ORIGINAL-Criton-1960-12-17 pdf
Le Courrier d’Aix – 1960-12-17 – La Vie Internationale.
Du Bon Usage de la Démocratie
Le pire n’arrive pas toujours, et dans ces péripéties nombreuses qu’a traversées la vie internationale ces derniers temps, il a été évité. C’est ce que souhaitent avec discrétion et objectivité la plupart des organes étrangers qui s’émeuvent du drame algérien. Dans ces circonstances douloureuses, il convient de reconnaître que rien n’a été dit pour accabler le Pouvoir. Que nos ennemis exultent, cela va de soi. Mais si dans des questions mineures, l’unification européenne, la force de frappe, la division économique des deux groupes européens, les critiques ne nous ont pas été épargnées, dans l’affliction qui accable aujourd’hui toute la nation, on sent que nos amis étrangers la partagent et s’efforcent de nous communiquer leurs raisons d’espérer.
La Politique Française jugée de l’Extérieur
On peut cependant noter que les commentateurs les plus avertis comprennent mal la politique suivie par le Général de Gaulle. L’évolution vers la proclamation d’une république algérienne n’avait de sens que si, au préalable, elle avait été acceptée par le F.L.N. et qu’une trêve avait été établie, sinon, cette politique ne pouvait aboutir qu’à exaspérer les Français d’Algérie et à provoquer le choc entre les deux communautés, ce que l’on voulait précisément éviter et ce qui s’est produit. Faute de cet accord préalable, et tous pourparlers devenant chaque jour plus improbables, il eut été sage de s’en tenir au plan de Constantine et à la réorganisation administrative, laissant les problèmes politiques en suspens parce qu’ils ne peuvent être résolus unilatéralement. Il est difficile de ne pas partager cette opinion, surtout après ce qui s’est passé à Alger.
De l’Usage de la Démocratie
Sur le plan idéologique, on fait aussi remarquer combien il est illusoire de chercher dans des conflits de cet ordre à faire trancher les questions par les voies démocratiques. Les choses se passent au milieu des passions et dégénèrent fatalement en épreuve de force. On ne peut sans équivoque demander aux mases de se prononcer sur des questions qu’elles ne peuvent comprendre, sur les solutions dont elles ne peuvent mesurer les conséquences que les hommes d’Etat eux-mêmes sont incapables de mesurer comme la preuve vient d’en être faite. C’est là un mauvais usage de la démocratie, au sens où nous l’entendons en Occident.
L’Épreuve de l’O.N.U. au Congo
Les Nations-Unies continuent à subir l’épreuve du Congo. Là non plus, les notions du droit et de la raison, et l’impartialité du jugement et de l’action, n’arrivent pas à s’imposer.
Tandis que l’anarchie règne sur place, l’O.N.U. demeure le champ clos des luttes partisanes où s’affrontent les deux Blocs. La situation, si sérieuse qu’elle soit, n’est pas désespérée grâce à l’activité des Africains d’expression française qui sont restés dans l’orbite occidentale, grâce aussi aux violences du groupe lumumbiste qui s’est retranché à Stanleyville. Hammarskoeld a eu raison de dire que si peu efficace qu’ait été l’action de l’O.N.U. au Congo, elle a jusqu’ici permis d’éviter que les puissances rivales n’interviennent directement.
A noter que le groupe neutraliste s’est divisé : tandis que Tito, Nasser et Soekarno faisaient cause commune avec les panafricains partisans de Lumumba, Nkrumah, Sékou Touré et Modibo Keita, le président Nehru, lui, n’a pas retiré ses troupes du Congo et soutient la position du Secrétaire Général de l’O.N.U. Le fait est d’importance, car l’autorité morale de Nehru est grande sur les pays afro-asiatiques, et sa défection aurait certainement provoqué une rupture d’équilibre au sein des Nations-Unies. Elles auraient dû renoncer.
