Criton – 1960-10-01 – Les Paroles s’envolent

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Le Courrier d’Aix – 1960-10-01 – La Vie Internationale.

 

Les Paroles s’envolent

 

Les discours fleuves ont déferlé sur l’O.N.U. A les examiner de près, ce qui est – on nous croira aisément – une tâche ingrate et fastidieuse, on constate que chaque orateur a exposé, non ce qui était de l’intérêt général, mais ce qui dissimulait plus ou moins mal son propre intérêt ou plutôt sa propre ambition. C’est là ce qui est grave pour une assemblée dont la raison d’être est de rechercher ce que chacun devrait sacrifier de ses préférences pour le bien commun des peuples. Finalement, cette tribune ne sert qu’à exalter les nationalismes divers et à accentuer des divergences de vues qu’il conviendrait au contraire de concilier.

Une autre constatation ressort de cette confrontation des chefs d’Etat. L’outrecuidance et le cynisme des dictateurs de toutes nuances, que ce soit Krouchtchev, Tito, Fidel Castro, Nasser ou Nkrumah, aveuglés par leurs ambitions et leurs haines et la timidité des présidents des démocraties pauvres d’imagination et de faible autorité, qui font toujours figure d’accusés, sinon de coupables. Une exception cependant : le Premier canadien Diefenbaker qui a dit leur fait à ceux qui parlent de la liberté qu’ils oppriment, et de la paix qu’ils ne cessent de menacer. Tout cela n’est pas nouveau, malheureusement.

 

L’Étrange Politique Russe

Quant à Krouchtchev, nous ignorons s’il est content de lui, comme il le prétend, mais, sauf dans le camp communiste, et encore, sa harangue et ses arguments n’ont pas eu grand succès. Nous avouons même ne pas comprendre comment une diplomatie qui a été souvent fort habile, celle des Soviets, a pu s’enferrer dans de pareilles erreurs. Ce qu’a dit Krouchtchev visait en effet à paralyser l’O.N.U. et à discréditer son action, cela devant des représentants de jeunes Etats pour lesquels l’accès à l’Assemblée internationale est à la fois une promotion enviée et une sauvegarde présente et future d’une indépendance qu’ils savent menacée et précaire.

D’abord les invectives renouvelées contre M. Hammarskoeld que Krouchtchev voudrait voir remplacé par un triumvirat composé d’un communiste, d’un occidental et d’un neutre ; ce qui reviendrait à enlever à ce directoire toute chance d’accord et d’action. Proposition qui, en outre, exigerait une modification de la Charte pour laquelle aucune majorité ne pourrait être réunie tant au Conseil de Sécurité qu’à l’Assemblée Générale. M. H. a relevé le défi, et les applaudissements qui ont salué son intervention ne laissaient aucun doute au clan communiste sur les sentiments de l’auditoire. Krouchtchev a même fait de cette modification du Secrétariat et du départ de M. H. la condition d’une reprise des négociations sur le désarmement qui devait être son thème favori puisqu’il l’avait annoncé.

Il n’a pas été plus suivi quand il a proposé Genève ou Vienne et même Moscou comme siège de l’O.N.U. Outre les difficultés matérielles d’un tel transfert, les diverses délégations voyaient dans la manœuvre le risque d’être moins protégés qu’à New-York des menaces soviétiques. Vienne à quelques lieues des tanks russes et Genève étant réservé aux contacts officieux et aux tractations secrètes, voire à l’espionnage. Quant à Moscou, qui l’accepterait en dehors de M. Sékou Touré ?

De plus, en proposant l’accès immédiat à l’indépendance des pays africains encore sous tutelle, Krouchtchev n’a pas suscité l’enthousiasme escompté.

Même la proposition toujours renouvelée, au moins verbalement, d’accueillir la Chine communiste à l’O.N.U. n’a pas trouvé grand écho. Un perturbateur de plus, pensent beaucoup de délégués, même ceux qui, comme Nehru, s’y prétendent favorables.

