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Le Courrier d’Aix – 1960-09-03 – La Vie Internationale.
Épreuves à l’Est
C’est bien à des résistances morales que se heurte le plan établi par les Russes au Congo. Les troupes belges sont parties, mais celles de l’O.N.U. demeurent alors que Lumumba leur avait enjoint de se retirer. En effet, à la Conférence de Léopoldville qu’il avait convoquée lui-même, les leaders de treize Etats africains, tout en appuyant le Leader congolais lui ont recommandé de se conformer aux décisions de l’organisation internationale. De même, les intentions de reconquête du Kasaï et du Katanga ne reçoivent aucun encouragement, si bien qu’après avoir occupé la capitale du Kasaï et les gisements de diamants de la Forminière, les troupes de Lumumba se sont dispersées quand les hommes de Kalonji ont paru. Il semble que la guerre civile pourra être évitée si les troupes de l’O.N.U. se chargent de maintenir l’ordre et de séparer les belligérants.
Le Prestige de l’O.N.U
Les Soviets ont commis une erreur en accusant M. Hammarskoeld, avec leur grossièreté habituelle, de complicité avec l’Occident. Les jeunes Etats, et particulièrement les Africains qui vont prendre rang à l’O.N.U. sont très sensibles au prestige de l’Organisation et de la personne de son Secrétaire Général. De plus, les brutalités des soldats congolais contre les « Casques bleus » à Léopoldville et à Stanleyville, les actes de barbarie dont ils se sont rendus coupables un peu partout, ont touché l’amour-propre des autres peuples noirs, tant et si bien qu’aujourd’hui, Lumumba désemparé d’être plus ou moins désavoué, fait des avances aux Blancs qu’il a chassés.
La Base de Kamina
Plus encore que les mines de cuivre du Haut-Katanga, c’est la place de Kamina que convoitaient les Soviets. C’est en effet la plus importante base militaire de l’Afrique Orientale. Elle faisait partie de l’Organisation Atlantique. Elle avait coûté dix ans de travail et 7 milliards de francs belges. Celui qui la contrôle est stratégiquement maître de l’Est du Continent. En principe, l’O.N.U., les Belges étant partis, en aura la gestion. Mais on peut prévoir que son sort ne sera pas facile à régler et que les luttes diplomatiques ne manqueront pas sur ce sujet.
La situation au Congo demeure très fluide parce que d’aucun côté, les responsabilités ne sont définies et les pouvoirs assurés.
Ce que devait être le Rôle de l’O.N.U.
Puisque l’O.N.U. était en cause et qu’on avait décidé de lui laisser, à tort ou à raison, les responsabilités de l’affaire, il fallait lui donner des pouvoirs discrétionnaires avec le mandat d’obtenir, par la force au besoin, une trêve générale suivie le plus tôt possible d’un référendum des populations appelées à disposer de leur sort, ce qui aurait permis à chaque province de conserver son autonomie et d’avoir avec les Blancs les relations décidées par ses Chefs. On aurait ainsi imposé la paix et respecté les principes de la Charte internationale. En ne lui laissant qu’un rôle passif et une obligation de rester neutre dans les rivalités tribales, on a enlevé à l’O.N.U. la possibilité de s’affirmer comme arbitre des conflits.
On comprend bien que là-dessus, Russes et Occidentaux ont été d’accord. Personne ne veut créer de précédent qui pourrait un jour se retourner contre l’un ou l’autre des deux camps, surtout quand les Blancs seront un jour prochain en minorité à l’Assemblée. Mais cette fausse solution risque, à l’inverse, de conduire l’Organisation internationale à un échec, qui serait aussi un précédent pour le cas où l’on aurait plus tard besoin d’elle dans un autre litige dangereux pour la paix. C’est pourquoi il reste un espoir que les Etats Africains permettent à l’O.N.U. d’imposer un règlement pacifique.
