Criton – 1964-02-22 – L’Affaire de Chypre

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Le Courrier d’Aix – 1964-02-22 – La Vie Internationale

 

La reconnaissance de la Chine de Pékin par la France, la rupture d’avec Paris décidée par Chang Kai Chek, avaient fait les grands titres de la presse mondiale. L’importance de l’événement s’est trouvée réduite par le refus explicite du Gouvernement d’Hanoï d’envisager une neutralisation des deux Vietnam, la détermination des Américains de poursuivre la lutte et l’assurance donnée par Washington de garantir l’intégrité de la Malaysia en accord avec les Anglais : l’entrevue Hume-Johnson à Washington a confirmé l’entente des deux nations sur deux points sensibles : Chypre et le Sud-Est asiatique.

 

L’Affaire de Chypre

L’affaire de Chypre de localisée qu’elle était jusque-là, a pris un caractère international depuis que, faute d’accord avec Makarios, elle est maintenant sous la juridiction des Nations Unies. La situation est si compliquée qu’on hésite à la décrire. Grecs et Turcs se battent ou plutôt, de part et d’autre, une minorité d’agitateurs impose une lutte sanglante à des populations qui se supporteraient sans eux.

Côté Grec, il y a les Nationalistes qui n’ont pas renoncé au rattachement de l’Île à la Grèce et les Communistes qui, eux, veulent chasser les Anglais des bases militaires qu’ils ont conservées par le Traité de Zurich de 1961. La minorité turque voudrait le partage de l’Île qui les séparerait de la majorité grecque et les placerait sous la protection de la mère patrie toute proche, solution d’ailleurs difficilement praticable et que les Grecs refusent.

 

L’Attitude Réservée de la Grèce et de la Turquie

Comme nous l’avions remarqué au début du conflit, ni la Grèce, ni la Turquie ne désirent intervenir. Le rattachement de l’Île à la Grèce ne soulève plus les masses à Athènes. L’Île serait pour la Grèce, en plein essor économique, un fardeau mal venu. Des hostilités avec la Turquie ruineraient le tourisme, ressource essentielle pour le pays. La Turquie, en posture difficile aussi bien politique qu’économique, redoute des complications supplémentaires qui pourraient la priver de l’appui financier des Etats-Unis indispensable pour surmonter la crise et encore provoquer les menaces de l’U.R.S.S, Sans l’intransigeance de Makarios, l’affaire était donc condamnée à s’éteindre d’elle-même. Mais Makarios ne peut rester en place sans l’appui des Nationalistes et des Communistes qui, bien que frères ennemis s’accordent à rejeter tout compromis qui ne comporterait pas l’assujettissement de la minorité turque, dépouillée de tout pouvoir politique peut-être même éliminée physiquement, et la liquidation des bases britanniques.

Bien que la présence des troupes anglaises ait empêché la guerre civile généralisée, qu’elles soient bien accueillies de la population pacifique, ce sont les bases militaires qui sont le terrible enjeu qui va se débattre à l’0.N.U. Elles sont en effet aussi importantes pour les Anglais que pour les Américains, ce qui explique leur solidarité dans l’affaire. Elles sont indispensables pour assurer l’équilibre des forces dans la Méditerranée orientale et au-delà : empêcher un conflit entre Israël et les Pays Arabes, veiller à la bonne marche des installations pétrolières dans le Moyen-Orient, maintenir l’ouverture du Canal de Suez en cas de chantage de Nasser, servir de point de départ ou d’appui pour les forces appelées à défendre Aden ou, comme on vient de le voir, d’amener rapidement des troupes en Afrique Orientale en cas de troubles. Après Cuba et Zanzibar, les communistes s’installeraient volontiers dans cette troisième île d’importance stratégique.

C’est pourquoi, Anglais et Américains craignent que par le biais de l’O.N.U., l’U.R.S.S. ne se mêle de l’affaire Chypriote. Les Russes ont depuis longtemps noyauté l’Île, 40% des électeurs leur sont acquis. Makarios n’est pas Castro, mais lui renversé après avoir servi comme il se doit, un Castro se trouverait sans peine. Les Soviets, malgré leurs difficultés n’ont pas renoncé à la Méditerranée. La base d’Albanie leur a échappé, Nasser ne leur a pas laissé la disposition d’Alexandrie, reste Chypre. Le débat sera serré.

 

Les Soucis du Chancelier Erhard

Le chancelier Erhard, depuis son accession au pouvoir, a plus de soucis qu’il n’escomptait. Il a dû affronter de Gaulle pendant deux jours, sans en tirer grand-chose, comme prévu. Mais il lui fallait apaiser les sentiments antifrançais de ses partenaires libéraux en sauvant les apparences d’une coopération franco-allemande. De part et d’autre, on a mis tous les soins à leur bonne présentation. Mais il y a de l’autre côté les manœuvres de Pankow qui ne manquent pas d’adresse. Ulbricht avait joué à Noël de la sensibilité des Berlinois de l’Ouest, en leur accordant des laisser-passer pour visiter les leurs à l’Est. Effrayé par l’affluence, il avait refermé le mur et sans doute ne le rouvrira-t-il jamais. Mais il en fait l’offre à deux conditions : qu’on le laisse installer à Berlin-Ouest ses fonctionnaires pour octroyer les permis pour Pâques et la Pentecôte et que l’Allemagne fédérale refuse le droit d’asile aux transfuges de l’Est, conditions que Bonn ne peut accepter mais que Willy Brandt, maire de Berlin, pour ne pas décevoir ses mandats est prêt à discuter. Or Brandt vient d’être élu Président du Parti Social-Démocrate ; il sera en 1965 l’adversaire d’Erhard pour la Chancellerie. Ulbricht se sert de la question des laissez-passer pour dresser les Berlinois contre les gens de Bonn, et mettre Erhard dans la position d’intransigeance et d’immobilisme qu’on reprochait à Adenauer. Les communistes espèrent le succès des Sociaux-démocrates qu’ils ont toujours dupés dans le passé et pour cela voudraient relever la popularité de Brandt aux dépens d’Erhard et des Démocrates-chrétiens : nous étions prêts à accorder aux Berlinois de l’Ouest des laissez-passer, diront-ils ; ce sont les revanchards de Bonn qui nous en empêchent. Votre Maire, lui, aurait été plus compréhensif. On voit le fil.

 

L’Agriculture Soviétique

Pendant ce temps, on discute agriculture au Kremlin. Rapports, discours, résolutions, des pages de journaux qu’il fallut lire, ce qui au fond en vaut la peine. Car sans le vouloir, les orateurs étalent les tares du système : Ils ne changent pas. Idolâtrie de la science : pour faire pousser du blé, il faut former des agronomes en série et les installer aux champs. Il y en a 583.000 ! Il faut recruter des fonctionnaires pour établir un cadastre afin de pouvoir ensuite classer et analyser les sols. Foi dans la bureaucratie : Créer encore une direction générale pour la « Chimisation » de l’agriculture, etc. Il est bien question d’encourager les paysans au travail, et on leur promet même une retraite et un salaire fixe que beaucoup n’avaient pas, leur travail étant surtout payé en nature. Mais on sent bien que les fonctionnaires de l’agriculture n’ont guère d’illusion : la prochaine récolte n’en sera pas beaucoup meilleure.

 

Le Nouveau Servage

Voici pourquoi les Soviets persévèrent dans l’erreur. Ce n’est pas par fidélité à l’idéologie. Ils ne s’en soucient que lorsqu’elle les sert. C’est parce que tout leur système financier repose sur l’exploitation du paysan. Sans lui, comme l’industrie est constamment déficitaire, il n’y aurait plus de recettes que sur le papier. La collectivisation de l’agriculture décidée par Staline a permis à l’Etat de se faire livrer les récoltes dont les paysans ne disposent plus. L’Etat leur achète tout et revend les denrées au consommateur de six à treize fois le prix qu’il leur paye. Cela, en 1963, a représenté pour l’Etat, un bénéfice net de 95 milliards de roubles nouveaux. Ce qui couvre toutes les dépenses, armement compris et même une partie du déficit de l’industrie. Au cours du change, plus de 500 milliards de nouveaux francs, en valeur réelle de 100 à 150, ce qui reste énorme. On comprend que malgré les rendements lamentables, les vols organisés, la pénurie dans les villes, les Soviets ne peuvent renoncer à ce droit de servage qu’ils imposent à la paysannerie. Au fait, on pourrait peut-être expliquer cela à nos paysans qui s’apprêtent à voter communiste aux prochaines élections cantonales …

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1964-02-15 – Réveil de l’Anti-Américanisme

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Le Courrier d’Aix – 1964-02-15 – La Vie Internationale

 

Chou en Laï veut détruire en Afrique la Civilisation Occidentale

A Mogadiscio en Somalie, dernière étape de son voyage africain, Chou en Laï a défini d’un mot sa politique : aider les pays africains comme ceux d’Asie et d’Amérique latine à « rejeter loin en arrière la civilisation occidentale » et de constater qu’il existe en Afrique une « excellente situation révolutionnaire » et d’en décrire  les phases. D’abord obtenir l’indépendance, puis se débarrasser des intérêts étrangers, enfin par étapes instaurer un régime de type chinois : Ben Bella, Sékou Touré, Modibo Keita, suivant le modèle de Castro, sont plus ou moins dans cette voie, les autres suivront.

