ORIGINAL-Criton-1960-12-24 pdf
Le Courrier d’Aix – 1960-12-24 – La Vie Internationale.
L’Heure de la Vérité
Si pressants que soient d’autres problèmes, celui de l’Algérie domine la scène du monde actuel. Et l’on commence à se rendre compte, non sans inquiétude, que le sort de notre Monde occidental tout entier en sera influencé.
L’Algérie
Tous les commentaires à quelque bord qu’ils appartiennent, aussi bien d’un côté que de l’autre du rideau de fer, s’accordent pour une fois sur un point : l’indépendance de l’Algérie est une certitude. Ce n’est plus qu’une question de temps. Toute autre solution est aujourd’hui dépassée. On lit cette phrase de la « Pravda » au « New-York Herald Tribune ». Même unanimité sur un autre point : la négociation avec le F.L.N. Elle est inévitable et nécessaire, et le plus tôt sera le mieux. C’est ce qu’écrit un organe aussi pondéré que l’ « Economist » de Londres.
Cet appel répété de toutes parts comme allant de soi à une négociation de nature à régler le conflit nous paraît assez surprenante. Pour négocier, il faut être deux. Or, rien ne paraît indiquer que le F.L.N. y soit prêt, à moins qu’on n’accepte d’avance ses propres conditions. Dans le cas contraire ou bien il s’y refusera, comme on l’a vu à Melun, ou bien si les pressions extérieures l’y obligent, ce qui est possible, il négociera à la russe, c’est-à-dire indéfiniment et sans autre résultat que des effets de propagande. La leçon apprise à Moscou et à Pékin ne sera pas perdue.
Quelques Remarques Précises
Un journaliste américain, qui pendant les journées tragiques d’Alger a fait une enquête sur place, remarque que l’on n’a pas compris en France et ailleurs l’état d’esprit des Musulmans. L’un d’eux lui a dit : « De Gaulle veut nous donner l’indépendance, ce sont les Français d’ici et l’armée qui nous la refusent, c’est pourquoi on acclame les C.R.S. et l’on hue les zouaves ». Fondée ou non, cette réaction est naturelle à des esprits simples, pour qui les détours de la politique sont insaisissables ; un autre, allemand celui-là, remarque : « Fehrat Abbas a posé nettement les conditions du F.L.N. : il faut que deux tiers au moins des Français d’Algérie quittent le pays, sans quoi il n’y a pas de paix possible. Si la France refuse, la guerre continuera, et le correspondant ajoute : « Au cours de la tournée à Moscou et à Pékin, la ligne du F.L.N. a été concertée avec Fehrat Abbas : la prolongation de la guerre est le plus sûr moyen d’affaiblir la France et le Monde Atlantique avec elle. C’est le seul qui permette d’obtenir une complète victoire. Aujourd’hui, elle est impossible. La situation n’est pas mûre ».
D’autre part, il est illusoire de prétendre que l’Algérie ne peut vivre sans la France. La Tunisie, le Maroc, la Guinée, le Soudan, le font à des degrés divers et sans difficultés insurmontables. Les notions d’intérêt et de bon sens n’ont rien à y voir. Les populations noires et surtout musulmanes, sont accoutumées à supporter n’importe quelles privations et les maîtres qui les dominent ne se soucient guère de leurs besoins. Enfin, Russes et Américains se précipitent dès que le vide leur ouvre la voie. A Bamako, pour installer leurs délégations, ils se disputent les immeubles que les Français vendent.
Nous nous excusons auprès de nos lecteurs de leur mettre ainsi crûment ces remarques. Ils sont habitués de notre part à plus de nuances. Mais il nous paraît comme un devoir de regarder la réalité en face et sans détours. La situation nous paraît telle qu’elle est ici décrite.
Les Américains et le « Sens de l’Histoire »
On épiloguera à l’infini sur « le sens de l’histoire ». Les congressistes de Moscou affirment qu’elle va dans leur sens ; M. Herter, à New-York, en dit autant de la politique des Etats-Unis. Ici même on s’en réclame pour justifier l’inévitable. Hitler en disait autant. D’autres pensent que l’histoire est ce que les hommes la font. Ce n’est pas nous qui prétendrons trancher le débat. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des nations qui savent se faire respecter et d’autres pas.
