socialiste en U.R.S.S. », le professeur Strumilin montre que les statistiques sur le développement de la production en Russie sont erronées. Par un jeu qu’il expose, les matières premières de base qui sont employées dans la fabrication d’un objet fini, sont comptées deux fois, ce qui a permis de faire croire que la production, en 1956 par exemple, s’est accrue de 11% alors qu’en réalité, elle n’a été que de 8%. Nous renvoyons cette étude à un spécialiste français qui affirmait récemment que les statistiques soviétiques étaient irrécusables. Il le disait sans rire. Il est vrai que c’est un marxiste bon teint.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1960-09-17 – L’Enjeu Africain

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Le Courrier d’Aix – 1960-09-17 – La Vie Internationale.

 

L’Enjeu Africain

 

Aucun événement depuis la guerre n’a mis à plus rude épreuve le cerveau du commentateur que l’actuelle affaire du Congo. En effet, ce ne sont pas seulement des courants politiques qui se heurtent mais des forces passionnelles sur lesquelles aucun pronostic n’est valable. Chaque jour tout est à repenser.

 

La Guerre Froide en Afrique

L’enjeu s’élargit sans cesse : la guerre froide gagne l’Afrique et la divise encore davantage. L’Occident a ses partisans auxquels ceux de l’Est s’opposent. L’U.R.S.S. a installé en Guinée une solide tête de pont ; après la rupture du Mali, le Soudan va très probablement s’y joindre. De plus, le camp neutraliste penche vers l’Est. Tito s’est prononcé pour Lumumba ; Nasser retire ses troupes à l’O.N.U. ; Nkrumah, du Ghana, jusqu’ici hésitant, semble disposé à les suivre. Comme ces Messieurs font tous, comme Krouchtchev, vapeur vers l’Assemblée générale de New-York qui se tient le 19, on se demande ce que feront les opposants devant un tel déploiement de force. Jusqu’ici ils n’ont cherché qu’à gagner du temps ; le Conseil de Sécurité s’ajourne chaque fois qu’on le convoque. On compte éviter d’avoir à se prononcer dans l’espoir qu’à Léopoldville, la situation sera tranchée.

 

Le Personnage de Lumumba

Elle paraissait bien l’être quand Kasavubu a fait arrêter Lumumba. Deux heures après, il était libéré.

Cet étrange personnage confirmerait la thèse de certains historiens, à savoir que les destinées du monde ont souvent dépendu des accès de fièvre de malades mentaux, Lumumba en est un. Un psychiatre occidental le classe dans les paranoïaques. Mais ce semi-dément est aussi un sorcier au sens africain. Ses adversaires sont paralysés devant lui, ce qui explique qu’il reparaît puissant chaque fois qu’on le croit maîtrisé.

 

L’Enjeu à l’O.N.U.

Ce qui est sérieux dans l’affaire, c’est que les Occidentaux ne semblent pas avoir compris que leur situation serait gravement compromise si la majorité à l’O.N.U. se prononçait contre eux et qu’ils perdaient la bataille du Congo. Rien ne sert de vilipender, comme on l’a fait, l’institution internationale. Elle existe malheureusement pour nous. Elle est une force qui peut beaucoup si on la traite en ennemie. Elle est en ce moment secouée de velléités contraires. Il s’en faut de peu qu’elle ne finisse par adopter ce « neutralisme positif » comme on dit, qui en fait, est anti-occidental. Si M. Hammarskoeld échoue à Léopoldville, son remplaçant ne sera ni européen, ni blanc ; un Hindou sans doute.

Nous n’avons pas de conseils à donner aux maîtres de l’heure. Mais à leur place nous serions allés ensemble et en accord à cette assemblée à grand spectacle, et en face des Krouchtchev et consorts, nous aurions engagé la bataille avec tout le déploiement de force possible, au lieu de laisser le champ libre à l’adversaire. En effet, pour nous Occidentaux, la parole n’a pas grande valeur. Notre scepticisme est toujours prêt à répondre aux discours « cause toujours » et d’en laisser plus que d’en prendre. Chez les Sous-développés, il en est autrement : le verbe est une force, un instrument de domination, une incantation si l’on veut. Il faut s’y faire.

 

L’Optimisme demeure

Cela posé et au risque de paraître nous contredire, notre opinion au fond demeure optimiste. Les Soviets ne doivent pas réussir à s’imposer au Congo. Nous pensons que la majorité des Africains, même ceux qui paraissent d’humeur contraire, souhaitent un arrangement pacifique sous les auspices de l’O.N.U. La guerre civile au Congo porterait à la cause de l’indépendance africaine un coup sévère et ils préfèrent régler leurs comptes entre eux par des discours plutôt que des violences, sans que la guerre froide vienne faire de l’Afrique son théâtre choisi. Les Noirs d’Afrique savent fort bien qu’ils sortiront de leur état de sous-développement non par eux-mêmes mais par une aide extérieure et c’est celle de l’O.N.U. qui présente sinon le plus d’efficacité, du moins le moindre risque. Comme on l’a dit, les Sous-développés sont en réalité des sous-capables. A ce titre, le problème pour eux est d’éviter de passer d’une colonisation dans une autre. Ils ne le peuvent qu’en appuyant l’action présente des forces de M. H.

 

Berlin

L’affaire de Berlin redevient ou plutôt continue d’être préoccupante. Le gouvernement Ulbricht multiplie les coups d’épingle pour provoquer les réactions de Bonn. Le Chancelier Adenauer prudent, reste en vacances à Cadenabbia en Italie, laissant à son éventuel successeur, le Dr Erhard le soin de riposter. Jusqu’ici, seuls les Allemands ont mené la contre-offensive, les Alliés se contentant de protestations verbales contre les infractions au règlement quadripartite qui régit Berlin. Cette attitude équivoque et vaine a l’inconvénient de placer les Allemands de Bonn en flèche et par conséquent de s’offrir en cible aux attaques des Soviétiques. De là à les mettre en position de provocateurs et de revanchards, il n’y a qu’un pas qu’on ne se fait pas faute de franchir à Moscou. Si les Alliés, Allemands compris, avaient adopté une ligne de conduite commune, on aurait évité les accès de nervosité et les meetings dont Berlin a été le point de ralliement pour les Allemands expulsés de l’Est, excellent prétexte pour la propagande communiste qui trouve des échos en Occident même, et particulièrement chez nous.

 

La Mégalomanie Russe

Il serait absolument nécessaire de montrer constamment à Krouchtchev les limites qu’il ne doit pas franchir. Car le succès grise surtout notre russe qui ne dédaigne pas la vodka. Nous avons l’impression qu’actuellement, Krouchtchev et son état-major se laissent entraîner par le rêve de domination universelle qui prend tous les dictateurs dès qu’ils remportent des victoires trop faciles sur des adversaires désunis et abouliques.