Les événements qui ensanglantent aujourd’hui l’Afrique Noire à Zanzibar, au Kouilou, au Ruanda Burundi, les révoltes qui n’ont pu être mâtées que par l’intervention britannique au Tanganyika, au Kenya, en Uganda, le glissement du Congo-Brazzaville dans la sphère d’influence communiste, les complots qui couvent partout contre les pouvoirs qui collaborent avec l’Occident, tout justifie les prédictions de Chou en Laï ; la civilisation occidentale recule et dans les cas extrêmes, on revient à l’état précolonial : luttes tribales, règne des sorciers, destructions des missions religieuses et des établissements industriels sous l’impulsion de chefs noirs comme Mulele au Congo ex-belge, armés et financés par les Sino-Soviétiques unis, là du moins, dans une même cause.

Sans doute à Paris, on sacrifierait d’un cœur léger l’Afrique au profit de pays plus intéressants pour l’intérêt national, on ne s’en cache pas. Mesure-t-on ce que représenterait du seul point de vue économique la perte de l’Afrique pour l’Occident au profit de l’autre monde ? L’Afrique du Sud en particulier, du Katanga au Cap ? Nous n’en sommes pas là et même un hôte cher à Chou en Laï, Sékou Touré vient, devant l’effondrement de l’économie guinéenne, d’implorer des Etats-Unis une aide de 30 millions de dollars. Le succès du tour africain du Chinois, en dépit du prestige qui lui a valu la reconnaissance de son régime par la France, a été fort inégal, mais le pied qu’il a pris en Afrique y restera. Et ce continent encore en grande partie primitif est si fragile qu’une poignée d’agitateurs suffit à le bouleverser.

 

Le Réveil de l’Anti-Américanisme

Comme on le pressentait, la Conférence de presse du Général de Gaulle a déterminé dans le Tiers-Monde de profonds remous. La France prenait la tête du neutralisme et l’hostilité aux Américains s’est réveillée partout. Il y avait déjà Panama et Chypre ; Castro à son tour a saisi l’occasion : il a envoyé ses bateaux de pêche se faire prendre dans les eaux de Floride et défié les Etats-Unis en coupant l’eau à la base américaine de Guantanamo. Cuba est le point sensible de l’opinion américaine et tout ce qui y touche peut menacer la paix. On comprend l’irritation de Washington quand ses Alliés rivalisent pour fournir à Castro ce qu’il peut acheter avec le sucre que les Russes ont fini par lui laisser : les Anglais lui vendent des autobus, l’Espagne des bateaux, la France des camions et le blé canadien acheté par les Soviets est détourné pour soulager la disette de l’Île. Les Américains, les témoignages abondent, sont blessés en profondeur. Les conséquences en peuvent être durables. Quand un gouvernement ou son successeur viendra solliciter des crédits pour sa monnaie, une fois de plus en détresse, le Congrès pourrait y mettre son veto.

 

L’Inquiétude en Allemagne Fédérale

Le malaise est aussi profond en Allemagne fédérale. Ici, le point sensible c’est le régime de Pankow. Le Gouvernement français a dû, sur la demande de Bonn, déclarer qu’il considérait la D.D.R. comme un régime fantoche et désavouer publiquement les Parlementaires français qui étaient allés faire leurs amitiés à Ulbricht. Il y aura toutefois trois cents exposants français à la foire de Leipzig. Le Pacte Paris-Bonn a d’étranges lendemains.

 

Les Politiques Successives du Général

L’éditorialiste de l’ « Observer » de Londres a bien résumé les tribulations de la politique du Général. Il y eut d’abord l’Empire, la France des cent millions d’hommes, liquidé dans les circonstances que l’on sait. Il y eut ensuite l’Europe de l’Atlantique à l’Oural unie en face des Anglo-Saxons. Les Russes l’ont méprisée. Puis vint l’Europe, troisième force dans le monde, l’Europe des Etats dominée par la France ; cette Europe-là, ses partenaires ne l’ont pas acceptée. Il y eut alors l’Alliance franco-allemande qui devait contraindre les autres à s’y joindre, Angleterre exclue. Echec complet. Alors voici la France partenaire de la Chine rouge contre les deux Puissances, surtout contre les Etats-Unis ralliant tous ceux qui se veulent non engagés ; les petits contre les grands. Cela s’appelle l’indépendance nationale. Notre auteur croit que ce vaste dessein aura le sort des autres. Beaucoup de Français partagent son avis : voir Cartier dans « Paris-Match ».

 

La Résurrection du Marché Commun

Par un curieux retour des choses, le Marché Commun, ce miraculé quotidien comme l’appelle notre Ministre de l’Agriculture, a repris vie alors qu’en décembre on le croyait moribond. Les Cinq et surtout l’Allemagne fédérale ont compris que sa destruction ferait disparaître le dernier lien qui rattachait la France au camp occidental et que les sacrifices auxquels ils étaient contraints pour le sauver valaient d’être consentis. Malgré « l’intolérable pression » dont a parlé Erhard, on s’est accordé sur les principes de l’Europe Verte et l’on s’efforce de trouver les modalités pratiques de la réaliser. Les derniers colloques de Bruxelles semblent aller vers une conclusion favorable. A l’usage, ce règlement compliqué réserve des surprises et ceux qui y ont gagné des avantages les verront peut-être se retourner contre eux, car les agriculteurs les mieux organisés et équipés prendront toujours le dessus sur leurs concurrents. Mais le fait est là : le Marché Commun a franchi l’étape la plus difficile qui paraissait infranchissable ; la Commission exécutive a affermi son autorité. Nous reconnaissons volontiers que nous n’y croyions pas. Ce succès a le mérite de lier définitivement les politiques économiques des Six et de limiter rigoureusement les initiatives unilatérales de l’un d’eux. Sur ce point au moins, le nationalisme ne saurait prévaloir. C’est beaucoup.

 

Le Chômage dans les Pays de l’Est

On est toujours avare d’informations sur la crise qui secoue l’économie des pays communistes d’Europe. La situation cependant s’est beaucoup aggravée en Pologne ; pour éviter un chômage massif, Gomulka a dû supprimer la plupart des emplois féminins dans les usines et les administrations. L’agriculture est si déficitaire qu’outre les achats de blé aux Etats-Unis, la Pologne vient de passer contrat avec la France pour des livraisons échelonnées sur plusieurs années. Le chômage est aussi très étendu en Bulgarie et chez Tito en Yougoslavie, le chiffre de 300.000 vient d’être atteint. Ce triste record dépasse aussi celui des plus mauvaises années du régime monarchique quand le chômage était universel. Mais tandis que les chômeurs des pays satellites ne peuvent franchir le rideau de fer, ceux de Yougoslavie émigrent avec le consentement des autorités dans les pays qui manquent de main-d’œuvre, en Allemagne fédérale et en Suisse surtout. Un bureau d’émigration a été installé à Dris en Dalmatie : l’ouvrier s’engage à payer en devises étrangères ses taxes et impôts et la subsistance des membres de sa famille demeurée en Yougoslavie. L’Etat y trouve son compte et, rendons-lui hommage, ne s’en cache pas, les principes socialistes dussent-ils en souffrir. Si les travailleurs des autres pays dits socialistes pouvaient le faire, les bureaux de recrutement seraient vite submergés.

 

                                                                                  CRITON

 

 

Criton – 1964-02-08 – La Conférence de Presse du Général

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Le Courrier d’Aix – 1964-02-08 – La Vie Internationale

 

La Conférence de Presse du Général de Gaulle

Pour les observateurs étrangers, la Conférence de presse du Général de Gaulle n’a rien apporté de nouveau et comme l’on était sous le coup de la reconnaissance de Pékin par la France et des répercussions inquiétantes qu’elle peut avoir sur l’équilibre du monde, les commentaires dans les principales capitales ont été sommaires et, à peu près partout, défavorables. Il semble même qu’on se soit accordé ou qu’on ait reçu le conseil d’en minimiser l’importance. On a généralement évité les grands titres.

 

La Qualité de l’Exposé

Néanmoins, cet exposé magistral mérite une étude. C’est toute une pensée politique, une conception du monde aussi qu’on y trouve rassemblées en quelques pages qui en font une sorte de testament, car le présent, le passé et l’avenir y figurent. Par la qualité de l’expression, l’ampleur des vues, cette profession de foi dépasse de loin les déclarations habituelles des Hommes d’Etat où les banalités dominent.

Cet hommage n’interdit pas les critiques, au contraire, encore faut-il qu’elles portent où il convient et ne soient pas, comme on le lit maintenant de tous côtés, des manifestations, si légitimes qu’elles soient, d’hostilité systématique.