Les Etats-Unis avec toute leur science, leurs richesses et leurs armes n’y sont pas parvenus. Nuls plus que les Etats-Unis n’ont poussé plus activement à la décolonisation. D’après ce que l’on sait de la nouvelle équipe qui va diriger les affaires extérieures des U.S.A., le mouvement sera poursuivi plus vivement que jamais. Leur pensée profonde c’est que le jour où il n’y aura plus dans le Monde libre que des Etats indépendants, l’assaut pourra être donné, politiquement parlant, à la seule puissance coloniale qui demeure : l’U.R.S.S. et l’on verra alors se décomposer cet empire.
L’autre arrière-pensée, c’est que les deux grandes puissances coloniales, l’Angleterre et la France, sont des pays sur le déclin, dont l’importance s’efface peu à peu devant les nouveaux Etats qui montent et c’est à ceux-là que doit aller toute leur sollicitude. Malheureusement ils n’ont peut-être plus les moyens financiers d’y pourvoir. C’est présentement ce qui les inquiète. Il en est des Etats comme des particuliers. Si l’on répand ses richesses, il faut en contre-partie restreindre son train de vie. Pour un homme, cela est relativement aisé, pour une nation c’est une autre affaire. La France et l’Angleterre en ont fait l’expérience. Elles ont vécu au-dessus de leurs moyens à cause des charges assumées au-dehors. Leur monnaie en a pâti dans les proportions que l’on sait.
Le Laos
A l’autre bout du monde, l’affaire du Laos devient inquiétante. Les Alliés sont une fois de plus divisés ; la France et l’Angleterre, cette fois-ci d’accord, entendaient maintenir au pouvoir le prince Souvannna Phouma à la tête d’un gouvernement neutre, à l’image du Cambodge. Les Américains et les Thaïlandais ont pensé que c’était livrer le pays aux communistes à plus ou moins long terme et qu’il fallait agir d’autant plus vite que les Soviets avaient établi un pont aérien sur Vien-Tian pour ravitailler en carburant et en armes les partisans du Patet Laos et leurs associés. Le général Phoumi l’a emporté après une sanglante bataille. Mais il est peu probable que ses adversaires se tiennent pour battus. La lutte n’est pas finie et l’issue incertaine. Allons-nous vers une nouvelle guerre de Corée ? Il semblerait.
Le Problème Agricole et le Marché Commun
Le problème agricole, pierre d’achoppement du Marché Commun, est en ce moment au centre du débat de la réunion des Six et l’on ne sait pas encore si l’accélération du Traité de Rome prévue pour le 1er janvier, pourra être mise en train. Un rapport du Secrétaire d’Etat de la République fédérale, Sonnemann a attiré notre attention : la récolte allemande de céréales cette année a été tellement abondante que le marché intérieur peut à peine l’absorber, ce qui rend difficile l’observation des contrats que l’Allemagne a passés avec les pays étrangers. Et il ajoute : cela ne changera plus à l’avenir, même si les récoltes sont moyennes. Pour des raisons politiques et commerciales, la République fédérale est obligée d’importer presque 700.000 tonnes de blé tendre dont elle n’a aucunement besoin. Ces quantités doivent être réexportées sous forme de farine. Celle-ci est utilisée par certains pays voisins pour la confection de produits finis qui sont placés sur le marché allemand à des prix inférieurs aux prix allemands. « Curieux circuit » ajoute le Ministre.
En effet. Si nous avons cité ce texte, c’est qu’il met en lumière – et cela intéresse nos agriculteurs – un problème dont l’importance n’a pas besoin d’être soulignée. Voilà un pays exigu, surpeuplé, au sol très inégalement fertile, qui arrive à se suffire, même en céréales. Le progrès technique peut accroître les rendements à tel point que les marchés seront de plus en plus saturés, ce qui est particulièrement sérieux pour la France dont les possibilités d’accroissement de la production agricole sont encore considérables. La demande intérieure est peu élastique, les débouchés extérieurs seront de plus en plus difficiles. On comprend qu’un marché agricole commun ne pourrait aboutir qu’à une concurrence de nature à effondrer les prix. Il semble que les planificateurs n’avaient pas vu venir un phénomène comme celui que nous venons de relater. L’édifice du Marché Commun y résistera-t-il ? Souhaitons-le.
CRITON