Criton – 1960-09-10 – Fallait-il le Dire

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Le Courrier d’Aix – 1960-09-10 – La Vie Internationale.

 

Fallait-il le Dire ?

 

Au Congo

La situation au Congo est toujours aussi fluide mais il semble bien que les Soviets ont misé sur le mauvais cheval. Lumumba démissionné par Kasavubu, paraît en difficulté, à l’heure où nous écrivons. Malgré les quinze avions Iliouchine destinés au transport de ses troupes offerts par l’U.R.S.S., les armes et les instructeurs tchèques, il n’a pu reconquérir le Kasaï. L’action de l’O.N.U., sans être très efficace puisque sa neutralité aurait pu favoriser Lumumba s’il s’était révélé le plus fort, joue en faveur de ses adversaires, dès qu’il a le dessous.

Cette défaite, si elle se confirme, aurait une grande portée morale. La xénophobie aveugle, la guerre civile, le défi à l’O.N.U. en la personne de son Secrétaire Général, l’appel aux Puissances de l’Est, soutien de toutes les subversions, ont indisposé les Chefs des jeunes Etats africains, anxieux de justifier par leur attitude leur nouvelle promotion. Lumumba avait franchi les limites que même des extrémistes comme Sékou Touré jugeaient dangereuses pour la liberté des Peuples noirs. Il reste évidemment beaucoup à faire pour que le continent dans son ensemble trouve son équilibre. Le drame du Congo était certainement la plus redoutable épreuve. On peut espérer qu’elle tournera à l’avantage de la raison. Si oui, il n’aura pas été vain.

 

La Conférence du Général de Gaulle

La Conférence du Général de Gaulle était un événement international et elle a été abondamment commentée dans le monde entier. La réponse est assez nuancée, parce que l’opinion au dehors est partagée entre un respect et même une admiration sincère, et une réelle déception sur le contenu même du discours. On n’est pas accoutumé à autant de franchise et de réalisme dans la bouche d’un homme d’Etat.

Cet exposé, sans ambiguïté, contraste trop avec les formules évasives ordinaires que les exégètes se chargent d’interpréter à leur manière. Hier à Paris, ce n’était pas le cas. Autrement dit, un Chef d’Etat doit-il dire la vérité quand elle n’est pas bonne à dire ?

 

La France et l’O.N.U.

Le Général a dit en particulier sur l’O.N.U. ce que la plupart d’entre nous pensent, certainement ceux mêmes qui se sont fait les apôtres de l’organisation. Il n’empêche qu’elle est appelée à jouer dans les relations internationales un rôle de plus en plus important, sans doute plus nuisible qu’utile, mais essentiel. Elle est à la fois un mythe et une force et les petites nations comptent s’en servir contre les Grandes pour se protéger et même les mystifier. Il est peut-être dangereux de s’en faire l’adversaire.

 

L’Europe

Il en est de même du problème européen, autre mythe. Il est parfaitement exact que l’Europe, telle que ses partisans idéalistes l’avaient conçue, n’a aucune chance de se réaliser dans l’état actuel des choses. L’heure est passée où l’on pouvait y songer. Des pays comme l’Allemagne de Bonn et l’Italie auraient peut-être sacrifié quelque peu de leur souveraineté au moment où elles se sentaient faibles. L’une et l’autre ont progressé à pas de géant et l’on sent que des ambitions renaissent avec ce retour de puissance. Chacune veut jouer son jeu. Cependant, ce qu’un chroniqueur peut montrer, un homme d’Etat à intérêt à le taire. Il a y des fictions qu’il est bon d’entretenir, par exemple, le Marché Commun.

 

Le Marché Commun

Nous avons répété ici qu’il n’y avait pas de Marché Commun et qu’il n’y en aurait jamais. Cependant beaucoup croient qu’il existe. L’illusion vient de ce que les barrières douanières ont été abaissées et le seront encore davantage probablement, que les contingents ont été élargis, mais cela aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du soi-disant Marché Commun. En veut-on la preuve ? Les Anglais, qui ont feint de s’effrayer d’un Marché commun européen, ont expédié vers les pays de ce Marché en Mai, Juin, Juillet dernier, 13% de marchandises de plus qu’en la période correspondante de 1959 et 6% seulement de plus dans les pays de la zone dite de libre-échange qu’ils ont eux-mêmes créée. Vers l’Amérique du Nord, les exportations ont diminué de 11% et vers les pays de la zone Sterling, la leur, elles ont à peine augmenté ! Si le Marché Commun avait élevé une barrière contre les exportations britanniques, il en aurait été tout autrement.