 

Faiblesses des Systèmes Politiques

Pour nous, deux observations s’imposent : Comme d’autres personnalités éminentes de l’histoire, le Général de Gaulle s’est fait du monde où il joue son rôle une conception logique, cohérente, dont il a tiré ses principes d’action et qu’il ajuste aux circonstances. Or il en est de ces visions politiques comme de tous les systèmes philosophiques ou économiques. Ils peuvent, à un certain moment, plus ou moins court, embrasser la réalité d’une époque, en donner une explication adéquate, bien que toujours partielle : Et puis, tout bientôt change, l’imprévisible surgit de partout et la pensée même géniale qui s’est attardée à ses principes porte à faux. Les courants profonds lui échappent qu’un observateur modeste saisit.

 

Les Deux Tâches du Monde Occidental

Deux aujourd’hui dominent : un besoin d’union qui se manifeste dans tous les coins du Monde civilisé, union à la fois spirituelle et matérielle, parce qu’il sent que la sphère d’influence de cette civilisation qu’il porte, se rétrécit de jour en jour et qu’il sera bientôt étouffé s’il ne se ressaisit pas dans un commun effort contre la barbarie nouvelle. D’autre part, atténuer l’exaspération du racisme qui caractérise le milieu du siècle et qui met aux prises les communautés qui cohabitaient jusque-là dans une paix relative. Dernières manifestations : Turcs et Grecs à Chypre, Arabes et Noirs à Zanzibar, Flamands et Wallons en Belgique, francophones et anglophones au Canada, rivalités tribales un peu partout en Afrique, problème noir aux Etats-Unis et en Angleterre, Musulmans et Hindous à Calcutta, Juifs et Arabes en Palestine, etc..

Ces deux problèmes devraient dominer toute action politique et unir l’Occident dans un même devoir : préserver en commun son influence civilisatrice et conjuguer son action pour contenir partout où il se peut l’hostilité des races et les obliger, s’il faut, à se tolérer et à collaborer pour mieux vivre. Toute politique sensée et humaine devrait être orientée en priorité vers ce double objectif et le rôle qu’y jouerait la France serait là sa vraie grandeur. Malheureusement, la politique actuelle va exactement en sens contraire et si les hommes responsables n’en ont pas toujours conscience, ils le sentent et cela explique l’hostilité que notre direction suscite.

 

La Reconnaissance du Régime de Pékin

Pour ce qui est de la conjoncture franco-chinoise – outre les difficultés qu’elle va ajouter en Asie à celles que les Anglo-Saxons affrontent déjà et dont  nous subirons et subissons déjà le contrecoup, car nous sommes, bon gré mal gré solidaires – cet appui donné à Pékin repose à notre avis sur une erreur fondamentale. La Chine communiste est tout autre chose que la Chine historique, la reconnaître ne fera que précipiter son agressivité. On ouvre l’écluse au torrent, loin de permettre une négociation, on l’exclut ou tout au moins la rend illusoire : nous venons d’en avoir la preuve à nos dépens.

 

La Reprise des Combats au Laos

Nous avions cru, sur la foi de renseignements qui nous paraissaient plausibles, que les Chinois allaient faire du Laos une zone de paix temporaire pour encourager les éléments neutralistes dans les pays voisins, appuyer ainsi la politique française pour mieux s’implanter ensuite. Or il n’en est rien. Les combats qu’on croyait arrêtés ont repris avec une violence soudaine. Le prince Souvannna Phouma appelle de nouveau à l’aide les pacificateurs qui n’y peuvent rien. La poussée des Chinois vers le Sud profitera de toutes les faiblesses sans le moindre égard pour les compromis diplomatiques auxquels on croit pouvoir les faire consentir. Le reste est littérature.

 

La Surenchère Soviétique

Mieux même, les Russes craignant d’être, si l’on peut dire, débordés à gauche et de perdre leur influence, appuieront, même à leur corps défendant, les ambitions chinoises. En dépit de l’urgent besoin qu’ils ont de s’assurer la collaboration de l’Occident, et ils ne manquent pas de le montrer (la presse russe a publié la lettre de Sir Alec Hume au Kremlin) les Russes devront à intervalles se livrer à des agressions symboliques pour rester dans la ligne du communisme. C’est ainsi qu’ils ont abattu un avion américain en Allemagne orientale, tuant les trois officiers qui l’occupaient, qu’ils menacent d’intervenir à Chypre pour empêcher les troupes de l’O.T.A.N.  d’imposer dans cette malheureuse île, une trève aux communautés en lutte, qu’ils ont assumé ostensiblement la protection de la République populaire de Zanzibar, qu’ils envoient à Brazzaville, dont le nouveau régime paraît leur être favorable, des armes pour soutenir les terroristes du Congo belge. Les Soviets ne peuvent laisser aux Chinois le monopole de la subversion, sous peine de justifier l’accusation de collusion avec l’ « impérialisme ». Ces faits suffisent à montrer la vanité et les dangers d’une politique de prestige dont nous n’avons ni les moyens ni le contrôle et qui ne peut que perturber un monde qui l’est assez déjà.

 

Le Rejet de la Supranationalité

Un autre point de l’exposé du Général n’a pas retenu l’attention : c’est le rejet, une fois de plus, de toute forme de supranationalité, c’est-à-dire d’une Europe où une autorité « composée d’étrangers » sera en mesure d’imposer à un de ses membres une décision qu’il jugerait défavorable. Or la France vient précisément de bénéficier d’une mesure de cet ordre. On sait que notre industrie sidérurgique, en position difficile devant la concurrence étrangère, a demandé au Luxembourg le relèvement des droits de douane qui la protègent. Nos partenaires, Hollande et Italie en particulier s’y opposaient et les six Ministres n’ont pu se mettre d’accord. La Haute Autorité de la Communauté Charbon-Acier, grâce à ses pouvoirs supranationaux, a imposé ce relèvement et bien entendu Paris n’a pas protesté, au contraire.

Cependant, l’éventualité d’une contrainte exercée sur les intérêts propres d’un des Six par la Commission du Marché Commun et qui doit devenir de fait quand l’unanimité des ministres ne sera plus requise, soulève des inquiétudes de la part du Chancelier Erhard. Pour des raisons non pas politiques mais économiques, il rejoint le Général de Gaulle. Il ne craint pas les gouvernants mais les technocrates. Il n’entend pas que ceux de Bruxelles puissent contraindre à leurs vues dirigistes le libéral qu’il est par tempérament, et aussi par souci de l’intérêt allemand. Aussi voudrait-il donner au Parlement européen de Strasbourg des Assises démocratiques fondées sur le suffrage universel et des pouvoirs susceptibles de faire échec aux plans des technocrates. L’idée rejoint celle des fédéralistes. Elle aurait l’avantage de permettre l’entrée de l’Angleterre dans la Communauté, ce que le Général refuse et qu’Erhard souhaite. Il y a de part et d’autre beaucoup d’arrière-pensées. Au lecteur de juger.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1964-02-01 – Tempête après la reconnaissance

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Le Courrier d’Aix – 1964-02-01 – La Vie Internationale

 

La reconnaissance de la Chine communiste par la France a soulevé une tempête. Si tel était le but, il est atteint. Le Monde libre secoué dans ses assises a réagi : l’opinion et les Gouvernements ont pris position.

 

L’Opinion de Walter Lippmann

Aux Etats-Unis, seul un journaliste d’importance, Walter Lippmann, a approuvé la mesure : Elle lève un obstacle insurmontable, dit-il, à un règlement éventuel avec la Chine, bien qu’aucun ne soit en vue.

Les Etats-Unis sont engagés au Vietnam dans une guerre sans issue. Tôt ou tard, il leur faudra en sortir, et ce n’est possible qu’en accord avec Pékin.

 

La Paix au Laos

Cela implique la neutralisation des trois pays en cause : Sud-Vietnam, Cambodge, Laos. Il est probable en effet que, pour obtenir le départ des Américains, la Chine accepterait pour un temps une telle neutralisation. La manœuvre est déjà engagée au Laos où les Etats-Unis n’ont pas de troupes. Comme par enchantement, les trois factions laotiennes se mettent d’accord. Le Pathet Lao communiste cesse de combattre le Gouvernement légal de Souvannna Phouma. L’armée du général Cong Lee arrête les combats, ce qui d’ailleurs ne change pas grand-chose car les hostilités étaient plutôt théoriques qu’effectives, mais la nouvelle se répandra parmi les populations de Cochinchine, qui elles souffrent d’une guerre cruelle. D’où difficultés supplémentaires pour les généraux de Saïgon et l’Etat-Major des U.S.A.

 

Les Objectifs de Pékin

L’avantage pour Pékin est considérable : les Américains partis, toute l’Asie du Sud-Est subira sa domination sans qu’il y ait annexion ou invasion, par étapes lentes et invisibles, par persuasion. Nous l’avons dit lors de l’attaque chinoise contre l’Inde. La Chine vise à s’installer sur le Golfe du Bengale. Militairement elle l’aurait pu, car l’armée hindoue était inconsistante mais c’était provoquer une riposte anglo-américaine au secours de Nehru avec le consentement de Moscou : la situation n’était pas mûre. Les Chinois ont alors choisi la voie diplomatique : à l’Ouest, ce fut l’Accord avec le Pakistan dont la province orientale sépare presque complètement l’Inde péninsulaire du Golfe, A l’Est, grâce à l’appui de la France, l’infiltration jusqu’au Golfe du Siam prendra comme dans une pince la Thaïlande et la Birmanie. L’opération demandera beaucoup de temps et de patience. Les Chinois n’en manquent pas. Ils ont réussi à tromper la diplomatie française en exigeant la rupture de la France avec Formose, après avoir paru accepter la coexistence des deux Chines, en fait sinon en droit. Grâce à cette manœuvre d’une loyauté douteuse, ils tirent tout le bénéfice de la démarche française, sans rien concéder en retour.