Il existe une mégalomanie russe comme il y en eut d’allemande et d’italienne, qui ne demandent d’ailleurs qu’à se réveiller. Un faux pas à Berlin pourrait mener loin si les Soviets croient qu’ils peuvent tout se permettre avec Eisenhower et MacMillan. Ce serait une fâcheuse répétition de l’histoire. Nous n’en sommes pas là à condition de se montrer résolus. Anthony Eden vient opportunément de le rappeler à ses compatriotes.

 

La Situation aux U.S.A.

La bataille électorale aux Etats-Unis, sans être très passionnante ni passionnée, n’en est pas moins un facteur de faiblesse pour les Américains, d’autant que la conjoncture économique commence à susciter quelques inquiétudes. Les aciéries travaillent toujours à demi capacité, la production plafonne et les investissements diminuent, enfin le Dollar est près de son point de sortie d’or, 35 dollars 25 pour une once, et les pertes de métal pourraient s’accélérer, cela au moment où les Etats-Unis voudraient apporter à l’Amérique latine, à la Conférence de Bogota qui se tient en ce moment une aide massive de nature à contrebalancer la propagande de Fidel Castro. Il est de fait que les Etats-Unis n’ont plus les moyens d’être prodigues. Non pas parce qu’ils ne sont pas assez riches, mais parce que leur balance des paiements reste déficitaire et qu’ils ne peuvent exporter trop de capitaux sans mettre le Dollar en danger. Il faudra qu’ils révisent leur politique économique s’ils veulent tenir leur rang de puissance économique. Mais la compétition électorale rend toute initiative hardie impensable d’ici le début de 1961. D’ici là, .. les événements vont vite.

 

                                                                        *******

 

P.S. – Ces lignes étaient écrites quand on apprit que l’armée congolaise en l’occurrence le colonel Mobutu prenait le pouvoir et expulsait les Russes et les Tchèques. Le nouvel épisode n’est peut-être qu’une scène de plus de cette tragi-comédie. Cela prouve cependant que les éléments raisonnables n’ont pas perdu la partie. L’espoir demeure qu’ils l’emporteront.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1960-09-10 – Fallait-il le Dire

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Le Courrier d’Aix – 1960-09-10 – La Vie Internationale.

 

Fallait-il le Dire ?

 

Au Congo

La situation au Congo est toujours aussi fluide mais il semble bien que les Soviets ont misé sur le mauvais cheval. Lumumba démissionné par Kasavubu, paraît en difficulté, à l’heure où nous écrivons. Malgré les quinze avions Iliouchine destinés au transport de ses troupes offerts par l’U.R.S.S., les armes et les instructeurs tchèques, il n’a pu reconquérir le Kasaï. L’action de l’O.N.U., sans être très efficace puisque sa neutralité aurait pu favoriser Lumumba s’il s’était révélé le plus fort, joue en faveur de ses adversaires, dès qu’il a le dessous.

Cette défaite, si elle se confirme, aurait une grande portée morale. La xénophobie aveugle, la guerre civile, le défi à l’O.N.U. en la personne de son Secrétaire Général, l’appel aux Puissances de l’Est, soutien de toutes les subversions, ont indisposé les Chefs des jeunes Etats africains, anxieux de justifier par leur attitude leur nouvelle promotion. Lumumba avait franchi les limites que même des extrémistes comme Sékou Touré jugeaient dangereuses pour la liberté des Peuples noirs. Il reste évidemment beaucoup à faire pour que le continent dans son ensemble trouve son équilibre. Le drame du Congo était certainement la plus redoutable épreuve. On peut espérer qu’elle tournera à l’avantage de la raison. Si oui, il n’aura pas été vain.

 

La Conférence du Général de Gaulle

La Conférence du Général de Gaulle était un événement international et elle a été abondamment commentée dans le monde entier. La réponse est assez nuancée, parce que l’opinion au dehors est partagée entre un respect et même une admiration sincère, et une réelle déception sur le contenu même du discours. On n’est pas accoutumé à autant de franchise et de réalisme dans la bouche d’un homme d’Etat.

Cet exposé, sans ambiguïté, contraste trop avec les formules évasives ordinaires que les exégètes se chargent d’interpréter à leur manière. Hier à Paris, ce n’était pas le cas. Autrement dit, un Chef d’Etat doit-il dire la vérité quand elle n’est pas bonne à dire ?

 

La France et l’O.N.U.

Le Général a dit en particulier sur l’O.N.U. ce que la plupart d’entre nous pensent, certainement ceux mêmes qui se sont fait les apôtres de l’organisation. Il n’empêche qu’elle est appelée à jouer dans les relations internationales un rôle de plus en plus important, sans doute plus nuisible qu’utile, mais essentiel. Elle est à la fois un mythe et une force et les petites nations comptent s’en servir contre les Grandes pour se protéger et même les mystifier. Il est peut-être dangereux de s’en faire l’adversaire.

 

L’Europe

Il en est de même du problème européen, autre mythe. Il est parfaitement exact que l’Europe, telle que ses partisans idéalistes l’avaient conçue, n’a aucune chance de se réaliser dans l’état actuel des choses. L’heure est passée où l’on pouvait y songer. Des pays comme l’Allemagne de Bonn et l’Italie auraient peut-être sacrifié quelque peu de leur souveraineté au moment où elles se sentaient faibles. L’une et l’autre ont progressé à pas de géant et l’on sent que des ambitions renaissent avec ce retour de puissance. Chacune veut jouer son jeu. Cependant, ce qu’un chroniqueur peut montrer, un homme d’Etat à intérêt à le taire. Il a y des fictions qu’il est bon d’entretenir, par exemple, le Marché Commun.

 

Le Marché Commun

Nous avons répété ici qu’il n’y avait pas de Marché Commun et qu’il n’y en aurait jamais. Cependant beaucoup croient qu’il existe. L’illusion vient de ce que les barrières douanières ont été abaissées et le seront encore davantage probablement, que les contingents ont été élargis, mais cela aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du soi-disant Marché Commun. En veut-on la preuve ? Les Anglais, qui ont feint de s’effrayer d’un Marché commun européen, ont expédié vers les pays de ce Marché en Mai, Juin, Juillet dernier, 13% de marchandises de plus qu’en la période correspondante de 1959 et 6% seulement de plus dans les pays de la zone dite de libre-échange qu’ils ont eux-mêmes créée. Vers l’Amérique du Nord, les exportations ont diminué de 11% et vers les pays de la zone Sterling, la leur, elles ont à peine augmenté ! Si le Marché Commun avait élevé une barrière contre les exportations britanniques, il en aurait été tout autrement.

Pour l’avenir, il est bien évident que ni l’Allemagne ni l’Italie qui développent leurs exportations au maximum ne voudront se fermer, si peu que soit le vaste ensemble du Commonwealth et des pays de la zone de libre-échange ; la France non plus d’ailleurs. Il n’en reste pas moins que ce mythe du Marché Commun a été le moteur de la plus remarquable extension des échanges intereuropéens de tout le siècle. Il a suscité des initiatives, rompu des routines, enflammé l’imagination des producteurs. N’y touchons pas.

