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Le Courrier d’Aix – 1960-10-29 – La Vie Internationale.
« Le Veau d’Or est toujours Debout »
Le fait est indéniable : la tension internationale s’est aggravée ; l’opinion internationale le ressent ; le monde des affaires est troublé. Que le fond des choses soit modifié ou non, c’est une autre question, mais psychologiquement, les coups de boutoir du communisme ont eu leur effet habituel : l’inquiétude a fini par se propager en surface comme en profondeur et la dépression morale a eu des conséquences économiques ; les investissements diminuent, les bourses de valeurs s’affaissent, enfin l’or a rompu ses amarres sous le flot de la thésaurisation en quête du précieux métal.
La Hausse de l’Or
Cette brusque hausse a mis le monde en émoi et l’on a écrit là-dessus tant de commentaires qu’il nous paraît qu’une mise au point s’impose. On a dit en effet, que le phénomène traduisait ou faisait prévoir une dévaluation du Dollar. C’est inexact. Le Dollar n’est pas une monnaie convertible en or. La détention de l’or en lingots, et son commerce non industriel, sont interdits aux Etats-Unis. Il n’y a pas comme chez nous, un marché libre de l’or. D’autre part, seules les banques nationales et certains établissements ou organismes internationaux, sont habilités à transformer leurs dollars en or, au taux fixé depuis 1933 par le Trésor américain, 35 dollars l’once.
Ce qui fait illusion, c’est que jusqu’à ce jour, du fait même de cette possibilité limitée d’échange, or contre dollars, le prix du métal sur le marché de Londres était resté accroché à cette parité. C’était en quelque sorte une barrière psychologique, rien de plus. Brusquement, le caractère véritable de marché libre s’est manifesté ; l’offre étant insuffisante en face de la demande, les prix se sont envolés. L’or, autrement dit, s’est comporté comme n’importe quelle marchandise : la confrontation de l’offre et de la demande a fixé les cours.
Evidemment le trésor américain aurait pu faire la contrepartie, mais c’eut été se démunir de ses réserves dans une période où elles sont en baisse constante, au seul profit de la thésaurisation. Il ne l’a pas fait, jusqu’ici du moins. Les autres banques centrales se sont de même abstenues. La valeur du Dollar, c’est-à-dire son pouvoir d’achat, n’en est nullement affectée, pas plus qu’aucune des monnaies fiduciaires des autres pays. Il faut souligner d’autre part que le prix fixé en 1933 est devenu illogique, alors que celui de toutes choses a pour le moins doublé depuis, la hausse actuelle ne fait que corriger une situation anormale. Elle n’a pas à proprement parler de signification monétaire, ce qui ne veut pas dire que, si elle persiste, elle n’aura pas de conséquences sur la tenue des prix, mais ce sera par une sorte de contagion psychologique, nullement pour des raisons proprement techniques.
Quant à la cause profonde de ce décalage, il est aisé à déterminer : il y a partout dans le Monde libre des disponibilités abondantes. Celles-ci s’employaient jusqu’ici à l’accroissement de la production, et particulièrement en achat de valeurs industrielles ; la menace de dépression, d’une part, l’inquiétude provoquée par la situation internationale de l’autre, expliquent ce retour vers le placement refuge qui a l’avantage de ne pouvoir baisser, puisque les Etats-Unis en fixent le prix minimum.
L’événement comporte un autre enseignement : l’or n’est pas comme le disait Krouchtchev récemment, un métal « bon à orner les vespasiennes » (sic). S’il a perdu de son rôle monétaire, il a gardé tout son prestige comme symbole et instrument de la richesse. Les Russes d’ailleurs ne le dédaignent pas, au contraire : l’Etat soviétique l’extrait à grand frais, le thésaurise jalousement et ne s’en sert que contraint pour ses paiements extérieurs. En ce moment même, et ce pourrait être une des causes de la hausse, le marché noir en U.R.S.S. est très actif à la veille de l’introduction du Rouble lourd et de l’échange des billets russes à partir de janvier prochain. Les riches soviétiques méfiants ou ne voulant pas déclarer leurs avoir, échangent leurs billets. En quelques semaines, le dollar est passé de 40 à 50 roubles, ce qui le met à 10 de nos anciens francs. Nous sommes loin de la parité officielle qui est de 4 ou de 10 roubles pour 1 dollar selon les cas.
La Réalité du Marché Commun
Puisque nous en sommes aux mises au point, faisons-le pour le Marché Commun. On nous a reproché d’avoir dit qu’il n’existait qu’en théorie. Ce n’est pas rigoureusement exact, en effet : jugeons-en. Au 1er Janvier prochain, si aucun ajournement ne survient, les droits de douane seront abaissés entre les Six de 30% par rapport à 1957 : prenons un exemple : un appareil photographique, un des articles les plus taxés, mettons un de 10.000 francs payait 25% de droits en 1957, soit 12.500 francs, rendu en France ; actuellement il paie 20%, soit 12.000 francs, s’il vient d’Allemagne et 22,50%, c’est-à-dire 12.250 frs, s’il vient d’Angleterre ; ces 250 frs marquent la préférence accordée par les Six entre eux. C’est cela le Marché Commun. Au 1er janvier 1961, il vaudra 11.750 s’il vient d’Allemagne, 12.180 s’il vient d’Angleterre ou d’ailleurs.
Ces proportions varient selon les produits. A vrai dire, ces différences sont bien minimes et ne doivent pas entraîner de perturbations dans le commerce international. Ce qui est plus important, c’est la réduction et au printemps prochain, la disparition des contingentements. En cas de crise ou simplement de surproduction, la tentation sera forte pour ceux qui ont des stocks sur les bras, de les liquider en consentant des sacrifices sur les marchés du voisin, cela aussi bien entre membres du Marché Commun qu’entre les autres et eux.
On voit d’après ces indications que l’on peut considérer le Marché Commun soit comme une modeste réalisation, soit comme plutôt symbolique jusqu’ici. Toutefois avec l’acheminement vers un tarif extérieur commun (trop compliqué pour être discuté ici), les choses se trouveront progressivement modifiées, non pas que les pays tiers en soient réellement affectés, mais parce que, en théorie, les Six se lient ainsi les mains et que l’un d’eux ne pourra plus relever à l’occasion les droits de douane pour protéger une industrie en difficulté, comme c’était si souvent le cas dans le passé. Tout cela évidemment ne tiendra, que si les affaires demeurent prospères. En cas contraire, le Marché Commun pourrait bien avoir une vie agitée. En attendant Six et Sept ne font toujours pas treize et la controverse entre le Marché Commun et la zone de libre-échange continue et aucune solution n’est en vue.
A vrai dire, il nous semble, c’est un point de vue personnel, que l’on aurait pu faire l’économie de toute cette agitation qui n’a pas peu contribué à envenimer les relations politiques, et par contrecoup, à affaiblir la cohésion occidentale en un moment où elle a un besoin urgent, vital même, de s’affirmer ; le jeu n’en valait pas la chandelle.
CRITON