 

L’indignation des Etats-Unis

Si, comme le croit Lippmann, l’opération peut permettre aux Etats-Unis de se dégager plus tard d’une impasse, pour l’heure, cette rupture fracassante de la solidarité occidentale est un coup dur, une trahison morale qui peut exalter toutes les haines que leur prospérité et leur puissance et aussi leurs erreurs ont nourries. Le cas Lippmann est isolé. Il le fut d’ailleurs souvent. Au contraire, l’opinion américaine très émotive s’est soulevée contre la décision du Général de Gaulle. En quelques jours, appuyés par quelques 2 millions de signatures, un nombre considérable de hautes personnalités ont lancé un appel au peuple français pour manifester leur désapprobation au nom de l’amitié séculaire qui lie les deux nations. Nul doute que la grande majorité des Américains y souscrive.

Les conséquences pour notre prestige et nos intérêts sont incalculables. Combien de marchés vont se fermer aux exportations françaises à la satisfaction de concurrents aux aguets. Au Sud-Vietnam d’abord, elles vont être immédiatement bloquées, ce qui représente à soi seul bien plus qu’un problématique commerce avec la Chine et dans toute cette partie du monde, de l’Inde à l’Australie, de la Nouvelle-Zélande à Formose et jusqu’au Japon, des pressions s’exerceront pour nous enlever la préférence. Même en Algérie où des compagnies américaines jusque-là réticentes négocient avec Ben Bella pour se substituer aux nôtres quand les concessions vont arriver à expiration. Dans l’état présent de notre balance commerciale, il en faudra peu pour l’obérer dangereusement. Ce n’est pas dans une tournée d’honneur en Amérique latine qui ne s’intéresse qu’aux crédits qu’on peut trouver une compensation. Encore moins à Moscou où comme on le suppose le coup de main à la Chine n’a pas été goûté.

 

L’Inquiétude en Allemagne Fédérale

Mais c’est en Allemagne Fédérale que l’inquiétude est la plus vive, et cela pour deux raisons : Bonn, grâce à la politique adroite d’Erhard est dans une position économique excellente, tandis que la France et l’Italie luttent contre l’inflation sans garantie de succès. La situation prépondérante de l’Allemagne en Europe, économiquement et militairement, ne poussera-t-elle pas le Général de Gaulle à reconnaître le régime de Pankow comme il vient de le faire pour la Chine ? Certains rappels de la défaite de 1945 le font craindre. D’autre part, les Etats-Unis qui avaient espéré dans une Europe Unie, comme un partenaire loyal de la Communauté Atlantique et l’avaient encouragée, voient avec désespoir revivre cette Europe dite des patries qui est pour eux le panier de crabes dont les démêlés leur ont valu de verser leur sang dans deux guerres. Ne vont-ils pas abandonner une fois pour toutes aux Russes l’Empire qu’ils se sont constitué en Europe ? La division de l’Allemagne serait alors définitive et ce serait peut-être un jour la D.D.R. qui absorberait l’Allemagne et aussi le reste de l’Europe à la faveur d’un renversement politique. Cependant, Erhard viendra à Paris et y fera bon visage. Tout le monde à Rome comme à Bruxelles et à Londres s’accorde pour laisser passer l’orage. Comme l’a dit Erhard à Saint-Gall en Suisse : « L’omnipotence est toujours insensée, brutale et périlleuse, et en fin de compte, stupide ». Plus tard, on pourra réaliser une Europe « ouverte et démocratique » selon la formule adoptée à Rome par Erhard et Moro.

 

Les Mutineries en Afrique Orientale

Tout cela ne doit pas nous faire oublier l’Afrique Noire, théâtre ces jours-ci d’événements saisissants et rapides. A Zanzibar, en moins de rien, les Noirs révoltés ont massacré les Arabes et proclamé une République populaire. Leur chef, O Kelko  ( ?) s’est promus maréchal. C’est un sorcier qui a fait ses armes chez les Mao-Mao. Les ministres Hanga et Babu les ont faites à Pékin et chez Fidel. Les Chinois ont déjà une ambassade et une nombreuse délégation et Moscou, pour n’être pas en reste, prend ce nouveau Cuba sous sa protection.

Au Tanganyika, en Ouganda, au Kenya ont éclaté simultanément des révoltes militaires. On devine que cette synchronisation n’a rien de spontané. Les trois chefs d’Etat : Nyerere, Obote et Kenyatta, pris de court et de panique, ont appelé les Anglais au secours et ceux-ci ont avec leur sang-froid coutumier rétabli l’ordre en un tournemain. Par contre, au Ruanda Urundi, ex-territoire belge, et au Congo même, massacres et pillages s’enchaînent. Chou en Laï entre temps, continue sa tournée en Afrique noire et y installe ses hommes. Au Congo, c’est un ancien ministre de Gizenka qui sème la terreur. En Angola, nous avons entendu à la radio de Beromunster, le chef de la rébellion Holden Roberto, exposer en un français volubile que, quoique pro-occidental, il s’adressait aux Chinois pour obtenir les armes que les puissances Atlantiques ne voulaient pas lui fournir. Ce sont les Chinois qui installent à Mogadiscio, en Somalie, un puissant émetteur radio. Au Cameroun, ils entretiennent le terrorisme. Ils sont partout en concurrence avec les Russes qui, pour n’être pas en reste, arment, diffusent, intriguent. Entre les deux, les pistoleros de Castro se chargent du coup de feu, et c’est Jomo Kenyatta, le chef de Mao-Mao, ex-prisonnier des Anglais devenu Premier ministre du Kenya, qui pour sauver son pouvoir appelle les troupes britanniques à son aide.

Combien de pauvres noirs doivent dire comme ce chômeur algérien : « C’est bientôt fini l’indépendance ? ».

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1964-01-25 – La France vue d’ailleurs

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Le Courrier d’Aix – 1964-01-25 – La Vie Internationale

 

 

En méditant sur les graves événements diplomatiques qui se déroulent en ce moment, nous constations qu’il n’a jamais été plus difficile d’en saisir le sens : submergé par le flot des propagandes, des discours d’Hommes d’Etat, des statistiques tendancieuses, des commentaires intéressés ou inspirés, dans la presse et la radio, on s’aperçoit que la réalité qu’on parvient à dégager est si différente de ce qu’on lit ou entend qu’elle fait figure de paradoxe. Il y a cependant des réactions qui ne trompent pas : A titre personnel ou de rédacteur de ce journal, nous recevions de l’étranger une masse de documents rédigés par des amis de la France, aussi bien des pays anglo-saxons que des autres, parfois plus ardemment francophiles que les Français eux-mêmes. Une à une depuis un an ces voix se sont tues. Ce silence en dit assez sur le sentiment qui règne à l’extérieur sur notre politique.

 

Le Premier Canadien à Paris

Le Canada d’abord. M. Lester Pearson est venu à Paris, et si l’on en croyait les déclarations officielles, ce  serait pour se congratuler des excellentes relations entre les deux pays et pour rechercher les moyens de les développer. En réalité, le Premier Canadien venait pour tenter de mettre fin à l’appui donné par la France aux séparatistes québécois qui menacent l’unité de l’Etat fédéral. Or, la France, pour réaliser sa force de frappe atomique, n’a pas assez d’uranium. Au Canada, il abonde et pour l’heure se vend mal. Mais les Etats-Unis ont rappelé à M. Pearson qu’il s’était engagé à ne livrer la matière fissile que s’il obtenait l’assurance qu’elle ne serait employée qu’à des fins pacifiques et non à la production de bombes. Il y a aussi le pétrole : Sachant que le pétrole saharien, tôt ou tard, lui échappera, le Gouvernement français vient d’acheter les actions d’une Société pétrolière canadienne et cherche à s’assurer dans le vaste réservoir canadien d’autres sources de ce carburant. Encore faut-il que les autorités y consentent. M. Pearson n’a pas manqué d’affirmer que la solidarité atlantique, c’est-à-dire la collaboration entre les deux Continents, était la condition fondamentale du développement des échanges de toute nature. Il est trop bon diplomate pour ajouter que ce n’est pas précisément le cas.

