ORIGINAL-Criton-1964-02-22 pdf
Le Courrier d’Aix – 1964-02-22 – La Vie Internationale
La reconnaissance de la Chine de Pékin par la France, la rupture d’avec Paris décidée par Chang Kai Chek, avaient fait les grands titres de la presse mondiale. L’importance de l’événement s’est trouvée réduite par le refus explicite du Gouvernement d’Hanoï d’envisager une neutralisation des deux Vietnam, la détermination des Américains de poursuivre la lutte et l’assurance donnée par Washington de garantir l’intégrité de la Malaysia en accord avec les Anglais : l’entrevue Hume-Johnson à Washington a confirmé l’entente des deux nations sur deux points sensibles : Chypre et le Sud-Est asiatique.
L’Affaire de Chypre
L’affaire de Chypre de localisée qu’elle était jusque-là, a pris un caractère international depuis que, faute d’accord avec Makarios, elle est maintenant sous la juridiction des Nations Unies. La situation est si compliquée qu’on hésite à la décrire. Grecs et Turcs se battent ou plutôt, de part et d’autre, une minorité d’agitateurs impose une lutte sanglante à des populations qui se supporteraient sans eux.
Côté Grec, il y a les Nationalistes qui n’ont pas renoncé au rattachement de l’Île à la Grèce et les Communistes qui, eux, veulent chasser les Anglais des bases militaires qu’ils ont conservées par le Traité de Zurich de 1961. La minorité turque voudrait le partage de l’Île qui les séparerait de la majorité grecque et les placerait sous la protection de la mère patrie toute proche, solution d’ailleurs difficilement praticable et que les Grecs refusent.
L’Attitude Réservée de la Grèce et de la Turquie
Comme nous l’avions remarqué au début du conflit, ni la Grèce, ni la Turquie ne désirent intervenir. Le rattachement de l’Île à la Grèce ne soulève plus les masses à Athènes. L’Île serait pour la Grèce, en plein essor économique, un fardeau mal venu. Des hostilités avec la Turquie ruineraient le tourisme, ressource essentielle pour le pays. La Turquie, en posture difficile aussi bien politique qu’économique, redoute des complications supplémentaires qui pourraient la priver de l’appui financier des Etats-Unis indispensable pour surmonter la crise et encore provoquer les menaces de l’U.R.S.S, Sans l’intransigeance de Makarios, l’affaire était donc condamnée à s’éteindre d’elle-même. Mais Makarios ne peut rester en place sans l’appui des Nationalistes et des Communistes qui, bien que frères ennemis s’accordent à rejeter tout compromis qui ne comporterait pas l’assujettissement de la minorité turque, dépouillée de tout pouvoir politique peut-être même éliminée physiquement, et la liquidation des bases britanniques.
Bien que la présence des troupes anglaises ait empêché la guerre civile généralisée, qu’elles soient bien accueillies de la population pacifique, ce sont les bases militaires qui sont le terrible enjeu qui va se débattre à l’0.N.U. Elles sont en effet aussi importantes pour les Anglais que pour les Américains, ce qui explique leur solidarité dans l’affaire. Elles sont indispensables pour assurer l’équilibre des forces dans la Méditerranée orientale et au-delà : empêcher un conflit entre Israël et les Pays Arabes, veiller à la bonne marche des installations pétrolières dans le Moyen-Orient, maintenir l’ouverture du Canal de Suez en cas de chantage de Nasser, servir de point de départ ou d’appui pour les forces appelées à défendre Aden ou, comme on vient de le voir, d’amener rapidement des troupes en Afrique Orientale en cas de troubles. Après Cuba et Zanzibar, les communistes s’installeraient volontiers dans cette troisième île d’importance stratégique.
C’est pourquoi, Anglais et Américains craignent que par le biais de l’O.N.U., l’U.R.S.S. ne se mêle de l’affaire Chypriote. Les Russes ont depuis longtemps noyauté l’Île, 40% des électeurs leur sont acquis. Makarios n’est pas Castro, mais lui renversé après avoir servi comme il se doit, un Castro se trouverait sans peine. Les Soviets, malgré leurs difficultés n’ont pas renoncé à la Méditerranée. La base d’Albanie leur a échappé, Nasser ne leur a pas laissé la disposition d’Alexandrie, reste Chypre. Le débat sera serré.