La Querelle Sino-Russe
Nous tenons enfin la preuve des dissensions entre Chinois et Russes. La voici : l’envoyé spécial de l’agence yougoslave Tanjug a été autorisé par la censure de Pékin à faire savoir que les spécialistes russes avaient quitté récemment la Chine par trains entiers avec leurs familles. Pour que les Chinois confient la diffusion de la nouvelle à leur ennemi Tito, il faut que l’affaire soit sérieuse. Elle l’est au point qu’on fait état d’une circulaire envoyée par Moscou à tous les Partis communistes pour les informer de la querelle « idéologique » et défendre la thèse russe. On parle aussi d’une prochaine rencontre au sommet entre Chou en Laï et Krouchtchev, après le voyage de ce dernier en Corée du Nord et au Vietnam, d’Ho Chi Ming. Ce sommet aura-t-il le sort de l’autre de triste mémoire ? On est donc bien en présence d’un conflit entre les deux Puissances communistes dont nous avons entretenu nos lecteurs il y a déjà bientôt deux ans et dont nous avons suivi, par indices successifs, les étapes.
Importance du Conflit
Ce conflit maintenant au grand jour est capital à bien des égards. D’abord pour le maintien de la paix. Car si les Soviets avaient mis toutes leurs forces au service du développement de la puissance chinoise, le sort de l’Occident à plus ou moins long terme, était réglé, en particulier le nôtre et celui de ce qui reste de l’Europe, aujourd’hui occupée à se disputer la préséance.
En second lieu, le conflit éclaire et explique la politique en zigzag de Krouchtchev depuis deux ans : d’abord tout orientée vers la détente et pressée d’arriver à la Conférence au sommet avec l’Occident, puis le retour en arrière, le torpillage de la Conférence et la série de menaces sur Berlin et autres. Puis à nouveau, la reprise du thème de la coexistence avec en contrepartie l’affaire de l’U2 et le procès Powers.
Krouchtchev a voulu jouer sur les deux tableaux la coexistence contre Pékin, la guerre froide avec les Etats-Unis, pour empêcher les purs de l’accuser, comme ils le font quand même, de pactiser avec les « impérialistes ». En parlant de coexistence, il rassurait ses sujets soviétiques et plus encore les Satellites d’Europe. En accentuant la lutte anti-américaine, il comptait désarmer les « dogmatiques ».
L’Aide aux Pays non Communistes
Ce qui irrite les Chinois, c’est que tandis que les Russes leur refusent crédits et techniciens, ils prodiguent leur aide à des pays comme l’Egypte qui met les communistes en prison. Krouchtchev soutient les « nationalismes bourgeois » comme ils disent. En réalité, est-il besoin de le répéter, les motifs du conflit sont simples. Les Soviets ne veulent pas d’une Chine forte. Ils l’aideront assez pour que la révolution chinoise ne s’effondre pas ou qu’elle ne pactise pas avec l’Occident, mais ils s’efforceront de lui créer assez de difficultés pour lui interdire des ambitions excessives. Si Krouchtchev va au Tonkin, c’est pour contrôler la poussée chinoise vers le Sud, et en Corée pour empêcher qu’un conflit n’éclate avec Séoul qui mettrait en mouvement les Américains et risquerait de dégénérer en guerre générale, comme il l’a fait déjà en Inde pour soutenir Nehru, en Birmanie et en Indonésie pour faire contrepoids à l’influence chinoise. Mais Pékin ne peut rien faire pour le moment contre les Soviets, sinon affirmer des principes d’ordre théorique.
Une rupture est impossible, même si la lutte sourde se prolonge, car la Chine rouge ne peut s’approvisionner que dans les pays communistes, ses moyens d’échange avec les autres étant trop faibles. Cependant, privée de l’aide technique de Moscou, le bond en avant de l’industrie chinoise va se trouver sérieusement ralenti ; 250 entreprises-clefs étaient dirigées par les spécialistes russes et européens de l’Est, à moins que Pékin ne se tourne vers Tokyo, ce qui, d’après certains indices ne paraît pas invraisemblable et serait dans l’ordre économique traditionnel.
L’évolution de cette lutte sera lente et difficile à suivre, parce que masquée de débats idéologiques. Elle n’en est encore qu’à ses débuts. Mais nous pensons qu’elle est irréversible, c’est l’avis des Yougoslaves qui, en la matière, s’y connaissent mieux que quiconque.
CRITON