 

Le Président Segni à Washington

C’est à peine si l’on a fait mention en France du voyage du président italien Segni, accompagné du Ministre des Affaires étrangères Saragat, aux Etats-Unis. Le président Segni a peu ou point de pouvoirs, mais c’est une grande figure morale : ses paroles ont du poids et son influence sur la vie politique italienne et même sur la scène internationale est beaucoup plus étendue qu’il ne paraît. C’est exactement le type d’homme qu’il faudrait à la France quand les temps seront venus. Aux Etats-Unis, il a été reçu avec une extrême cordialité et il ne s’est pas contenté d’échanger les banalités d’usage. Devant le Congrès américain réuni pour l’accueillir, il a donné l’assurance de la solidarité italienne, ce qui était une condamnation implicite de la politique française :

« Rien ne doit nous détacher des Etats-Unis ; pour arriver à une Communauté Atlantique, il faut réaliser au plus vite le partnership atlantique, constituer au sein de l’Alliance une Europe unie profondément liée aux Etats-Unis, seule cette alliance a le poids nécessaire pour imposer le dialogue avec le Monde communiste. »

Le communiqué d’usage mentionne en outre l’adhésion de l’Italie à la force atomique navale multilatérale, comme le chancelier Erhard l’avait précédemment fait et presque dans les mêmes termes lors de sa visite à Washington, l’alliance avec les Etats-Unis est la condition de tout engagement politique. La soi-disant indépendance nationale est un danger pour tous.

 

Un Anglais, Secrétaire du Conseil de l’Europe

Depuis la fameuse conférence de presse de l’Élysée du 14 janvier 1963 où les Anglais étaient exclus du Marché Commun, tous nos partenaires se sont prononcés sans ambigüité sur la nécessité de les y inclure, alors qu’à ce moment, sans le veto français, ils auraient été embarrassés de le faire. Aujourd’hui, personne ne conçoit plus l’Europe sans l’Angleterre, si bien que mercredi dernier, l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe réunie à Strasbourg, a élu Secrétaire Perpétuel Peter Smithers, député anglais, sous-secrétaire d’Etat dans le Cabinet Douglas Home. Erhard à Londres a été plus loin : « Parler de continent européen est une réminiscence non une réalité politique. L’Europe sans l’Angleterre est un corps sans tête ». Tour à tour, Segni et Saragat, le belge Spaak et le hollandais Luns ont fait des déclarations analogues. Le discours de l’Élysée a eu, comme d’ordinaire, le résultat exactement opposé au but recherché. Les Anglais n’en espéraient pas tant.

 

La Tension Franco-Allemande

Autre fâcheux anniversaire : le Pacte franco-allemand qui, loin de rapprocher les deux peuples, a ruiné quinze ans d’efforts pour y parvenir. La tension des relations franco-allemandes inquiète les hommes politiques de Bonn, particulièrement les Démocrates-chrétiens. L’ami d’Adenauer, le Dr Krone a été dépêché à Paris sitôt après que la Commission des Affaires étrangères du Bundestag eût pris connaissance d’une note française à propos de l’Affaire Argoud où il était rappelé « la responsabilité de l’Allemagne dans la dernière guerre et sa condition de pays vaincu ». Erhard a dû, en personne, calmer les députés et les inviter à la prudence. Si nous avons bonne mémoire, ne fut-il pas un jour où le Général de Gaulle en visite à Bonn rappelait complaisamment ses origines allemandes …. Il est vrai que nous en avons entendu d’autres. M. Saragat, Ministre des Affaires étrangères italien, a eu à Washington ce mot lapidaire et pénétrant : « De Gaulle est un destructeur ». Ce qui n’empêchera pas ces Messieurs de venir bientôt à Paris en visite officielle et de célébrer leur amitié.

 

La Reconnaissance de Pékin

La reconnaissance diplomatique de la Chine de Pékin par la France qui va nous être annoncée officiellement a achevé, s’il en était besoin, l’isolement de la France. Ce n’est plus seulement de la défiance, c’est une véritable coalition hostile qui s’est formée ; au mépris des termes du fameux traité, le Gouvernement allemand n’a pas été consulté, pas plus que les autres Alliés de l’O.T.A.N. Mais les Américains y ont gagné, ce qu’ils n’espéraient plus : un resserrement de leurs liens avec le reste de l’Europe comme Segni et Erhard l’ont manifesté à Washington. Cela contribuera même à rapprocher davantage les Soviets des Etats-Unis. Les discours de Krouchtchev et en particulier le dernier devant Castro à Kalinine ne signifient rien que la mauvaise humeur d’un homme mis en présence lui aussi de ses échecs.

Les Soviets se trouvent pris entre deux attitudes : l’une oratoire où le verbiage révolutionnaire se fera d’autant plus agressif qu’il sera impuissant et une politique réaliste qui les obligera à s’aligner sur l’Occident, car l’Europe ne commence pas à l’Oural mais à Vladivostok. Les preuves ne manquent pas. Hier paraissait dans la presse russe une note qui appelait à la vigilance les garde-frontières du Kazakhstan et au renforcement des milices contre les infiltrations chinoises le long des 2.000 kilomètres de confins qui séparent cette province russe de la Chine. Les incidents se sont récemment multipliés et à Alma-Ata, la capitale, il règne une certaine inquiétude.

 

La Chine et les Chinois

La propagande prochinoise bat son plein sur nos ondes : il est bon de connaître d’autres témoignages que ceux des voyages à gage : nous lisions avec grand intérêt le reportage d’un correspondant italien, G. Piazzesi, qui vient de faire le tour de l’Asie du Sud-Est, et terminant sa visite à Kuala Lumpur en Malaisie notait ceci :

« Les Chinois n’ont pas de conviction ou de passion politique qui puisse leur rendre intolérable tel ou tel genre de vie. Ils acceptent la règle de n’importe quel jeu comme s’il s’agissait d’une partie de cartes. Leur but et leur plaisir est de gagner. Il n’y aurait rien d’étonnant que ces mêmes usuriers inexorables, ces mêmes commerçants habiles, de même que ces financiers et agents de change – il s’agit des Chinois de Singapour –  engagés à fond dans le jeu capitaliste s’emploient demain avec la même ardeur dans le jeu du communisme »,

Remarque qui touche le fond du problème : Tandis que l’impérialisme russe devenu communiste a échoué, sous l’effet des mêmes défauts du peuple russe qui ont ruiné le tsarisme, le communisme peut réussir en se servant des qualités du Chinois que l’Empire du Milieu naguère n’avait su utiliser. L’impérialisme chinois s’attaquera d’abord aux points faibles, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique Noire ; les morceaux de résistance viendront après. Mao doit être heureux d’avoir trouvé un allié.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1964-01-18 – Russes, Chinois, Américains

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Le Courrier d’Aix – 1964-01-18 – La Vie Internationale

 

Les Relations Russo-Américaines et le Conflit avec la Chine

Le développement fondamental de l’histoire contemporaine au regard duquel tout le reste n’est qu’épisode, est le rapprochement russo-américain et le conflit russo-chinois, l’un et l’autre en étroite relation. L’étape présente est bien illustrée par deux faits : Les « Izvestia » publient entièrement le message du président Johnson sur l’État de l’Union : les Chinois établissent à Vienne leur centre de propagande antisoviétique. Il paraît aussi – mais cela demande confirmation – que le nouveau Parti italien d’union prolétarienne fondé par Vecchietti à la suite de la scission du Parti socialiste de Nenni, entre dans le Gouvernement Moro, est subventionné par la Chine et qu’il se situerait à la gauche du Parti communiste italien demeuré fidèle à Moscou. Enfin, le dernier discours de Chou en Laï prononcé à Tirana accuse pour la première fois explicitement les dirigeants soviétiques de suivre une politique égoïste de grande puissance exploitant à leur profit les pays qu’ils ont soumis, trahissant ainsi la cause des petites nations. La lutte ouverte entre les deux communismes s’étend à l’ensemble du monde. Il est significatif que Fidel Castro vienne d’être pour la seconde fois emmené à Moscou par l’ami de Krouchtchev, Podgorny pour être mis en demeure de choisir entre l’aide soviétique et l’appui de Pékin, choix que Castro a cherché jusqu’ici à éluder. Il se pourrait qu’à plus ou moins longue échéance, les Soviets abandonnent Cuba qui leur coûte trop cher, si les Américains leur offrent une contrepartie satisfaisante, et Castro sans doute ne l’ignore pas.

 

La Crise de l’Économie Soviétique

La grande offensive politico-diplomatique des Chinois survient à un moment particulièrement difficile pour les Russes. La description que nous en donnions l’autre jour se trouve confirmée d’une façon assez inattendue : c’est le service secret américain, la C.I.A. qui vient de publier un rapport sur l’économie soviétique, fait sans précédent, confirmé en surplus par un membre du Gouvernement américain, M. George Ball : « Krouchtchev a vécu sur son capital, sur les réserves d’or accumulées ; mais maintenant tout cela est fini : le peuple russe est parvenu à un point incompressible pour ce qui est de son niveau de vie.

La Russie a improvisé des solutions temporaires en vivant sur des fonds empruntés. En dépit de cela, l’expansion russe a constamment fléchi depuis 1958. De telles pratiques ajoutées à des récoltes désastreuses ont acculé la Russie à la situation actuelle. Les dirigeants sont contraints à de graves décisions ». Et comme leurs réserves d’or, d’après la C.I.A. sont beaucoup plus faibles qu’on le croyait en Occident, les Russes se trouvent dans l’obligation de demander des crédits aux pays capitalistes. Tel est l’essentiel du rapport. Il ne nous apprend rien. Espérons qu’il éclairera ceux qui nous ont donné sur l’économie des Soviets des volumes si manifestement égarés par des statistiques trompeuses.