Les Soucis du Chancelier Erhard
Le chancelier Erhard, depuis son accession au pouvoir, a plus de soucis qu’il n’escomptait. Il a dû affronter de Gaulle pendant deux jours, sans en tirer grand-chose, comme prévu. Mais il lui fallait apaiser les sentiments antifrançais de ses partenaires libéraux en sauvant les apparences d’une coopération franco-allemande. De part et d’autre, on a mis tous les soins à leur bonne présentation. Mais il y a de l’autre côté les manœuvres de Pankow qui ne manquent pas d’adresse. Ulbricht avait joué à Noël de la sensibilité des Berlinois de l’Ouest, en leur accordant des laisser-passer pour visiter les leurs à l’Est. Effrayé par l’affluence, il avait refermé le mur et sans doute ne le rouvrira-t-il jamais. Mais il en fait l’offre à deux conditions : qu’on le laisse installer à Berlin-Ouest ses fonctionnaires pour octroyer les permis pour Pâques et la Pentecôte et que l’Allemagne fédérale refuse le droit d’asile aux transfuges de l’Est, conditions que Bonn ne peut accepter mais que Willy Brandt, maire de Berlin, pour ne pas décevoir ses mandats est prêt à discuter. Or Brandt vient d’être élu Président du Parti Social-Démocrate ; il sera en 1965 l’adversaire d’Erhard pour la Chancellerie. Ulbricht se sert de la question des laissez-passer pour dresser les Berlinois contre les gens de Bonn, et mettre Erhard dans la position d’intransigeance et d’immobilisme qu’on reprochait à Adenauer. Les communistes espèrent le succès des Sociaux-démocrates qu’ils ont toujours dupés dans le passé et pour cela voudraient relever la popularité de Brandt aux dépens d’Erhard et des Démocrates-chrétiens : nous étions prêts à accorder aux Berlinois de l’Ouest des laissez-passer, diront-ils ; ce sont les revanchards de Bonn qui nous en empêchent. Votre Maire, lui, aurait été plus compréhensif. On voit le fil.
L’Agriculture Soviétique
Pendant ce temps, on discute agriculture au Kremlin. Rapports, discours, résolutions, des pages de journaux qu’il fallut lire, ce qui au fond en vaut la peine. Car sans le vouloir, les orateurs étalent les tares du système : Ils ne changent pas. Idolâtrie de la science : pour faire pousser du blé, il faut former des agronomes en série et les installer aux champs. Il y en a 583.000 ! Il faut recruter des fonctionnaires pour établir un cadastre afin de pouvoir ensuite classer et analyser les sols. Foi dans la bureaucratie : Créer encore une direction générale pour la « Chimisation » de l’agriculture, etc. Il est bien question d’encourager les paysans au travail, et on leur promet même une retraite et un salaire fixe que beaucoup n’avaient pas, leur travail étant surtout payé en nature. Mais on sent bien que les fonctionnaires de l’agriculture n’ont guère d’illusion : la prochaine récolte n’en sera pas beaucoup meilleure.
Le Nouveau Servage
Voici pourquoi les Soviets persévèrent dans l’erreur. Ce n’est pas par fidélité à l’idéologie. Ils ne s’en soucient que lorsqu’elle les sert. C’est parce que tout leur système financier repose sur l’exploitation du paysan. Sans lui, comme l’industrie est constamment déficitaire, il n’y aurait plus de recettes que sur le papier. La collectivisation de l’agriculture décidée par Staline a permis à l’Etat de se faire livrer les récoltes dont les paysans ne disposent plus. L’Etat leur achète tout et revend les denrées au consommateur de six à treize fois le prix qu’il leur paye. Cela, en 1963, a représenté pour l’Etat, un bénéfice net de 95 milliards de roubles nouveaux. Ce qui couvre toutes les dépenses, armement compris et même une partie du déficit de l’industrie. Au cours du change, plus de 500 milliards de nouveaux francs, en valeur réelle de 100 à 150, ce qui reste énorme. On comprend que malgré les rendements lamentables, les vols organisés, la pénurie dans les villes, les Soviets ne peuvent renoncer à ce droit de servage qu’ils imposent à la paysannerie. Au fait, on pourrait peut-être expliquer cela à nos paysans qui s’apprêtent à voter communiste aux prochaines élections cantonales …
CRITON