 

Le Problème Politique

En réalité, ce que craignaient les Anglais, c’était une solidarité politique entre les Six. Ils doivent être rassurés. L’Europe des Patries, qui est, le Général a pleinement raison, la seule qui demeure possible, ne sera, en mettant les choses au mieux, qu’une coalition à l’ancienne mode, pas plus solide ni efficace que celles du passé et toujours à l’épreuve des conflits d’intérêt et d’ambition et des rapports de force, eux-mêmes changeants. A cet égard, il faut bien dire que le temps ne travaille pas pour la France. Nos voisins ne nous cachent pas que dans l’Europe des Six nous ne sommes que les seconds et on y compte bien au-delà des Alpes, bientôt les troisièmes.

 

L’Accord d’Armement Anglo-Allemand

Les Anglais ont d’ailleurs porté à la politique française, ce que certains confrères appellent un coup bas. Ils ont conclu, à la suite des Entretiens de Rambouillet, un accord avec l’Allemagne pour lui fournir un armement moderne, missiles tactiques, avions à décollement vertical, chars d’assaut du dernier modèle, dont la Bundeswehr a revendiqué la possession. Voici l’Allemagne devenant, sinon devenue, la principale puissance militaire du Continent. Il y en a déjà qui s’en inquiètent. Sur le plan international, cette crainte est vaine ; car avec ou sans bombe atomique française ou « force de frappe », avec ou sans armée allemande, la partie ne se jouera qu’entre les deux géants : U.R.S.S. et U.S.A. c’est de l’équilibre de leurs armements que dépend la guerre ou la paix. Le reste est appoint négligeable jusqu’à nouvel ordre ; peut-être un risque supplémentaire, sûrement pas une garantie de plus. Cependant, en favorisant l’expansion de la puissance militaire allemande, les Anglais comptent détacher un peu Paris de Bonn. Et il n’est pas douteux qu’aussi bien les industriels allemands que les militaires et beaucoup de politiciens, n’entendent pas sacrifier à une union avec la France l’Alliance américaine et le marché britannique avec ses annexes qui les intéressent bien davantage aujourd’hui.

 

Les Tensions à l’Est

Ce qui, de la Conférence de presse de Paris, a fait la meilleure impression, c’est le préambule, le jugement serein et pertinent sur les Soviets et leur politique, les conflits internes des factions chez les communistes et les allusions à l’âpre lutte qui s’est ouverte entre Moscou et Pékin. A cet égard, un nouveau théâtre d’opposition se présente à l’occasion des fêtes de la commémoration de l’indépendance à Hanoï. Comme le Laos, le Vietnam du Nord compte sur la Russie pour se soustraire, dans toute la mesure du possible aux pressions de Pékin. Il paraît que les dirigeants d’Hanoï, Ho Chi Minh en tête, se sont prononcés pour la thèse de Moscou. D’un autre côté, les Chinois ont accusé les Russes d’avoir adopté les positions de Belgrade, de Tito le renégat, accusation contre laquelle la « Pravda » a violemment réagi. Pour ceux que le débat intéresse, rappelons que l’orthodoxie étant naturellement le dogme diffusé par Moscou, les Yougoslaves sont des « déviationnistes » et les Chinois des « dogmatiques ». Cette clef permet de comprendre la polémique – comprendre est une façon de parler ….

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-09-03 – Épreuves à l’Est

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Le Courrier d’Aix – 1960-09-03 – La Vie Internationale.

 

Épreuves à l’Est

 

C’est bien à des résistances morales que se heurte le plan établi par les Russes au Congo. Les troupes belges sont parties, mais celles de l’O.N.U. demeurent alors que Lumumba leur avait enjoint de se retirer. En effet, à la Conférence de Léopoldville qu’il avait convoquée lui-même, les leaders de treize Etats africains, tout en appuyant le Leader congolais lui ont recommandé de se conformer aux décisions de l’organisation internationale. De même, les intentions de reconquête du Kasaï et du Katanga ne reçoivent aucun encouragement, si bien qu’après avoir occupé la capitale du Kasaï et les gisements de diamants de la Forminière, les troupes de Lumumba se sont dispersées quand les hommes de Kalonji ont paru. Il semble que la guerre civile pourra être évitée si les troupes de l’O.N.U. se chargent de maintenir l’ordre et de séparer les belligérants.

 

Le Prestige de l’O.N.U

Les Soviets ont commis une erreur en accusant M. Hammarskoeld, avec leur grossièreté habituelle, de complicité avec l’Occident. Les jeunes Etats, et particulièrement les Africains qui vont prendre rang à l’O.N.U. sont très sensibles au prestige de l’Organisation et de la personne de son Secrétaire Général. De plus, les brutalités des soldats congolais contre les « Casques bleus » à Léopoldville et à Stanleyville, les actes de barbarie dont ils se sont rendus coupables un peu partout, ont touché l’amour-propre des autres peuples noirs, tant et si bien qu’aujourd’hui, Lumumba désemparé d’être plus ou moins désavoué, fait des avances aux Blancs qu’il a chassés.

 

La Base de Kamina

Plus encore que les mines de cuivre du Haut-Katanga, c’est la place de Kamina que convoitaient les Soviets. C’est en effet la plus importante base militaire de l’Afrique Orientale. Elle faisait partie de l’Organisation Atlantique. Elle avait coûté dix ans de travail et 7 milliards de francs belges. Celui qui la contrôle est stratégiquement maître de l’Est du Continent. En principe, l’O.N.U., les Belges étant partis, en aura la gestion. Mais on peut prévoir que son sort ne sera pas facile à régler et que les luttes diplomatiques ne manqueront pas sur ce sujet.

La situation au Congo demeure très fluide parce que d’aucun côté, les responsabilités ne sont définies et les pouvoirs assurés.

 

Ce que devait être le Rôle de l’O.N.U.

Puisque l’O.N.U. était en cause et qu’on avait décidé de lui laisser, à tort ou à raison, les responsabilités de l’affaire, il fallait lui donner des pouvoirs discrétionnaires avec le mandat d’obtenir, par la force au besoin, une trêve générale suivie le plus tôt possible d’un référendum des populations appelées à disposer de leur sort, ce qui aurait permis à chaque province de conserver son autonomie et d’avoir avec les Blancs les relations décidées par ses Chefs. On aurait ainsi imposé la paix et respecté les principes de la Charte internationale. En ne lui laissant qu’un rôle passif et une obligation de rester neutre dans les rivalités tribales, on a enlevé à l’O.N.U. la possibilité de s’affirmer comme arbitre des conflits.

On comprend bien que là-dessus, Russes et Occidentaux ont été d’accord. Personne ne veut créer de précédent qui pourrait un jour se retourner contre l’un ou l’autre des deux camps, surtout quand les Blancs seront un jour prochain en minorité à l’Assemblée. Mais cette fausse solution risque, à l’inverse, de conduire l’Organisation internationale à un échec, qui serait aussi un précédent pour le cas où l’on aurait plus tard besoin d’elle dans un autre litige dangereux pour la paix. C’est pourquoi il reste un espoir que les Etats Africains permettent à l’O.N.U. d’imposer un règlement pacifique.