 

La France et la Chine

Les difficultés de la Chine ne sont pas moindres mais pour le moment du moins, après l’abîme où l’avait plongée la grande détresse des années 60-62, les autorités ont repris le dessus  et surtout à la différence du Russe, le peuple Chinois semble toujours « compressible ». La croisade africaine de Chou en Laï se poursuit et profite d’une publicité à laquelle la diplomatie française a largement contribué. La longue interview de M. Edgar Faure rapportée par « Le Figaro » a fait du bruit, et les Américains ont été irrités des intentions françaises de reconnaître le régime de Pékin. Chou en Laï de son côté s’est montré très réservé quand des reporters français l’ont sollicité de venir à Paris raviver leurs souvenirs d’étudiants. Les Chinois recevront volontiers nos machines et nos crédits, mais ils préfèreraient que ces échanges avec un pays capitaliste soient entourés de plus de discrétion au moment où ils appellent les peuples de couleur à la révolte contre l’ « Impérialisme ». Ils n’en apprécient pas moins l’activité de nos diplomates en Asie du Sud-Est qui, à un moment critique pour les Etats-Unis, apportent à l’infiltration chinoise un renfort appréciable.

 

Les Difficultés Occidentales en Asie du Sud-Est

En effet, malgré la chute de Diem, la guérilla communiste au Sud Vietnam marque plutôt des succès. Le Laos est pratiquement perdu pour l’Occident et si les Chinois s’y sentaient encouragés, ils n’auraient que peu à faire pour s’emparer du pays. Toute la péninsule, Vietnam, Cambodge, Thaïlande et même la Malaisie et la Birmanie, seraient peu à  peu, sinon conquises, du moins désagrégées. Pour les Anglais et les Américains, la situation est préoccupante. Les Etats-Unis ont dû envoyer dans l’Océan Indien leur septième flotte. Les Anglais renforcent la Malaisie menacée à la fois par la propagande chinoise et les provocations de Soekarno. On conçoit que la politique française ajoute à leurs soucis. Les réactions cependant ne manquent pas. Le nouveau régime de Saïgon refuse d’agréer le nouvel ambassadeur désigné par Paris. Des manifestants ont à Saïgon même conspué notre Chef de l’Etat. L’Australie conteste à nos avions le droit de faire escale à Sydney. La Nouvelle-Zélande proteste avec l’Australie contre l’installation de notre nouvelle base d’essais atomiques dans le Pacifique. L’Inde et la Thaïlande s’irritent de notre politique chinoise. Tchang Kaï Chek nous envoie des notes amères. Dans toute l’Asie du Sud-Est, Cambodge excepté, nos intérêts commerciaux sont en péril. Il ne semble pas que l’opinion en France s’en émeuve. Le véritable opium du peuple, c’est un nationalisme agressif qui se fait toujours applaudir. N’est-il pas évident que la caution offerte à Mao Tse Tung lui donne une autorité impressionnante dans cette Afrique Noire que son second est en train de visiter. Dans ce continent fragile et turbulent, il n’en faut pas plus pour créer un mouvement de foule. Une fois les hommes de Pékin au pouvoir, ils ne se laisseront pas déloger, et les intérêts du Monde libre, à commencer par les nôtres, seront anéantis sans délai ni compensation.

 

Les Émeutes de Panama

Les avertissements cependant ne manquent pas. En deux nouveaux points du monde, des incidents sérieux montrent la vulnérabilité de l’Occident. A Panama d’abord. Le Canal tenu par les Etats-Unis est pour quelques années encore d’importance vitale. Il leur est indispensable de le conserver. Ils ont commis là-bas leurs maladresses habituelles. Mais eussent-ils été plus adroits, ils n’en demeureraient pas moins attaqués. Cette zone du Canal de Panama est peut-être le point du monde où les agitateurs et les espions ont le plus de repaires. Tous les ennemis des U.S.A. y ont successivement fait leur siège. Japonais, Allemands naguère, Russes, Chinois, Castristes depuis et les Panaméens sont faciles à échauffer. L’émeute d’hier est une revanche que cherchaient les castristes à leur défaite électorale au Vénézuela en décembre. Kennedy, grâce à la légende qui l’entourait, n’offrait pas une occasion favorable. Johnson lui, vient à peine de s’affirmer : le moment est opportun pour l’empêcher de relancer l’Alliance pour le progrès et le compromettre aux yeux des latino-américains. De la façon dont il surmontera l’épreuve, on jugera de ses capacités politiques. Nous pensons qu’il s’en tirera honorablement.

 

Le Coup d’État à Zanzibar

Enfin Zanzibar. Née il y a un mois à peine, la nouvelle République africaine s’offre son premier coup d’Etat. Les Anglais qui lui avaient accordé l’indépendance ne se faisaient pas d’illusion sur son destin. L’oligarchie arabe, descendante des anciens esclavagistes, a été renversée par les descendants des anciens esclaves, c’est-à-dire les Noirs. Faut-il ajouter que les nouveaux maîtres ont avec le communisme d’étroites relations. Sur le continent proche, le Tanganyika, indépendant lui aussi de fraîche date, les communistes tiennent une place forte. Dar-es-Salam où s’entraînent sous couleur de panafricanisme les agitateurs destinés aux colonies portugaises et à l’Afrique du Sud, Américains et Anglais évacuent ces îles. Un nouveau Cuba surgit en Afrique. L’Algérie, pour le moment au moins, en est une déjà.

 

L’Algérie s’arme

Tandis que les chômeurs manifestent à Oran, Ben Bella construit cinq nouvelles bases militaires aériennes – s’ajoutant à celles que nous lui avons laissées – à Zeunta, Paul-Cazelles, Marnie Ouakda et Biskra exactement, plus une puissante unité de radars à La Calle, près de la frontière tunisienne. La zone de La Calle a été déclarée zone militaire interdite aux civils ; à Oran viennent d’arriver deux plateformes de lancement de fusées venant d’Egypte, 3.000 instructeurs égyptiens entraînent l’armée algérienne et le matériel d’équipement des bases a été acheté par l’Algérie à des firmes françaises … On se doute avec quels fonds. On comprend que Bourguiba et Hassan II ne soient pas très rassurés et qu’ils s’efforcent de multiplier les avances à leur inquiétant voisin, que ce soit à Bizerte hier ou au Caire en ce moment.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1964-01-11 – Pèlerinage du Pape en Terre Sainte

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Le Courrier d’Aix – 1964-01-11 – La Vie Internationale

 

Le Pèlerinage du Souverain Pontife

Il est difficile de parler aujourd’hui d’autre chose que du pèlerinage du Souverain Pontife en Terre Sainte. Difficile aussi d’ajouter aux nombreux commentaires que cet événement historique a suscités. Dans l’ordre spirituel, ce voyage répondait aux espoirs de tous les hommes au moment où l’aspiration à la paix et à la concorde s’exprime partout avec une force si pressante que tous les hommes d’Etat doivent en tenir compte ; même les Chinois se rallient au moins verbalement à la coexistence pacifique et Krouchtchev dans une longue déclaration cherche par de subtils détours à capitaliser à son profit ce courant d’opinion impérieux. Les paroles du Saint-Père ne peuvent que le rendre plus agissant encore.

 

L’Aspect Politique

Dans l’ordre politique, cette manifestation religieuse ne pouvait manquer d’avoir des incidences. Le Pape a été reçu officiellement en Jordanie arabe par son Roi et en Palestine juive par le Chef de l’Etat, ce qui implique la reconnaissance des deux souverainetés qui, par leur consentement actif au pèlerinage admettent implicitement leur coexistence, ce qui jusqu’ici, du côté arabe n’était pas le cas. C’est un acte politique courageux de la part du roi Hussein auquel Nasser même n’a pas osé s’opposer. Malgré les réserves qu’il est obligé de faire comme Souverain arabe, le roi Hussein sait que l’existence d’Israël garantit en quelque sorte sa propre existence, et que l’éventuelle destruction de l’Etat juif, avec la constitution d’un Etat palestinien arabe qui suivrait, condamnerait la Jordanie à disparaître. L’accueil tumultueux mais chaleureux des populations arabes au Saint-Père montre au surplus que les peuples ne nourrissent pas entre eux la même hostilité que les politiciens qui les mènent.

 

Les Motifs de ce Rapprochement

Cet évènement capital mérite quelque examen. Il n’y a pas en effet que des mobiles religieux à cette réconciliation. L’Église orthodoxe s’est trouvée depuis l’avènement du communisme russe et l’indépendance des pays naguère soumis à l’Empire Ottoman en Proche-Orient, dans une situation diminuée, même précaire. Les communautés derrière le rideau de fer vivent soit dans une semi-clandestinité soumis à des persécutions comme en Roumanie, soit dans l’obédience forcée au pouvoir comme en U.R.S.S. Il en est de même en Egypte où le patriarche d’Alexandrie et ses fidèles sont tout juste tolérés par Nasser. Sauf au Liban où règne une certaine liberté religieuse, l’orthodoxie vit péniblement dans les autres pays arabes. Les ressources sont minimes, tant matérielles que morales. Seule l’Eglise grecque a conservé son pouvoir, ses richesses et son éclat, et c’est pourquoi elle s’est si vivement opposée au geste du patriarche de Constantinople. Liées à Rome, les Églises opprimées trouveront un appui puissant et des moyens de résistance et d’évangélisation qu’elles avaient perdus. En outre, beaucoup de difficultés d’ordre religieux ont été aplanies par avance par les décisions prises par le Concile œcuménique de Rome, en particulier par la promotion des évêques à une autorité personnelle qui place le Pape dans la situation de primus inter pares et non plus d’autorité absolue, condition indispensable à la réunification des Eglises dans le cadre des patriarcats.

