Criton – 1960-09-17 – L’Enjeu Africain

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Le Courrier d’Aix – 1960-09-17 – La Vie Internationale.

 

L’Enjeu Africain

 

Aucun événement depuis la guerre n’a mis à plus rude épreuve le cerveau du commentateur que l’actuelle affaire du Congo. En effet, ce ne sont pas seulement des courants politiques qui se heurtent mais des forces passionnelles sur lesquelles aucun pronostic n’est valable. Chaque jour tout est à repenser.

 

La Guerre Froide en Afrique

L’enjeu s’élargit sans cesse : la guerre froide gagne l’Afrique et la divise encore davantage. L’Occident a ses partisans auxquels ceux de l’Est s’opposent. L’U.R.S.S. a installé en Guinée une solide tête de pont ; après la rupture du Mali, le Soudan va très probablement s’y joindre. De plus, le camp neutraliste penche vers l’Est. Tito s’est prononcé pour Lumumba ; Nasser retire ses troupes à l’O.N.U. ; Nkrumah, du Ghana, jusqu’ici hésitant, semble disposé à les suivre. Comme ces Messieurs font tous, comme Krouchtchev, vapeur vers l’Assemblée générale de New-York qui se tient le 19, on se demande ce que feront les opposants devant un tel déploiement de force. Jusqu’ici ils n’ont cherché qu’à gagner du temps ; le Conseil de Sécurité s’ajourne chaque fois qu’on le convoque. On compte éviter d’avoir à se prononcer dans l’espoir qu’à Léopoldville, la situation sera tranchée.

 

Le Personnage de Lumumba

Elle paraissait bien l’être quand Kasavubu a fait arrêter Lumumba. Deux heures après, il était libéré.

Cet étrange personnage confirmerait la thèse de certains historiens, à savoir que les destinées du monde ont souvent dépendu des accès de fièvre de malades mentaux, Lumumba en est un. Un psychiatre occidental le classe dans les paranoïaques. Mais ce semi-dément est aussi un sorcier au sens africain. Ses adversaires sont paralysés devant lui, ce qui explique qu’il reparaît puissant chaque fois qu’on le croit maîtrisé.

 

L’Enjeu à l’O.N.U.

Ce qui est sérieux dans l’affaire, c’est que les Occidentaux ne semblent pas avoir compris que leur situation serait gravement compromise si la majorité à l’O.N.U. se prononçait contre eux et qu’ils perdaient la bataille du Congo. Rien ne sert de vilipender, comme on l’a fait, l’institution internationale. Elle existe malheureusement pour nous. Elle est une force qui peut beaucoup si on la traite en ennemie. Elle est en ce moment secouée de velléités contraires. Il s’en faut de peu qu’elle ne finisse par adopter ce « neutralisme positif » comme on dit, qui en fait, est anti-occidental. Si M. Hammarskoeld échoue à Léopoldville, son remplaçant ne sera ni européen, ni blanc ; un Hindou sans doute.

Nous n’avons pas de conseils à donner aux maîtres de l’heure. Mais à leur place nous serions allés ensemble et en accord à cette assemblée à grand spectacle, et en face des Krouchtchev et consorts, nous aurions engagé la bataille avec tout le déploiement de force possible, au lieu de laisser le champ libre à l’adversaire. En effet, pour nous Occidentaux, la parole n’a pas grande valeur. Notre scepticisme est toujours prêt à répondre aux discours « cause toujours » et d’en laisser plus que d’en prendre. Chez les Sous-développés, il en est autrement : le verbe est une force, un instrument de domination, une incantation si l’on veut. Il faut s’y faire.

 

L’Optimisme demeure

Cela posé et au risque de paraître nous contredire, notre opinion au fond demeure optimiste. Les Soviets ne doivent pas réussir à s’imposer au Congo. Nous pensons que la majorité des Africains, même ceux qui paraissent d’humeur contraire, souhaitent un arrangement pacifique sous les auspices de l’O.N.U. La guerre civile au Congo porterait à la cause de l’indépendance africaine un coup sévère et ils préfèrent régler leurs comptes entre eux par des discours plutôt que des violences, sans que la guerre froide vienne faire de l’Afrique son théâtre choisi. Les Noirs d’Afrique savent fort bien qu’ils sortiront de leur état de sous-développement non par eux-mêmes mais par une aide extérieure et c’est celle de l’O.N.U. qui présente sinon le plus d’efficacité, du moins le moindre risque. Comme on l’a dit, les Sous-développés sont en réalité des sous-capables. A ce titre, le problème pour eux est d’éviter de passer d’une colonisation dans une autre. Ils ne le peuvent qu’en appuyant l’action présente des forces de M. H.