Pour l’avenir, il est bien évident que ni l’Allemagne ni l’Italie qui développent leurs exportations au maximum ne voudront se fermer, si peu que soit le vaste ensemble du Commonwealth et des pays de la zone de libre-échange ; la France non plus d’ailleurs. Il n’en reste pas moins que ce mythe du Marché Commun a été le moteur de la plus remarquable extension des échanges intereuropéens de tout le siècle. Il a suscité des initiatives, rompu des routines, enflammé l’imagination des producteurs. N’y touchons pas.

 

Le Problème Politique

En réalité, ce que craignaient les Anglais, c’était une solidarité politique entre les Six. Ils doivent être rassurés. L’Europe des Patries, qui est, le Général a pleinement raison, la seule qui demeure possible, ne sera, en mettant les choses au mieux, qu’une coalition à l’ancienne mode, pas plus solide ni efficace que celles du passé et toujours à l’épreuve des conflits d’intérêt et d’ambition et des rapports de force, eux-mêmes changeants. A cet égard, il faut bien dire que le temps ne travaille pas pour la France. Nos voisins ne nous cachent pas que dans l’Europe des Six nous ne sommes que les seconds et on y compte bien au-delà des Alpes, bientôt les troisièmes.

 

L’Accord d’Armement Anglo-Allemand

Les Anglais ont d’ailleurs porté à la politique française, ce que certains confrères appellent un coup bas. Ils ont conclu, à la suite des Entretiens de Rambouillet, un accord avec l’Allemagne pour lui fournir un armement moderne, missiles tactiques, avions à décollement vertical, chars d’assaut du dernier modèle, dont la Bundeswehr a revendiqué la possession. Voici l’Allemagne devenant, sinon devenue, la principale puissance militaire du Continent. Il y en a déjà qui s’en inquiètent. Sur le plan international, cette crainte est vaine ; car avec ou sans bombe atomique française ou « force de frappe », avec ou sans armée allemande, la partie ne se jouera qu’entre les deux géants : U.R.S.S. et U.S.A. c’est de l’équilibre de leurs armements que dépend la guerre ou la paix. Le reste est appoint négligeable jusqu’à nouvel ordre ; peut-être un risque supplémentaire, sûrement pas une garantie de plus. Cependant, en favorisant l’expansion de la puissance militaire allemande, les Anglais comptent détacher un peu Paris de Bonn. Et il n’est pas douteux qu’aussi bien les industriels allemands que les militaires et beaucoup de politiciens, n’entendent pas sacrifier à une union avec la France l’Alliance américaine et le marché britannique avec ses annexes qui les intéressent bien davantage aujourd’hui.

 

Les Tensions à l’Est

Ce qui, de la Conférence de presse de Paris, a fait la meilleure impression, c’est le préambule, le jugement serein et pertinent sur les Soviets et leur politique, les conflits internes des factions chez les communistes et les allusions à l’âpre lutte qui s’est ouverte entre Moscou et Pékin. A cet égard, un nouveau théâtre d’opposition se présente à l’occasion des fêtes de la commémoration de l’indépendance à Hanoï. Comme le Laos, le Vietnam du Nord compte sur la Russie pour se soustraire, dans toute la mesure du possible aux pressions de Pékin. Il paraît que les dirigeants d’Hanoï, Ho Chi Minh en tête, se sont prononcés pour la thèse de Moscou. D’un autre côté, les Chinois ont accusé les Russes d’avoir adopté les positions de Belgrade, de Tito le renégat, accusation contre laquelle la « Pravda » a violemment réagi. Pour ceux que le débat intéresse, rappelons que l’orthodoxie étant naturellement le dogme diffusé par Moscou, les Yougoslaves sont des « déviationnistes » et les Chinois des « dogmatiques ». Cette clef permet de comprendre la polémique – comprendre est une façon de parler ….

 

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