 

La Réaction des Pays Communistes

On attendait avec curiosité la réaction des autorités communistes. Krouchtchev a adopté une attitude de stricte neutralité, et Tito a implicitement donné son approbation. Là aussi des sondages préalables avaient éclairci la situation. Sur les mobiles de ces dispositions, on ne peut faire que des conjectures. Les Soviets voient sans doute dans le rapprochement de l’orthodoxie slave avec Rome un éventuel affaiblissement de la conscience religieuse russe qui perdrait son caractère proprement national, ce qui pourrait provoquer des hésitations dans l’esprit des fidèles. Ils comptent aussi sur la possibilité de se servir, comme ils l’ont fait lors de la visite d’Adjoubei au Vatican, de la diplomatie pontificale pour agir en faveur des Partis communistes dans les pays libres, particulièrement en Italie à l’occasion des élections. Pour Tito, les mobiles sont plus clairs : la Yougoslavie est divisée en ethnies rivales, serbes, croates, slovènes où le particularisme religieux entretient les animosités. L’unification avec Rome renforcerait grandement l’unité nationale que la disparition du dictateur pourrait remettre en cause. On voit à la lumière de ces considérations que le pèlerinage de Paul VI était essentiellement l’aboutissement et la consécration d’une approche minutieuse dont les délibérations successives du Concile ont marqué les étapes. Le chemin qui reste à faire est encore considérable, mais les obstacles majeurs sont levés. D’ailleurs, après la fin du schisme d’Orient, on verra le même travail, déjà amorcé par la réunion récente d’une Commission d’études en Angleterre, se poursuivre au sein de l’Eglise protestante anglicane. Mais là, la réunification sera œuvre de longue haleine.

 

La Nouvelle Vieille Europe

Mais revenons à nos affaires : Dans un intéressant article qu’un commentateur américain Don Cook intitule : « L’émergence d’une nouvelle vieille Europe », l’auteur souligne que, malgré le compromis obtenu à Bruxelles sur la politique agricole commune, le nationalisme a pris le pas sur l’unification européenne. « L’esprit, dit-il, n’est plus, le nationalisme revient en scène ». L’Allemagne a sa politique propre, tout autant que la France. La visite d’Erhard aux Etats-Unis l’a bien montré. L’acte qui a brisé l’esprit européen, c’est le veto à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun prononcé le 14 janvier dernier par la France, et les hommes qui ont cherché à bâtir l’Europe ne sont plus ou ont quitté le pouvoir. Le général de Gaulle, dit Don Cook n’en fut jamais un. Il reconnait d’ailleurs que cette rupture, ce retour au nationalisme n’est pas le seul fait de la France. Cela était inscrit dans l’évolution même des intérêts propres des nations en cause, l’évolution économique en particulier. Nous avons toujours pensé pour notre part que le Marché Commun ne résisterait pas aux heurts inévitables après l’euphorie expansionniste des années cinquante. Il n’est plus aujourd’hui qu’une fiction, une façade administrative minée par toutes sortes de détours, de clauses de sauvegarde et de circuits compliqués. Ce qui est plus grave que des zizanies d’ordre commercial, c’est l’état des relations franco-allemandes, ces frictions bien illustrées par l’Affaire Argoud, ce retour aux suspicions séculaires. Sans doute, les responsabilités sont partagées, mais cette réconciliation franco-allemande était si importante pour l’avenir du monde qu’il était primordial de ne rien faire pour la compromettre surtout pour de mesquines raisons. Tout se passe comme s’il y avait du côté de la diplomatie française une irrésistible passion à détruire pour un vain prestige tous les liens de coopération que l’intérêt du Monde libre commande : que ce soit en Asie du Sud-Est ou à Berlin en ce moment, c’est toujours la même main qui s’exerce, qui contrecarre, qui s’oppose où la solidarité devrait jouer.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1964-01-04 – Une Ère Nouvelle

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Le Courrier d’Aix – 1964-01-04 – La Vie Internationale

 

L’année nouvelle s’ouvre : une ère nouvelle, serait-on tenté de dire, car 1963 a beaucoup modifié l’aspect des choses internationales, non seulement matérielles mais spirituelles. Et puisque c’est l’heure des espérances on est sérieusement fondé à en formuler.

 

Effacements des Problèmes Militaires

On voit d’abord que les problèmes militaires ont perdu de leur acuité. Walter Lippmann le constatait à propos de la récente réunion du Conseil de l’O.T.A.N. On en a discuté sans passion : « Les énigmes de la bureaucratie militaire, disait-il, n’intéressent plus guère qu’elle ». Sauf chez nous, on se préoccupe plutôt d’économiser sur la défense, les Américains les premiers. A peine plus d’un an après l’affaire de Cuba, c’est là un signe favorable qui reflète l’assurance dans le maintien de la paix. Les questions d’armement comme celle de la force multilatérale, discutée en ce moment par Johnson et Erhard, sont plus politiques et économiques que militaires, et cela non seulement parce qu’on ne croit plus à quelque coup de force de l’Est, mais aussi parce que dans l’ensemble du monde, à des degrés divers sans doute, le recours aux armes n’est plus considéré comme l’unique solution aux différends qui subsistent un peu partout.

 

Les Événements de Chypre

La crise qui vient d’éclater à Chypre illustre bien ce sentiment. Il n’y a pas longtemps, les bagarres qui ensanglantaient l’île au auraient fait craindre un conflit entre la Grèce et la Turquie. Or, de part et d’autre on s’est efforcé de se rassurer ; l’intervention des Anglais contre lesquels les Chypriotes grecs s’étaient si durement battus a été accueillie avec soulagement par les deux responsables des communautés hostiles, l’archevêque Makarios et le Dr Kutchuk. Athènes et Ankara ont bien échangé des accusations réciproques, mais plutôt pour la forme. Ni l’une, ni l’autre capitale n’ont parlé d’intervenir, tout au contraire, et les manifestations chauvines des deux côtés n’ont pas soulevé les masses naguère enflammées. Le conflit n’est pas réglé et n’est pas près de l’être, mais si l’on parvient à l’éteindre à force de bonne volonté et de diplomatie, l’exemple constituera un précédent d’importance. Deux communautés, l’une forte, l’autre faible, séparées par une haine séculaire, pourront coexister normalement. Alors on ne désespérera plus d’accorder d’autres groupes ethniques hostiles.

 

L’Indépendance du Kenya

La nécessité d’établir des communautés multiraciales commence à s’imposer : Le Kenya vient, le 12 décembre, de fêter son indépendance. Aucun pays n’avait été plus déchiré. On se souvient de la lutte sauvage de la tribu Mao Mao contre les colons anglais. Il était réconfortant d’entendre leur propre chef, Kenyatta, aujourd’hui chef de l’Etat après avoir passé des années dans les prisons anglaises, demander aux Britanniques demeurés dans le pays un pardon réciproque, d’oublier les griefs accumulés pour travailler en commun à la prospérité de la nation.

Ce n’étaient pas seulement les propos idylliques d’un grand jour, mais une résolution déterminée par le sens des responsabilités devant la tâche immense d’assurer le développement d’une région disparate, appelée à grandir par ses propres moyens. Kenyatta n’est pas le seul chef africain qui prend conscience des réalités du pouvoir. La question pour ces hommes est de s’y maintenir. Car en Afrique Noire, le conflit des générations s’ajoute maintenant aux rivalités tribales ; les influences étrangères aussi jouent en sens opposés. Le progrès de ces multiples Etats nouveaux dépend de la stabilité des gouvernements. Pour le moment, tous sont menacés. Certains tombent. Tous sont à la recherche d’une formule de constitution qui garantisse la continuité de l’exécutif. Malheureusement, aucune de toutes celles qui ont vu le jour ailleurs – en Occident comme en Orient – ne paraît applicable jusqu’ici. Mais on ne peut contester aux gens en place une vue évidente du but à atteindre. A cet égard, l’Afrique Noire est plus raisonnable que le Monde arabe.