 

La Querelle Sino-Russe

Nous tenons enfin la preuve des dissensions entre Chinois et Russes. La voici : l’envoyé spécial de l’agence yougoslave Tanjug a été autorisé par la censure de Pékin à faire savoir que les spécialistes russes avaient quitté récemment la Chine par trains entiers avec leurs familles. Pour que les Chinois confient la diffusion de la nouvelle à leur ennemi Tito, il faut que l’affaire soit sérieuse. Elle l’est au point qu’on fait état d’une circulaire envoyée par Moscou à tous les Partis communistes pour les informer de la querelle « idéologique » et défendre la thèse russe. On parle aussi d’une prochaine rencontre au sommet entre Chou en Laï et Krouchtchev, après le voyage de ce dernier en Corée du Nord et au Vietnam, d’Ho Chi Ming. Ce sommet aura-t-il le sort de l’autre de triste mémoire ? On est donc bien en présence d’un conflit entre les deux Puissances communistes dont nous avons entretenu nos lecteurs il y a déjà bientôt deux ans et dont nous avons suivi, par indices successifs, les étapes.

 

Importance du Conflit

Ce conflit maintenant au grand jour est capital à bien des égards. D’abord pour le maintien de la paix. Car si les Soviets avaient mis toutes leurs forces au service du développement de la puissance chinoise, le sort de l’Occident à plus ou moins long terme, était réglé, en particulier le nôtre et celui de ce qui reste de l’Europe, aujourd’hui occupée à se disputer la préséance.

En second lieu, le conflit éclaire et explique la politique en zigzag de Krouchtchev depuis deux ans : d’abord tout orientée vers la détente et pressée d’arriver à la Conférence au sommet avec l’Occident, puis le retour en arrière, le torpillage de la Conférence et la série de menaces sur Berlin et autres. Puis à nouveau, la reprise du thème de la coexistence avec en contrepartie l’affaire de l’U2 et le procès Powers.

Krouchtchev a voulu jouer sur les deux tableaux la coexistence contre Pékin, la guerre froide avec les Etats-Unis, pour empêcher les purs de l’accuser, comme ils le font quand même, de pactiser avec les « impérialistes ». En parlant de coexistence, il rassurait ses sujets soviétiques et plus encore les Satellites d’Europe. En accentuant la lutte anti-américaine, il comptait désarmer les « dogmatiques ».

 

L’Aide aux Pays non Communistes

Ce qui irrite les Chinois, c’est que tandis que les Russes leur refusent crédits et techniciens, ils prodiguent leur aide à des pays comme l’Egypte qui met les communistes en prison. Krouchtchev soutient les « nationalismes bourgeois » comme ils disent. En réalité, est-il besoin de le répéter, les motifs du conflit sont simples. Les Soviets ne veulent pas d’une Chine forte. Ils l’aideront assez pour que la révolution chinoise ne s’effondre pas ou qu’elle ne pactise pas avec l’Occident, mais ils s’efforceront de lui créer assez de difficultés pour lui interdire des ambitions excessives. Si Krouchtchev va au Tonkin, c’est pour contrôler la poussée chinoise vers le Sud, et en Corée pour empêcher qu’un conflit n’éclate avec Séoul qui mettrait en mouvement les Américains et risquerait de dégénérer en guerre générale, comme il l’a fait déjà en Inde pour soutenir Nehru, en Birmanie et en Indonésie pour faire contrepoids à l’influence chinoise. Mais Pékin ne peut rien faire pour le moment contre les Soviets, sinon affirmer des principes d’ordre théorique.

Une rupture est impossible, même si la lutte sourde se prolonge, car la Chine rouge ne peut s’approvisionner que dans les pays communistes, ses moyens d’échange avec les autres étant trop faibles. Cependant, privée de l’aide technique de Moscou, le bond en avant de l’industrie chinoise va se trouver sérieusement ralenti ; 250 entreprises-clefs étaient dirigées par les spécialistes russes et européens de l’Est, à moins que Pékin ne se tourne vers Tokyo, ce qui, d’après certains indices ne paraît pas invraisemblable et serait dans l’ordre économique traditionnel.

L’évolution de cette lutte sera lente et difficile à suivre, parce que masquée de débats idéologiques. Elle n’en est encore qu’à ses débuts. Mais nous pensons qu’elle est irréversible, c’est l’avis des Yougoslaves qui, en la matière, s’y connaissent mieux que quiconque.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1960-08-27 – Convulsions Africaines

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Le Courrier d’Aix – 1960-08-27 – La Vie Internationale.

 

Convulsions Africaines

 

Effectivement, les Soviets n’ont pas gagné la troisième manche à l’O.N.U. sur le Congo. Ils se sont trouvés seuls pour soutenir Lumumba contre Hammarskoeld. Ne pouvant s’opposer au courant afro-asiatique favorable au Secrétaire Général, ils ont abandonné la résolution hostile qu’ils avaient préparée. Et le conseiller russe de Lumumba à Léopoldville, Jacovlev a décidé le Congolais à se déclarer satisfait de l’échec subi au Conseil de Sécurité. La partie n’est pas jouée pour autant. L’anarchie qui s’étend et la misère qu’aucun secours international, si important soit-il, ne peut rapidement combattre dans ce vaste territoire du Congo la rivalité toujours aigüe des tribus et des chefs, offrent au jeu soviétique bien des opportunités ; reste à savoir si Lumumba pourra se maintenir ; ses extravagances, l’incohérence de ses manœuvres en font un protagoniste difficile à manier. Et la plupart des chefs d’Etat africains le verraient choir avec satisfaction.

 

Après la Réunion de l’O.N.U.

Reprenant nos propos antérieurs, nous voyons que les Russes n’ayant pu se servir de l’O.N.U. pour mettre le Congo tout entier sous la férule de Lumumba, doivent maintenant provoquer ou étendre la guerre civile entre Congolais et empêcher les forces de l’O.N.U. de maintenir l’ordre, en séparant les belligérants, ou bien mettre celles-ci dans l’obligation de se servir de leurs armes, ce qui pourrait fournir prétexte à une intervention extérieure. Mais laquelle ? Lumumba a parlé d’amis africains. De ceux-ci, les Guinéens seuls sont disponibles, mais ils ne suffiraient pas. Il a fait aussi appel à Nasser. Ce serait en effet une belle revanche aux défaites du Sinaï qu’une expédition de soldats égyptiens au Congo. Mais on peut parier que Nasser ne s’y risquera pas. Il y a trop d’obstacles matériels à une telle aventure.

