Criton – 1960-11-19 – Les Deux K.

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Le Courrier d’Aix – 1960-11-19 – La Vie Internationale.

 

Les Deux K.

 

L’Élection de Kennedy

L’élection de Kennedy à la présidence des Etats-Unis s’est bien passée. Il n’y a pas eu ce raz de marée démocrate et les bouleversements qui s’en pouvaient suivre ; au contraire, l’écart des voix entre les deux candidats a été si minime qu’on se demandait lequel avait la majorité, et les Républicains ont regagné quelque terrain dans les élections parlementaires. Ce résultat a son importance, car le nouveau Président doit tenir compte de ce partage presque égal des voix et faire en conséquence une politique qui unisse les courants d’opinion.

C’est d’ailleurs ce qu’il a commencé de faire en conservant aux postes importants de la sécurité nationale Allen Dulles et Herbert Hoover, tous deux Républicains. Il semble vouloir que soient satisfaits ceux qui désiraient que cela change et ceux qui le craignaient. Le monde des affaires dont on redoutait la panique, a fait bon accueil à Kennedy. L’opinion internationale s’est montrée rassurée et même très favorable. Le nouveau Président sait qu’il a devant lui une très lourde tâche et tient à s’assurer de tous les concours, même celui de Nixon son adversaire d’hier.

 

Les Deux « K ».

Sur le plan international, on a beaucoup commenté les félicitations de Krouchtchev et la réponse aimable du nouvel élu. On parle déjà d’une entente entre les deux « K » et l’on souligne le contraste entre le silence des Chinois, pour qui Nixon et Kennedy sont tout un, et les commentaires russes qui rappellent les jours où feu F. Roosevelt signait les accords de Yalta. L’optimisme, comme on le voit, est incorrigible et c’est en un sens, tant mieux. Car l’atmosphère de tension est plus déprimante pour le Monde libre que pour l’autre où l’opinion est sans influence, et pour que les affaires se développent, il faut une certaine confiance en l’avenir.

Il est cependant probable que ce commencement d’idylle se heurtera bien vite aux différends fondamentaux, et que la détente proposée par Krouchtchev est purement tactique. Il lui sera facile de dire quand les heurts se reproduiront, que sa bonne volonté a été trompée et que les « impérialistes » ne changent pas. Il ne s’agit, en vérité, que d’une trêve apparente, plus verbale que réelle et qui peut durer jusqu’au printemps quand on passera aux affaires sérieuses, comme celle de Berlin. De plus, en faisant preuve de bonnes dispositions, les Russes poussent leur adversaire à infléchir un peu les positions antérieures. Chester Bowles dont on parlait comme futur Secrétaire d’Etat a déjà parlé de reconnaître le Gouvernement de Pékin, si celui-ci consentait à admettre l’existence des deux Chines ou tout au moins un Etat indépendant et souverain à Formose. Il est probable qu’il ne s’est pas exprimé sur un sujet aussi controversé sans autorisation de son chef éventuel.

La politique future des Etats-Unis sera donc flexible, par contraste avec celle de feu Foster Dulles. Reste à savoir si cette flexibilité permettra aux U.S.A. de reprendre l’initiative que l’U.R.S.S. ne leur a jamais laissée longtemps.

 

Les Zones d’Instabilité

Ce qui caractérise l’aspect présent du monde, c’est l’extension des zones d’instabilité : la plus grande partie de l’Afrique, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine presque tout entière. Le Moyen-Orient par contre, zone particulièrement instable par nature, s’est un peu assagi, sauf en Turquie qui traditionnellement était le moins agité.

En Amérique latine, le mouvement de Fidel Castro a fortement secoué les masses et son pouvoir contagieux s’exerce aussi bien sur les dernières dictatures, comme au Nicaragua, que sur les régimes démocratiques comme celui de Costa-Rica, ou de Betancourt au Vénézuéla, et cela tandis qu’à Cuba même, le régime de Castro se débat au milieu de difficultés économiques croissantes et voit se dresser une opposition à la fois des milieux religieux et de beaucoup de révolutionnaires déçus par l’évolution du castrisme vers le communisme. Le mouvement populaire au départ est devenu une dictature de type collectiviste aussi dure et aussi injuste que celle de Batista et plus ruineuse : le chômage s’est aggravé et le niveau de vie déjà très bas, s’est encore affaissé.

Pour les Soviets et leurs collègues Chinois, le problème cubain est difficile. Le pays ne pouvait vivre, même mal, que par les subsides américains. Il en est de même d’ailleurs des îles voisines surpeuplées et de médiocre qualité humaine sur le plan économique, Cuba comme Porto-Rico coûtait très cher aux U.S.A. Les communistes pourront-ils combler le vide ? Il n’y paraît guère.

De même, le Vénézuéla, sous la dictature Jiménez, était prospère malgré de graves inégalités sociales ; la monnaie était une des plus fortes du monde, grâce à l’entente du pouvoir avec les grandes compagnies pétrolières américaines et anglo-néerlandaises. Aujourd’hui, le président Betancourt est obligé d’instituer le contrôle des changes et se heurte à de perpétuels complots des forces extrémistes. Le pays risque de subir le sort de la Bolivie, ou de verser dans le collectivisme castriste, ce qui achèverait de le ruiner. Le Chili et même le Brésil sont plus ou moins guettés par des disgrâces analogues. Secouer la dépendance à l’égard du Monde capitaliste est chose aisée ; y substituer un ordre nouveau est une autre affaire. Cela n’est possible que si les masses qui attendent de la révolution une amélioration de leur sort, se soumettent pour un temps plus ou moins long à une discipline d’austérité qui est précisément le contraire de ce qu’ils en espéraient.

D’où le résultat : ou bien l’anarchie avec ses troubles perpétuels, ou bien une nouvelle dictature aussi dure que l’ancienne, sinon davantage. Le conflit entre des aspirations légitimes et la réalité est à l’origine de l’instabilité de toute une partie du monde qui s’éveille à l’indépendance. Rares sont les chefs qui l’ont compris et qui réussissent à le faire comprendre : l’indépendance implique des sacrifices et non des jouissances immédiates. Comment faire pénétrer cette évidence dans des masses passionnées et incultes ?

 

Le Problème Algérien

Autre paradoxe de la situation présente. Le problème français, plus que jamais lié au problème algérien, soulève beaucoup plus d’inquiétudes à l’étranger que chez nous, en apparence du moins. On ne croit plus à l’extérieur à une solution et l’on lit couramment ce mot : le Pouvoir actuel en France ne peut rien dans l’affaire, alors que récemment encore on croyait qu’il pouvait tout. Le débat qui va s’ouvrir le 5 décembre à l’O.N.U. sur l’affaire algérienne, montrera-t-il quelque issue ? C’est bien douteux : l’exemple de l’affaire congolaise n’est pas précisément encourageant et cependant, quelque répugnance que l’on éprouve à cet égard, il semble bien que seul un arbitrage impartial et clairvoyant pourrait mettre un terme à un conflit dont tout le monde souhaite la fin, mais qu’aucun des adversaires n’est en mesure de régler. Ce serait vraiment l’occasion de s’en remettre à quelque sage qui obtienne une trêve des passions et à qui on s’en remettrait de guerre lasse. Mais ce n’est pas à l’O.N.U. qu’il se trouve.

 

                                                                                  CRITON