 

Au Congo

La situation au Congo demeure confuse. Si pour le moment le pays a cessé d’être un théâtre de guerre froide depuis la fuite des Soviétiques, la partie se joue maintenant entre les nationalistes panafricains, avec Nkrumah en flèche, qui soutient Lumumba et vise à l’élimination des Blancs, et les autres qui veulent conserver l’aide des Occidentaux. Ces derniers, bien qu’ils soient la grande majorité, sont gênés de paraître des collaborateurs, comme Tshombe au Katanga. L’équilibre des courants est donc instable.

 

L’Indépendance de la Nigéria

Cependant, un nouveau facteur sur l’échiquier africain va paraître ces jours-ci avec l’indépendance de la Nigéria. On sait que ce pays, le plus riche et le plus peuplé d’Afrique noire, avec ses 35 à 40 millions d’habitants, accède à l’indépendance le 1er octobre. Le nouveau Premier de cet Etat, Sir Tafawa Balewa, que l’on compare souvent à Houphouët Boigny, est l’opposé d’un panafricain et n’a aucune estime pour ses voisins, Nkrumah et Sékou Touré. Si la Nigéria réussit – ce qui n’est pas sûr – à échapper à l’éclatement en ses trois provinces, le Ghana de Nkrumah avec ses 4 millions et demi d’habitants, ne pèsera plus aussi lourd dans les destinées africaines.

 

Politique et Économie en Afrique Noire

D’autre part, si l’on y regarde de près, les divisions politiques entre pays africains sont en réalité des différences d’intérêt économique. C’est par exemple, la raison – ce qu’il était facile de prévoir – de l’éclatement du Mali.

L’économie du Sénégal repose sur l’exportation des arachides qui ne peuvent trouver qu’en France un débouché rémunérateur. Il lui faut de plus importer une forte proportion de sa nourriture, c’est-à-dire s’adresser à un pays disposé à la lui fournir, même si le déficit de sa balance commerciale ne lui permettait pas de l’acheter. Au contraire, le Soudan, grâce à ses exportations de viande peut se suffire, son économie primitive lui permet de se détacher de la France, sans que la population en souffre.

La côte d’Ivoire est dans la même situation que le Sénégal : la rupture avec le marché français serait catastrophique. Qui lui achèterait au prix fort, son café, son cacao et ses bananes ?

A l’inverse, la Guinée avec ses ressources minières, fer, bauxite, ses chutes d’eau, qui peuvent permettre une industrialisation étendue, peut prétendre à une totale indépendance en s’adressant à volonté aux deux camps.

Quant à la Nigéria dont les ressources sont variées et multiples, elle a, par contre et en contraste avec tous les autres pas noirs, une forte densité de population, 35 habitants au km2. Pour les faire vivre et prospérer et mettre le pays en valeur, il lui faut de gros capitaux étrangers que l’Occident seul  est en mesure de fournir.

Ces diverses situations expliquent les positions politiques et soutiennent, et en quelque sorte justifient, les rivalités de personnes. L’unité africaine n’est pas pour demain.

 

Les Soucis du Fonds Monétaire Internationale

En ce moment se tient à Washington l’Assemblée annuelle du Fonds Monétaire International qui a, cette fois, devant elle des problèmes particulièrement délicats. Comme nous l’avons exposé déjà, le règne du Dollar a pris fin et de plus les signes d’une récession aux Etats-Unis commencent à se préciser. L’hémorragie d’or se poursuit et même s’accélère, parce que la charge des pays sous-développés et de l’aide à l’étranger absorbe à elle seule plus que les excédents de la balance commerciale que les capitaux américains privés vont s’investir dans les pays européens où les prix de revient sont plus avantageux, enfin que les taux d’intérêt offerts aux capitaux flottants sont plus élevés à Londres ou à Paris qu’à New-York.

La situation devient préoccupante pour les Etats-Unis et par voie de conséquence, pour les autorités monétaires internationales. Aucune mesure sérieuse ne peut être envisagée avant les élections de Novembre, à moins que d’ici là, la situation n’échappe à tout contrôle, ce qui n’est souhaitable pour personne.

 

                                                                                  CRITON