 

L’Éclatement du Mali

La Fédération du Mali, Soudan-Sénégal a éclaté. Il fallait être aveugle pour ne pas le prévoir dès sa naissance. Ignorait-on à Paris, ce qui était évident pour tout le monde ? Faut-il rappeler que c’est précisément la constitution dudit Mali qui, sitôt formé, a exigé son indépendance, qui est à l’origine de l’effondrement de la Communauté. Les dirigeants sénégalais avouent un peu tard qu’ils auraient dû suivre les conseils d’Houphouët Boigny. On sait l’amertume de celui-ci quand il se vit abandonné et contraint de suivre une voie qu’il n’approuvait pas. La tragédie du Congo elle-même est pour une large part la conséquence de cette réaction en chaîne, pour ne rien dire des incidences de tout cela sur le problème algérien. N’insistons pas.

Ce qui est sûr, c’est que le divorce Sénégal-Soudan est acquis, même si l’on trouve une formule pour restaurer entre eux des liens normaux. Le problème noir, si complexe en apparence, est très simple au fond. Il n’y a que des masses sans formation ni conscience politique, et quelques chefs plus ou moins évolués mais également ambitieux, incapables de s’effacer devant un rival ou même un ami, et cela partout.

Déjà en Afrique anglaise, le Nigéria qui va accéder à l’indépendance en Octobre et qui est le plus important et le plus riche des Etats noirs avec ses 35 millions d’habitants, est menacé d’éclatement avant d’être libre. On s’y bat de-ci, de-là. Pour ce qui est du Soudan, on sait qu’il est, après la Guinée, le plus travaillé par la propagande communiste. Les événements de Dakar ne feront qu’accélérer cette évolution. Or, si l’on consulte la carte, on voit que l’on a attribué aux Soudans – on ne sait pourquoi –  une large part du Sahara. Comme M. Modibo Keita n’est pas bien disposé envers la France … Passons encore ….

 

Russes et Chinois

Les tenants de l’alliance indissoluble des Russes et de Chinois ne se tiennent pas pour battus et cependant … On apprend que la revue mensuelle publiée en Russie consacrée à l’amitié russo-chinoise « Droujba » et l’hebdomadaire « Kitai » (La Chine) plus technique relatant le développement de l’économie chinoise, ont cessé de paraître presque simultanément. Aucune explication n’a été donnée ni à Moscou, ni à Pékin bien entendu. Et puis Molotov exilé à Oulan-Bator en Mongolie extérieure comme ambassadeur est rappelé et envoyé à Vienne pour représenter l’U.R.S.S. au Comité International de l’Énergie Atomique. On ne sait ce qu’il fera à Vienne, mais il n’intriguera plus avec Pékin.

 

La Conférence de Costa-Rica

La Conférence des Etats Américains qui se tient au Costa-Rica a pris une tournure assez curieuse. On sait que cette réunion avait pour objet de débattre deux affaires d’importance ; l’une concernait Trujillo le dictateur de la République Dominicaine d’Haïti, accusé d’avoir tenté de faire assassiner le Président Betancourt du Vénézuela. Or Trujillo, bien que personnage assez, disons, particulier, du genre de l’ex-dictateur Batista de Cuba, avait bénéficié de l’indulgence et même de l’appui matériel des Etats-Unis. Il était au surplus l’ennemi juré de Castro son voisin.

Pour se blanchir auprès des Nations d’Amérique latine, les Etats-Unis, non seulement l’ont démissionné, mais ont renchéri à Costa-Rica, en coupant St-Domingue du Marché américain du sucre, cela assorti d’autres sanctions économiques. Ce n’est évidemment pas pour faire plaisir à Fidel Castro, mais pour obtenir des Etats d’Amérique latine qu’ils appuient la politique des Etats-Unis dans les Caraïbes, contre l’infiltration communiste. Singulière diplomatie dont l’efficacité paraît bien douteuse. En principe, il s’agit de rendre aux habitants de Saint-Domingue leurs libertés démocratiques. On sait ce qu’aux Caraïbes la démocratie signifie. Castro nous l’a montré. Si la République Dominicaine ne peut vendre son sucre aux Etats-Unis, elle trouvera peut-être preneur en U.R.S.S. avec les avantages habituels.

Les Gouvernants d’Amérique latine sont inquiets de la tournure des affaires de Cuba, mais il leur est difficile de prendre position pour ne pas s’exposer aux attaques de leurs adversaires à l’intérieur. Les Etats-Unis de leur côté, ne veulent pas donner à ceux-ci de prétexte pour se faire accuser d’impérialistes ou de colonialistes. Ils entendent, au contraire, donner des gages de leur désintéressement. En définitive, ils ne convainquent personne et leur politique est une fois de plus réduite à l’impuissance. Leur prestige en souffre sans compensation. Au surplus, le procès Powers, très adroitement mis en scène par les Soviets, ne nous a pas montré dans l’officier américain le type d’un héros.

 

En Europe

Pendant ce temps où se déroulent au dehors ces épisodes d’importance majeure, une intense activité diplomatique règne en Europe. Les visites de chefs de Gouvernements succèdent aux visites sans qu’on arrive à comprendre clairement de quoi il s’agit. L’Europe des Six sera-t-elle fédérale ou confédérale, le Marché Commun et la zone de libre-échange auront-ils un pont ou pas de pont ? Ces colloques où les questions de prestige tiennent le premier plan, n’empêchent pas heureusement les affaires de tourner au mieux, et tandis que l’on brandit le spectre d’une Europe divisée en blocs économiques rivaux, on s’aperçoit en consultant les comptes de la douane, que les échanges n’ont jamais été aussi actifs entre les pays qui, en principe, appartiennent à des ensembles opposés.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1960-08-20 – L’O.N.U. à l’Épreuve

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Le Courrier d’Aix – 1960-08-20 – La Vie Internationale.

 

L’O.N.U. à l’Épreuve

 

La Tragédie du Congo belge continue. La tactique soviétique a suivi le plan que nous avions indiqué ici il y a un mois : première phase, faire intervenir l’O.N.U. tout en paraissant s’y résigner à contrecœur, en prévision du veto final au troisième épisode qui va commencer.

 

Les Trois Phases de l’Affaire Congolaise

La première réunion du Conseil de Sécurité devait permettre pour les Russes, d’empêcher la chute de Lumumba, et si possible de consolider son pouvoir, ce qui a réussi, non sans peine d’ailleurs. La seconde réunion avait pour but d’obliger M. H. à intervenir au Katanga et d’y faire entrer ses troupes et du même coup, éliminer définitivement l’armée belge, ce qui est chose faite. La troisième phase qui s’ouvre, la plus délicate, a pour objectif l’élimination de Tchombé du Katanga et la réunification du Congo sous l’autorité de Lumumba. Pour réussir, il faut paralyser l’action de M. H. en neutralisant les forces de l’O.N.U. Les Soviets y parviendront-ils ? Ils ont cherché à discréditer le Secrétaire Général en l’accusant de se faire le complice des « impérialistes » et des « colonialistes » et de soutenir le « traitre » Tchombé. Cependant, l’autorité du chef de l’organisation internationale demeure et son prestige n’est pas atteint.