Si long que soit le chemin vers la stabilité au Congo, il n’est pas irrémédiablement coupé. Pour aboutir, il faudrait que le Colonel Mobutu ne fasse pas d’obstruction à l’action des Nations-Unies. Peut-être la Conférence de Brazzaville qui va réunir Kasavubu, Fulbert Youlou, Tsiranana, Mamadou Dia et quelques autres, trouvera-t-elle la force de poursuivre sa mission de pacification.
On a beau critiquer l’organisation internationale, ses hésitations et ses défaillances, elle est un rempart contre l’extension de la guerre froide en Afrique. L’hostilité et le travail de sape de l’U.R.S.S. et de ses acolytes, montre assez qu’elle les gêne pour étendre leur domination à l’Afrique. Il se pourrait bien qu’un jour on soit assez satisfait de faire appel à l’O.N.U. en Algérie, en désespoir de cause. Tout dépend de l’issue encore incertaine de l’affaire congolaise.
Les Tribulations du Laos
Nous n’avons pas parlé, à dessein jusqu’ici, de l’affaire du Laos, plus confuse encore que celle du Congo et sur laquelle il est encore impossible de voir clair. L’O.N.U. a été tenue à l’écart, ce qui a permis aux Russes d’intervenir. Les Américains ont mis en état d’alerte leurs « Marines » et il n’en faudrait pas beaucoup pour que le Laos ne devienne une autre Corée. Ce qui est remarquable c’est, jusqu’ici du moins, le rôle effacé de la Chine de Pékin dans l’affaire. Le Patet Laos qui passe pour son instrument, n’a pas encore cherché sérieusement à s’imposer par la force.
Nous pensons qu’il y a à cela une raison : le Laos est en contact direct avec le Nord-Vietnam et c’est d’Ho Chi Min que dépend la politique des communistes laotiens. Ho Chi Min ne paraît pas pressé de voir les Chinois s’infiltrer au Laos et aime mieux que ce soient les Russes qui s’en chargent. Il se peut même qu’il préfère un Laos neutralisé que dominé par Pékin. Les Chinois ont fait du Tonkin une colonie qu’ils exploitent avec une dureté inimaginable. La population opprimée et misérable qui travaille pour ses nouveaux maîtres subit le régime et par moments des révoltes inutiles éclatent de ci, de là. Ho Chi Min a tout intérêt à avoir à sa frontière sud-occidentale, une fenêtre ouverte sur le Monde libre. C’est pour le Laos une chance, peut-être faible, de conserver son indépendance ; les tribulations de sa fragile existence sont loin d’être terminées.
La Formation du Ministère Kennedy
Kennedy avant même que d’être en poste a des difficultés pour former son futur ministère. Des rivalités de personnes, des dosages de portefeuilles entre clans du même Parti de régions différentes, s’imposent comme dans toute démocratie. Les affaires étrangères vont finalement à un outsider : Dean Rusk. Les deux favoris, Stevenson et Chester Bowles, n’ayant pas voulu servir réciproquement sous les ordres de l’autre. On les a donc séparés, Stevenson va à l’O.N.U. représenter les U.S.A. et Bowles sera l’adjoint de Rusk. Ce dernier s’est surtout occupé de l’Extrême-Orient, peu de l’Europe ; il passe pour « Achesonien ». Il a en effet été le collaborateur d’Acheson. A première vue, la politique de la nouvelle équipe serait réaliste et flexible, en opposition avec celle de feu Dulles, et plus démocratique et libérale qu’exclusivement anti-communiste.
Dans l’ordre intérieur, on s’accorde à penser que Kennedy, président ne mettra pas en pratique les slogans de Kennedy candidat et qu’il sera contraint à une politique conservatrice ; toute imprudence budgétaire, comme le déficit provoqué par des travaux publics à grande échelle est exclu dans l’état actuel de la balance des comptes et de la crise du Dollar. La politique du nouveau Président sera conservatrice par la force des choses. Il ne peut provoquer des aventures que l’opinion n’accepterait pas. Ces bonnes vieilles démocraties, pourries de défauts si criants, ont quand même leurs avantages.
CRITON