 

Berlin

L’affaire de Berlin redevient ou plutôt continue d’être préoccupante. Le gouvernement Ulbricht multiplie les coups d’épingle pour provoquer les réactions de Bonn. Le Chancelier Adenauer prudent, reste en vacances à Cadenabbia en Italie, laissant à son éventuel successeur, le Dr Erhard le soin de riposter. Jusqu’ici, seuls les Allemands ont mené la contre-offensive, les Alliés se contentant de protestations verbales contre les infractions au règlement quadripartite qui régit Berlin. Cette attitude équivoque et vaine a l’inconvénient de placer les Allemands de Bonn en flèche et par conséquent de s’offrir en cible aux attaques des Soviétiques. De là à les mettre en position de provocateurs et de revanchards, il n’y a qu’un pas qu’on ne se fait pas faute de franchir à Moscou. Si les Alliés, Allemands compris, avaient adopté une ligne de conduite commune, on aurait évité les accès de nervosité et les meetings dont Berlin a été le point de ralliement pour les Allemands expulsés de l’Est, excellent prétexte pour la propagande communiste qui trouve des échos en Occident même, et particulièrement chez nous.

 

La Mégalomanie Russe

Il serait absolument nécessaire de montrer constamment à Krouchtchev les limites qu’il ne doit pas franchir. Car le succès grise surtout notre russe qui ne dédaigne pas la vodka. Nous avons l’impression qu’actuellement, Krouchtchev et son état-major se laissent entraîner par le rêve de domination universelle qui prend tous les dictateurs dès qu’ils remportent des victoires trop faciles sur des adversaires désunis et abouliques.

Il existe une mégalomanie russe comme il y en eut d’allemande et d’italienne, qui ne demandent d’ailleurs qu’à se réveiller. Un faux pas à Berlin pourrait mener loin si les Soviets croient qu’ils peuvent tout se permettre avec Eisenhower et MacMillan. Ce serait une fâcheuse répétition de l’histoire. Nous n’en sommes pas là à condition de se montrer résolus. Anthony Eden vient opportunément de le rappeler à ses compatriotes.

 

La Situation aux U.S.A.

La bataille électorale aux Etats-Unis, sans être très passionnante ni passionnée, n’en est pas moins un facteur de faiblesse pour les Américains, d’autant que la conjoncture économique commence à susciter quelques inquiétudes. Les aciéries travaillent toujours à demi capacité, la production plafonne et les investissements diminuent, enfin le Dollar est près de son point de sortie d’or, 35 dollars 25 pour une once, et les pertes de métal pourraient s’accélérer, cela au moment où les Etats-Unis voudraient apporter à l’Amérique latine, à la Conférence de Bogota qui se tient en ce moment une aide massive de nature à contrebalancer la propagande de Fidel Castro. Il est de fait que les Etats-Unis n’ont plus les moyens d’être prodigues. Non pas parce qu’ils ne sont pas assez riches, mais parce que leur balance des paiements reste déficitaire et qu’ils ne peuvent exporter trop de capitaux sans mettre le Dollar en danger. Il faudra qu’ils révisent leur politique économique s’ils veulent tenir leur rang de puissance économique. Mais la compétition électorale rend toute initiative hardie impensable d’ici le début de 1961. D’ici là, .. les événements vont vite.

 

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P.S. – Ces lignes étaient écrites quand on apprit que l’armée congolaise en l’occurrence le colonel Mobutu prenait le pouvoir et expulsait les Russes et les Tchèques. Le nouvel épisode n’est peut-être qu’une scène de plus de cette tragi-comédie. Cela prouve cependant que les éléments raisonnables n’ont pas perdu la partie. L’espoir demeure qu’ils l’emporteront.

 

                                                                                            CRITON