Dans l’ensemble, les pays africains ne soutiennent pas Lumumba. Ceux de l’ex-communauté française lui sont plus ou moins hostiles. L’Abbé Fulbert Youlou, du Congo d’en face, ne l’a pas invité aux fêtes de l’indépendance. Par contre, M. Kasavubu président de l’ex-Congo belge y figurait. Sauf Sékou Touré, tout acquis à Moscou, les autres hésitent, même Nkrumah du Ghana qui ne veut pas se compromettre. Nasser lui-même n’est pas engagé. Celui qui paraît tenir la balance, est précisément Kasavubu, ennemi intime et collaborateur officiel de Lumumba. Il a évité de se prononcer, malgré les brimades que son Parti, l’Abako, a subies sur l’ordre de son collègue et Premier ministre. Il attend de voir de quel côté tournera le vent pour ne pas risquer de perdre son poste.

Si, comme il est probable, Hammarskoeld est bloqué par le veto russe et qu’il se trouve privé de tout nouveau mandat, les troupes de l’O.N.U. ne pourront empêcher les soldats de Lumumba d’attaquer ceux de Tchombé au Katanga même. On craint que cette guerre civile ne marque le début d’une nouvelle affaire de Corée, ce qui, à notre avis, est excessif. En effet, il suffit que cette guerre civile éclate pour chasser les Européens par la peur, et surtout les derniers belges, et enlever à ceux-ci la direction de l’Union Minière et des autres entreprises clefs du Katanga.

C’est tout ce que les Soviets et Lumumba convoitent encore. On ne voit pas comment les Occidentaux pourraient leur couper la route, ni au nom de quoi, les troupes de l’O.N.U. empêcheraient les combattants d’en venir aux mains. Les choses en sont là à l’heure où nous écrivons. Reste à savoir si les soldats de Lumumba sont capables de porter la lutte au Katanga et de n’y pas subir une défaite, faute d’appui extérieur. Or, nous ne pensons pas que les Russes aient l’intention d’intervenir ; les Guinées, mis à part, les autres pays noirs pas davantage.

Si l’on y réfléchit, l’issue n’est probablement pas dans une épreuve de force, mais plutôt d’ordre psychologique et moral : les jeunes Etats africains qui viennent d’entrer à l’O.N.U. et ceux qui sollicitent leur admission n’ont ni intérêt ni désir d’affaiblir l’institution – au contraire, ils peuvent en avoir besoin pour se protéger eux-mêmes. Si le soutien africain manque, les chances de Lumumba de réussir un coup de force ou même de le tenter sont faibles. Souhaitons puisqu’elle s’est interposée dans l’affaire, que l’O.N.U. ait le dernier mot et qu’une fédération congolaise s’établisse.

 

Russes et Chinois

Cette fois-ci, ceux qui s’obstinent à nier les divergences entre Russes et Chinois, doivent être dans l’embarras. Car il ne s’agit plus seulement de ces controverses idéologiques qui s’étalaient au Congrès de Bucarest ou dans les colonnes de « La Pravda », mais de faits précis.

D’une part, au Congrès des Orientalistes de Moscou où les spécialistes de l’Est et de l’Ouest étaient présents, seuls les Chinois se sont abstenus de paraître. Mais surtout, on signale un exode général des spécialistes russes de Chine envoyés là pour diriger les travaux d’industrialisation. Ce départ intrigue les observateurs étrangers à Pékin et ailleurs. Beaucoup d’autres rumeurs circulent, difficilement contrôlables. Il y en a trop cependant pour ne pas conclure que les Soviets ont pris peur du dynamisme de leurs voisins, et que les controverses sur la coexistence pacifique ou l’inévitabilité de la guerre cachent une rivalité d’un tout autre ordre. Soyons patients, nous en aurons d’autres preuves.

 

Cuba

Cuba demeure un point sombre de l’horizon international. La maladie mystérieuse de Fidel Castro, loin d’arrêter les progrès du « socialisme » a permis aux extrémistes d’accélérer l’expropriation des entreprises américaines. L’influence des pays de l’Est s’étend. La résistance aussi. Cuba pourrait être à plus ou moins bref délai, le théâtre d’une nouvelle guerre civile. En effet, Fidel Castro seul a assez de prestige pour être suivi. S’il disparaît de la scène, ses adversaires relèveront la tête. On signale de nombreuses défections parmi ses lieutenants et déjà, des guérillas dans les provinces d’où son propre mouvement était parti ; enfin et surtout, l’opposition de l’Eglisey prend de l’ampleur.

 

La Conférence de Costa-Rica

La Conférence des Etats Américains qui se tient au Costa-Rica va permettre de sonder les sentiments des pays d’Amérique latine à l’égard de la révolution cubaine. Déjà le plus grand, le Brésil, et l’Argentine ont manifesté leur hostilité. Aucun ne l’appuie ouvertement.

 

Les Succès Américains dans l’Espace

Mais ce qui domine l’actualité, de très haut, c’est le cas de le dire, ce sont les succès récents des Etats-Unis dans la conquête de l’espace. Il y a quelques mois déjà nous notions ici que les Américains avaient rattrapé leur retard, et que la phase de prépondérance soviétique inaugurée en octobre 1957 avec le lancement du premier Spoutnik avait pris fin. Ce qui n’était qu’une conjoncture est aujourd’hui certitude : l’équilibre est rétabli. Les Etats-Unis n’ont plus à redouter une attaque surprise. Si les Soviets n’ont pu mettre à profit leur supériorité temporaire c’est que, comme l’affaire de l’U2 l’a prouvé, leur système de défense anti-aérienne était négligé et insuffisant. Ils avaient tout sacrifié au succès de prestige et de propagande. Ils restaient exposés aux raids des bombardiers atomiques. Si aujourd’hui ils sont mieux équipés, par contre les fusées américaines sont au point, et les Etats-Unis ont réussi à anéantir des engins similaires en vol avant qu’ils n’aient touché la cible. Le Pentagone illumine ; les élections sont proches. Il était temps de rassurer l’opinion.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1960-08-13 – Noir et Blanc

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Le Courrier d’Aix – 1960-08-13 – La Vie Internationale.

 

Noir et Blanc

 

La tragédie congolaise est un de ces événements historiques dont les répercussions sont universelles. Toutes les positions antérieures qu’elles soient diplomatiques ou politiques, en Afrique, à l’O.N.U. dans le cadre de la rivalité des deux Mondes, s’en trouvent affectées. Nombreux sont les changements déjà perceptibles.

 

La Résistance du Katanga

La résistance du gouvernement noir de M. Tshombe au Katanga remet en cause les plans élaborés tant à Moscou qu’à Washington. L’intervention de l’O.N.U. favorisée pour des raisons inverses par les Russes et les Américains, déçoit les uns et les autres.

