Criton – 1960-10-15 – Du Danger d’aller à Contre-Courant

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Le Courrier d’Aix – 1960-10-15 – La Vie Internationale.

 

Du Danger d’Aller à Contre-Courant

 

Les Français sont, à juste titre, plus préoccupés de la situation intérieure que de l’internationale. N’étaient nos propres soucis, on dirait que les choses, malgré le grand bruit que l’on fait à l’O.N.U. ne vont pas mal pour le Monde libre. Deux faits se dégagent : il n’y aura pas de crise pour Berlin avant l’installation du nouveau Président des Etats-Unis et les multiples harangues et saillies de M. Krouchtchev n’ont nullement élevé le prestige du communisme, tout au contraire.

 

Appréciation de Montanelli

Dans un récent article, Montanelli analyse fort bien ce qui fut l’erreur psychologique de Krouchtchev à l’O.N.U. Les nouveaux Etats, et particulièrement les Noirs récemment admis, sont devenus les défenseurs zélés, les prêtres, dit-il, de l’organisation internationale. C’est un Club qui leur plait parce qu’il leur donne la mesure de leur importance.

« C’est la seule tribune où un Etat de quatre cent mille habitants, dont trois cent quatre-vingts analphabètes, peut faire entendre sa voix au monde entier et avoir l’illusion qu’on l’écoute » et il ajoute : « à défendre l’O.N.U. ce ne sont pas les grandes puissances, devenues sceptiques, mais quelques jeunes diplomates qui s’y sentent attachés par la passion la plus forte qui domine l’âme humaine : le snobisme ».

Le délégué de quelque Etat d’Afrique peut appeler celui de l’Angleterre cher collègue, s’habiller chez son tailleur, s’asseoir à sa table, etc … Si l’institution s’écroulait, il devrait rentrer chez lui. Si elle était dévalorisée, c’est lui-même qui perdrait son rang et si un Fidel Castro la transformait en un cirque, c’est lui qui serait réduit au personnage de clown.

Et le publiciste italien fait remarquer que les Noirs nouvellement admis ont voulu donner aux Blancs une leçon de décence et de dignité, rendus plus nécessaires encore après les actes barbares du Congo belge. Même lorsqu’il s’est agi du passé colonial, les délégués africains en ont parlé, pour la plupart, avec mesure et sans chercher une revanche contre ceux qui les ont libérés, mais au contraire, pour en requérir l’aide. Tout cela est bien différent par le ton et l’expression des diatribes d’un Krouchtchev ou d’un Castro. Même Soekarno, le Président indonésien, a dit à Eisenhower : lorsque nous sommes vraiment dans l’embarras, c’est toujours vers vous Américains, que nous nous tournons. Les Etats-Unis en donnant un total appui à l’O.N.U., malgré toutes les difficultés qui en résulteront pour eux, n’auront pas en définitive fait une mauvaise affaire.

 

La Politique Française vue de l’Extérieur

Force nous est de parler une fois de plus de la politique française, telle que le monde la juge. Il serait vain de se payer d’illusions : le capital considérable d’estime et même d’admiration que le Chef de la Vème république avait accumulé au début et qui était encore intact cet été, s’est dissipé depuis la Conférence de presse du 5 septembre. Puisque la France le veut ainsi, dit-on, qu’elle se débrouille seule. Les Soviets, qui nous avaient ménagés jusqu’ici, ont reconnu de facto le G.P.R.A. C’est un symptôme qui ne trompe pas. Nous l’avons dit ici, dès le début du nouveau régime : il n’y a qu’un problème pour la France, c’est le problème algérien. Pour mettre toutes les chances de notre côté, il faut entretenir la sympathie de tous les peuples et leur complaire dans toute la mesure possible, particulièrement ceux qui nous sont alliés. Or, il n’en est aucun avec lequel actuellement nous ne soyons en désaccord. Ce qui est d’autant plus regrettable, qu’aucun de ces sujets de discorde n’a la moindre valeur d’actualité.

 

Les Discussions Présentes

Nous nous sommes abstenus de commenter toutes ces consultations, visites, et contre-visites qui se sont succédé depuis l’entrevue de Rambouillet. En vérité, on pouvait se demander : de quoi s’agit-il ? Toutes ces discussions qui tournent à l’aigre concernent des évènements hypothétiques et parfaitement inactuels. Que peut signifier, en effet, notre indépendance militaire et le rejet de l’intégration atlantique dans l’O.T.A.N. ? Rien présentement, puisque notre armée est en Algérie et que le reste ne représente pas grand-chose. Si comme on a de bonnes raisons de l’espérer, la paix demeure, la forme de notre organisation militaire en Europe n’a aucune importance. En cas de guerre, elle en aurait encore moins, car il est absolument invraisemblable que ce qui reste du continent serait épargné quelle que soit l’attitude des hommes politiques. Même indépendants, nous serions intégrés aux autres par la force des choses. Pourquoi donc se brouiller avec les Américains et les Allemands pour des questions qui n’auront jamais à se poser dans les faits prévisibles ?

Il en est de même pour l’intégration européenne. Elle n’est pas pour demain, et si l’on est réaliste, il y a peu de chances qu’elle le soit avant bien longtemps, sinon jamais. En tous cas, d’ici qu’elle soit possible, bien des événements auront changé les données actuelles du problème sur lesquelles on se querelle. On avait mis en mouvement une idée pleine de promesses, une utopie peut-être, mais les utopies même sont bienfaisantes et elles produisent souvent des effets concrets par l’élan même qu’elles donnent aux esprits. Il ne fallait pas y toucher.

Autant pour l’O.N.U. Qu’on le veuille ou non, son rôle dans le cours de la politique internationale ne fera que grandir. C’est peut-être fâcheux ; ce n’est d’ailleurs pas sûr, comme nous venons de le voir à New-York, mais cela est un fait dont il faut s’accommoder et tirer si possible le meilleur parti ; le danger d’aller à contre-courant est évident, on ne saurait trop le répéter. Se trouver isolés, entourés de suspicions en un moment où le plus grave de nos problèmes l’est plus que jamais, ce n’est plus une politique, c’est une aberration. C’est exactement le mot que l’on prononce outre-Atlantique. Nous ne l’inventons pas.

 

Le Congrès Travailliste de Scarborough

Pour nous distraire de pensées pénibles, revenons au Congrès du Parti travailliste anglais qui s’est tenu à Scarborough. Là, au contraire, plus cela change, plus c’est pareil. Le leader M. Gaitskell a d’abord été copieusement battu sur les questions de défense nationale. Le vieux pacifisme de gauche britannique s’est prononcé pour l’abandon immédiat et unilatéral de l’arme atomique par l’Angleterre ; malgré l’absurdité de cette thèse démontrée par Gaitskell, les Trade-Unions l’ont votée. Puis, le même Gaitskell a remporté une victoire non moins éclatante sur la question des nationalisations qu’il veut toujours remplacer par une prise de participation de l’Etat dans les entreprises privées. Hué la veille, il a été acclamé le lendemain et les délégués se sont dispersés satisfaits.

Décidément le vieux socialisme n’a pas perdu ses habitudes. Beaucoup d’entre-nous se souviennent de ces résolutions « nègre blanc » qui étaient votées à l’unanimité, après que les factions s’étaient trouvées en désaccord sur tous les points débattus, à l’époque héroïque où Léon Blum présidait.

 

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