Les Etats-Unis pensaient obtenir par là le retour à l’apaisement au Congo, d’abord, et le moyen de substituer à la prépondérance des Belges dans ce secteur de l’Afrique qui était une cause de troubles, une pénétration d’autres Occidentaux avec leurs moyens techniques et financiers, les Américains d’abord, bien entendu. La porte étant ouverte à tous, la mainmise des Soviets s’en trouvait plus difficile.

Les Russes eux, voyaient, grâce à l’O.N.U. le gouvernement Lumumba consolidé alors qu’il n’aurait pas survécu à la prolongation de l’anarchie, et surtout le moyen d’enlever le Katanga des mains des Occidentaux, en y installant l’autorité de Lumumba au nom de l’unité Congolaise. Devant la résistance de Tshombe et de ses appuis belges, les Soviets ont tenté de manœuvrer M. Hammarskoeld en l’accusant d’être au service des « impérialistes » s’il ne faisait entrer ses troupes à Elisabethville.

La manœuvre a échoué ; M. H. a renoncé et fait revenir l’affaire devant le Conseil de Sécurité. Les choses en sont là à l’heure où nous écrivons. Même si les Russes ne réussissent pas à donner le Katanga à Lumumba, ils ne seront pas perdants pour autant, car leur manœuvre vise à obtenir, – et cela depuis longtemps, – un renversement de majorité à l’Assemblée Générale de l’O.N.U. Il se pourrait même que Krouchtchev en personne aille à New-York haranguer l’Assemblée sous prétexte de projets de désarmement. Battus à plusieurs reprises au Conseil de Sécurité, particulièrement dans l’affaire de l’avion B47, ils comptent en appeler à l’Assemblée Générale dont la composition va être modifiée par l’arrivée massive de nouveaux membres africains, promus par les soins de l’Angleterre et de la France. L’affaire congolaise peut, si elle est bien menée par Moscou, donner la majorité des deux tiers aux motions soviétiques et déposséder les Occidentaux de leur influence jusqu’ici presque toujours prépondérante. Cela dépend pour une large part de l’attitude des nouveaux Etats africains formés par la France, si l’on amène ceux-ci à se désolidariser de l’ancienne Métropole, ce qui est l’objectif actuel des Russes dans le secteur africain.

 

Le Rôle des Rivalités Financières

Constatons une fois de plus en face, la désunion sinon l’incohérence de la politique occidentale. Ni Paris, ni Londres, ni Washington n’ont pris de position claire. Sont-ils ou non favorables à l’indépendance du Katanga ? On n’en sait rien. Personne ne veut se compromettre. Il y a plus. Les gros intérêts du monde capitaliste ne sont nullement solidaires. Chacun espère, d’un changement se tailler une place au détriment des autres et le Congo et ses richesses attirent les convoitises. Cette tare du système est congénitale. Les affaires sont les affaires.

Déjà un financier américain, assez contesté d’ailleurs, prétend investir au Congo deux milliards de dollars, quel que soit le gouvernement, Lumumba ou un autre, considérant qu’avec l’argent, on les achète tous  – ce qui est le plus souvent exact, – dans ces pays encore informes. Mais c’est sous-estimer la capacité des Soviets et de leurs satellites qui savent aussi mettre le prix quand l’enjeu politique est capital, et aussi la puissance émotive des slogans qui tournent la tête des primitifs et flattent leurs instincts.

 

L’Évolution des Consciences

Cependant, l’événement comme nous le disions au début, a remué les consciences. Les Africains, en effet, ne veulent pas passer pour barbares – les Noirs s’entend – et les massacres et pillages des Congolais les ont affectés, humiliés même. Ils sentent bien que les accusations d’agression belge contre le Congo, répétées par les Russes ne sont qu’un mensonge tellement gros qu’il se retourne contre l’auteur.

La cause de la coopération multiraciale ne peut qu’y gagner et, on l’a vu, par exemple, le Dr Banda au Nyassaland conclure avec les Anglais un accord sur l’établissement d’un gouvernement mixte, ce qui aurait paru il y a deux mois absolument impensable. De même au Tanganyika, où le leader modéré Nyerere accentue sa politique de coopération. A Rabat, comme à Tunis, Lumumba a reçu des conseils de pondération. Enfin, Nkrumah du Ghana envoie à nouveau son ambassadeur à Paris, qui a des mots aimables pour notre politique africaine. Seul Sékou Touré ne donne aucun signe de fléchissement. Il n’est pas impossible, si prudent qu’il faille être à cet égard, que la tragédie du Congo n’améliore les relations futures entre Noirs et Blancs.

 

La Fin de la Crise Italienne

Ce drame nous a fait omettre ce qui se passe près de chez nous, en Italie. C’est à la fois très compliqué et très clair. Les émeutes suscitées à Gênes et à Rome par les communistes, ont eu l’effet le moins attendu de leurs promoteurs : celui de rassembler tous les Partis démocratiques autour de M. Fanfani. Le résultat est triple : d’abord ne restent plus dans l’opposition que les néo-fascistes et les communistes. D’un côté, les libéraux qui avaient imprudemment renversé Segni se rallient à nouveau au Gouvernement démocrate-chrétien. Ce parti si affecté de dissensions qui paraissaient inconciliables, retrouve un semblant d’unité ; enfin M. Nenni se détachant des communistes, adopte une attitude de neutralité en s’abstenant. Si bien que la fameuse « ouverture à gauche » est chose faite sans l’être tout à fait, puisque libéraux et républicains soutiennent Fanfani, mais l’est quand même puisque Fanfani qui en était l’animateur est Président du Conseil et que Nenni sort de l’opposition. Tout cela est bien italien et aurait pu être français aussi sous la IV°. Enfin, le programme du nouveau cabinet évite avec soin tous les sujets brûlants. Tout le monde paraît content, nous aussi.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1960-06-10 – L’Envers du Décor

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Le Courrier d’Aix – 1960-06-10 – La Vie Internationale.

 

L’Envers du Décor

 

Les grandes rencontres au Sommet, malgré toute la publicité qui les célèbre, ne suscitent pas grand intérêt. On n’en attend plus rien. Tant qu’ils causent, dit l’homme de la rue, on a la paix. Des entretiens de Paris et de Vienne, on ne peut en effet tirer d’éclaircissement : les problèmes demeurent en l’état. C’est déjà quelque chose. Ce point d’équilibre entre les protagonistes des deux Blocs finit par nuire autant à l’un qu’à l’autre. L’évolution la plus caractéristique de la géographie politique actuelle est certainement la croissance des non engagés. C’est à qui se dira indépendant et à égale distance des deux. Si vague qu’elle soit, se constitue une opinion neutre qui critique à chaque occasion les gestes des deux Grands, et cet état d’esprit gagne même les Alliés, libres ou non, de l’un et de l’autre. La perte de prestige est égale pour l’U.R.S.S. et les U.S.A.

 

Krouchtchev et Nasser

Symptôme de cette évolution : la polémique inattendue par sa violence entre les Russes et Nasser. Celui-ci était déjà en tête des neutralistes, mais ses propos hostiles allaient d’abord à l’Occident, malgré la pluie de dollars, de marks, de sterling et même de francs, dont l’arrosent généreusement ceux qu’il insulte. Nasser ménageait Moscou à cause de la construction du barrage d’Assouan et surtout de l’armement qu’il en recevait. Pour des raisons qui nous échappent, Nasser a changé de ton et les Soviets organisent des meetings pour protester contre l’exécution en Syrie d’un chef communiste local. Il se pourrait que ce soit l’affaire du Congo ex-belge où communistes et nassériens sont aux prises autour  de Gizenka qui soit à l’origine de la crise. Peut-être le retard dans la construction d’Assouan ? On ne saurait dire.

 

Le Tiers-Monde et les deux Blocs

Le fait est que l’audience des Soviets dans le tiers-monde s’affaiblit. Ironie des choses, les Russes ont commis à cet égard les mêmes erreurs que les Américains. Les uns et les autres ont attiré chez eux des étudiants de couleurs en grand nombre ; des témoignages qu’on recueille d’eux, la déception est générale. En Amérique, ils ont vu la discrimination raciale, non dans les lois mais dans les mœurs. Ils y ont connu l’isolement moral et subi l’ennui des grandes institutions des U.S.A. ; en Russie, l’absence de liberté, la surveillance de liberté, la surveillance policière et la défiance des autorités, dès qu’ils ne subissaient pas passivement l’endoctrination. De surcroît, ils ont connu à Moscou et ailleurs, la médiocrité de la vie, la tristesse et la monotonie du monde communiste. La plupart ont eu le désir, parfois violent, de s’échapper.

 

Étalage des Difficultés en U.S.A. et U.R.S.S.

De plus, Russes et Américains ont fait chacun à leur manière étalage de leurs difficultés : aux Etats-Unis, la récession et le chômage, la crise du dollar, le fiasco de Cuba, les multiples échecs des expériences spatiales. Les Russes aussi. Il n’est que de lire la « Pravda » et les « Izvestia » pour être frappé d’un contraste. D’un côté l’exaltation grandiloquente de succès dont l’exploit de Gagarine est le plus spectaculaire. De l’autre, l’exposé de toutes les déficiences de l’organisation soviétique aussi bien industrielle qu’agricole. Les sorties de Krouchtchev contre les responsables de tous les scandales qui ont motivé tant de limogeages dans les hautes sphères, ont bien plus frappé les observateurs neutres que l’étalage de réussites fondées sur des statistiques qu’on sait erronées. Pourquoi ces aveux ? Sans doute l’autocritique fait partie de la morale communiste, comme le fair-play de celle des Américains : Mais cela n’explique pas tout. Le monde soviétique est secoué par une crise grave et profonde dont l’Occident ne se rend pas compte, aveuglé qu’il est par la peur de la menace militaire et un certain complexe aussi stupide que mal fondé, d’infériorité dans l’ordre de la justice sociale. Les non engagés eux, qui n’ont rien à craindre de ces deux points de vue en sont bien mieux informés.

 

Les Échecs de la Politique Économique Russe

La politique économique de Krouchtchev n’a connu, depuis les réformes de 1957, que des échecs. Lorsqu’il a décidé de décentraliser la direction industrielle, et institué dans chaque région des Sovnarkhozes, nous lui avions prédit ici qu’il allait susciter entre ces bureaucraties locales des rivalités qui paralyseraient la machine tout entière. Lisez la « Pravda », elle abonde en exemples de « Mestnichestvo ». Qu’est-ce à dire ? Une mine est située dans un district ; l’usine non loin qui utilise le minerai est dans un autre. Les livraisons n’arrivent pas ; l’usine chôme ; le minerai s’accumule sur le carreau ou est expédié vers une autre destination. La plainte va à Moscou. Le Ministère se venge d’avoir été dépossédé de ses pouvoirs en faisant traîner la réponse. Prétexte d’ailleurs à des voyages agréables, mais dispendieux des plaignants à Moscou, etc. … Quant à la distribution des denrées alimentaires, on a vu dans notre précédent article à quelle invraisemblable anarchie elle a abouti au profit exclusif des trafiquants du marché noir. Les récriminations affluent et les journaux en font état bien sûr pour dire qu’on châtiera les coupables et que tout ira mieux demain. Comme il y a dix ans que cela dure, la masse est irritée ; la jeunesse s’agite et malgré ses efforts, le Gouvernement demeure impuissant. Le système ne fonctionne pas, l’autorité même est peu efficace.

Nous avons lu avec surprise que lors de son récent passage à Kiev, Krouchtchev avait été accueilli par Podgorny, le premier « Ministre », celui-là même qui avait été accusé au dernier Conseil, par Krouchtchev, d’être responsable du vol de la moitié de la récolte d’Ukraine, dans des termes sarcastiques ; Podgorny avait fait son mea culpa « Tu as raison, camarade Krouchtchev ». On crut à une disgrâce. Il n’en est rien. On se croirait sous Nicolas II.

 

Production et Distribution

Ce qu’il y a de plus clair, c’est que le système de production est affligé d’énormes gaspillages : l’inflation est considérable faute de rentabilité des entreprises ; sait-on qu’il y avait, avant la dévaluation récente, presque autant de roubles en circulation que d’anciens francs chez nous, le rouble étant censé en valoir 125, ce qui explique que malgré les prix exorbitants des denrées au marché noir, elles trouvent preneur aisément. Quant à la distribution, c’est là vraiment que la faillite du système collectiviste est totale. Il n’y a pas d’autre intermédiaire entre le producteur et le consommateur que le bureaucrate. Celui-ci, anonyme, irresponsable en fait, ne se soucie en rien du résultat de ses directives. En veut-on un exemple tiré des « Izvestia » ? L’administration, pour parer à la pénurie du lait, fait aménager un Sovkhoze pour l’élevage des vaches. Un décret ordonne aux Sovkhozes voisins d’envoyer leurs meilleures bêtes à ce nouvel établissement. Mais on a oublié que le préposé à la traite était seul. Il ne peut s’occuper de tant d’animaux qui dépérissent, alors qu’ils prospéraient chez leurs anciens maîtres. La production, au lieu d’augmenter, baisse encore …

Il en est ainsi dans tous les domaines : Echec de la mise en valeur des terres vierges, dont nous raconterons un de ces jours, les vicissitudes. Ce qui n’empêche pas les statistiques de s’enfler, on sait par quels subterfuges, tandis que le bétail meurt par millions faute de fourrage, que malgré tous les records de production d’acier, les chantiers s’arrêtent faute de poutrelles, etc. … Seul le secteur privilégié, celui des engins spatiaux et de l’armement est servi à souhait, mais à quel prix. Le citoyen soviétique s’en rend compte et lorsqu’on a l’imprudence de le convier à l’exposition britannique de Moscou, où des millions d’entre eux ont pu voir ce dont disposent les ménages anglais, il ne manque pas de comparer. Nos sympathisants ici devraient bien en faire autant.

 

                                                                                            CRITON