 

Le Sommet Arabe du 13 janvier

Celui-là cependant voudrait bien aussi se montrer uni. Nasser convoque pour le 13 janvier un sommet arabe, mais ce n’est pas pour apaiser les querelles entre membres de la Ligue mais pour se prononcer contre l’ennemi commun : Israël et son projet en cours de réalisation de détourner les eaux du Jourdain pour irriguer le désert du Néguev. Cette réunion à laquelle, contre toute attente, participera le Roi du Maroc, prendra plutôt l’allure d’une manœuvre politique dont les partenaires ne sont pas dupes. Nasser, dont le prestige décline, veut trouver là l’occasion de faire oublier ses échecs au Yémen et en Syrie et reprendre la tête du panarabisme. C’est pour cela qu’il était à Tunis et qu’il veut rassembler autour de sa  personne les maîtres des pays frères. En dehors du spectacle, il n’en tirera rien de concret, mais il lui suffit de faire sentir sa présence et de se rehausser à ses propres yeux.

 

Berlin et la Réunification

Berlin bouge : pour la première fois depuis la guerre, le dialogue s’est engagé entre les deux autorités de la ville divisée, sans l’intermédiaire des quatre Puissances d’occupation. On ne sait si cette initiative avait reçu l’approbation de Bonn. Ce qui paraît sûr, c’est que les relations entre les deux Allemagnes ne seront plus ce qu’elles étaient sous Adenauer. Il est frappant au surplus de constater combien l’autorité du vieux Chancelier s’est dissipée depuis sa retraite : on l’a presque oublié. L’opinion en République fédérale attend d’Erhard une politique active vers la réunification. L’heure n’est plus aux subtilités juridiques qui immobilisaient les deux Autorités de chaque côté du mur. Pankow l’a ouvert aux Berlinois de l’Ouest pour les fêtes et l’affluence autour des brèches a dépassé les prévisions. Ulbricht pourra-t-il les refermer ? Il est probable que cette pression populaire le mette dans l’embarras. Il cherchera à se faire payer par Bonn la prolongation au-delà du 5 janvier des visas d’entrée à Berlin-Est. Mais sans doute a-t-il peur, et c’est pourquoi il n’a pas hésité à faire abattre par ses policiers un jeune Allemand qui cherchait à s’échapper en sens inverse. L’incident, qui est à l’origine des échanges de notes entre les deux autorités n’a pas ralenti l’affluence des visiteurs à Berlin-Est : ce mouvement irrésistible ne va-t-il pas dégeler une situation intolérable et obliger Krouchtchev et ses Satellites à réviser leur attitude ? On n’en est pas là, mais la volonté populaire qui n’a pas réussi à s’imposer par l’émeute se manifestera peut-être par d’autres moyens pour paralyser la machine administrative gouvernée par les communistes et pour faire craquer les cadres incertains de cet Etat artificiel. Nous ne sommes plus en 1953, ni même au Budapest de 56. Les tanks soviétiques ne pourraient rien contre une désagrégation générale de l’autorité. Krouchtchev en laissant s’entrouvrir son mur de Berlin a commis une imprudence. Qui sait où elle le mènera ?

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-12-28 – 1963 : L’Importance de cette Date

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Le Courrier d’Aix – 1963-12-28 – La Vie Internationale

 

1963 : voici venu le moment de marquer l’importance de cette date. Avec elle s’achève l’histoire de l’après-guerre. Sans doute, il n’y a pas de véritable coupure dans l’évolution des événements. Ce qui s’est passé cette année n’est que la maturation d’un processus dont on a pu discerner les étapes. Si nous disons : En 1963, la guerre froide a pris fin, entendons-nous. Elle continue et continuera en paroles et probablement en incidents divers. L’U.R.S.S. et le Monde occidental opposeront encore longtemps leurs idéologies et entretiendront dans l’ordre militaire, économique, social une compétition qui les sert l’un et l’autre. En apparence, rien n’aura changé. En réalité, il n’y a plus entre eux de conflit majeur possible. L’Union Soviétique et le Monde anglo-saxon ont maintenant tant d’intérêts communs qu’ils se trouveront dans les grands débats diplomatiques du même côté. On vient de le voir à l’O.N.U. à propos de l’élargissement du Conseil de Sécurité.

 

Les non-Engagés et la Rivalité Sino-Russe

La cause déterminante de ce rapprochement a été la rupture ouverte entre l’U.R.S.S. et la Chine, et l’entrée de celle-ci sur la scène internationale. Jusqu’ici, les non-alignés comme Nasser profitaient des deux mains de la rivalité Est-Ouest. Maintenant ils vont trouver une nouvelle source de profit dans la rivalité sino-soviétique. Hier, elle se manifestait au cours de la visite de Chou en Laï au Caire, aujourd’hui, c’est à Alger. La lutte y est rude. Krouchtchev dans une interview à un journal algérien a défendu sa position idéologique pour affaiblir par avance l’influence de son adversaire. Il en sera de même partout où ira Chou en Laï. L’un et l’autre se font précéder de dons ou de prêts selon leurs moyens. Les bénéficiaires se garderont de les décourager et de se prononcer entre les deux.

En Afrique comme en Asie et surtout en Amérique latine, les Chinois se heurteront à bien des méfiances : ils le savent. Mais ils ont deux avantages : leur pauvreté et la couleur de leur peau et aussi leur nombre qui fait impression. Contre les Blancs, contre les nantis, qu’ils soient socialistes ou capitalistes, ils trouveront partout des alliés. Peu à peu Russes et Occidentaux seront rangés dans la même catégorie. « Impérialistes » ou « néo-colonialistes ». Pour cela, Chou en Laï voudrait organiser une conférence du genre de celle de Bandoeng d’où les Russes comme les Occidentaux seraient exclus. La Chine prendrait la direction d’un vaste mouvement des peuples déshérités contre ceux qui, d’après elle, veulent leur ravir leur indépendance économique et politique en achetant leur soumission.

 

La Manifestation des Etudiants Noirs à Moscou

On a fait beaucoup de bruit autour de la manifestation des étudiants noirs qui ont mis le Kremlin en émoi. Pour la première fois depuis la Révolution d’Octobre, une bagarre a éclaté sur la Place Rouge. Les émeutiers portaient des placards : « Moscou = Alabama ». Pour la bonne règle, les Soviets ont accusé les Occidentaux. Ils savent que ceux-ci n’y sont pour rien. Mais Pékin y est sans doute pour quelque chose. Des étudiants qui se rassemblaient, beaucoup venaient de loin, même de Tachkent en Asie musulmane. Des avis mystérieux leur avaient fait croire qu’à l’occasion de Noël l’ambassade du Ghana distribuerait des cadeaux. Les meneurs avaient bien préparé leur éclat et Moscou pris de court et même de stupeur, n’a pu cacher l’événement, même aux Soviétiques. Nous avons relaté ici d’autres incidents du même ordre survenus à Prague et à Sofia. Ils étaient nés spontanément des conditions pénibles où vivaient les Noirs et de la déception qu’ils éprouvaient. Cette fois il y a plus : un complot préparé de loin pour discréditer les Russes auprès des peuples de couleur : «Russes ou Américains sont également vos ennemis. Moscou = Alabama ».

 

La Crise Économique dans le Monde Soviétique

Second point capital de cette année 1963 : l’affaiblissement de l’économie de l’U.R.S.S. et de ses satellites, la crise agricole, les achats massifs de blé aux pays capitalistes en face d’un Monde occidental en expansion. Les effets de ces échecs sur le prestige soviétique ont été beaucoup plus sensibles sur les gens du Tiers-monde qui croyaient encore à la supériorité du système que sur les Occidentaux qui en savaient les faiblesses. Comme nous le disions samedi, il s’agit d’une véritable crise économique au sens classique du terme et non d’une défaillance passagère d’une branche de la production.

Expliquons-nous : Jusqu’en 1962, le malaise permanent de l’économie soviétique s’était manifesté par des crises aigues, touchant alternativement l’agriculture et l’industrie et provoquant à intervalles des difficultés financières auxquelles il fallait remédier par des emprunts forcés, des suspensions de la dette, des dévaluations ou purges monétaires. Depuis 1955, il y en eut presque chaque année. Depuis le milieu de 1962 et en 1963, il s’agit de tout autre chose. La crise est simultanée dans tous les domaines ; Industrie, agriculture, finances. Ce qui trompe sans doute les économistes occidentaux sur la nature de cette crise, c’est que depuis dix ans, la production industrielle de l’U.R.S.S. s’est accrue, ce qui signifie à première vue que leurs ressources se sont accrues. Or, cette production industrielle a été globalement constamment déficitaire. Autrement dit, les Russes ont toujours produit à perte, ce qui exclut toute accumulation de capital : les investissements s’opèrent par de faux revenus, c’est-à-dire par inflation.

En même temps que la masse des produits augmentait, le déficit s’accroissait ; jusqu’en 1956, les Russes avaient pu compenser en partie les pertes par des prélèvements draconiens sur leurs satellites. Depuis, ceux-ci se trouvent dans le même cas et coûtent plus qu’ils n’apportent. Jusqu’en 1959, l’U.R.S.S. avait pu masquer les effets de l’inflation en maintenant très bas les salaires et en privant la population d’objets désirables. Cela est devenu plus difficile aussi : l’heure est donc aux sacrifices. Il faut rogner sur l’armement sur les projets spatiaux, sur la construction de logements, sur l’industrie lourde, et même comme le montre le budget 1964 à qui le lit avec attention, sur les objets de consommation, chaussures, textiles, etc. Le tout est camouflé par le slogan : priorité à l’industrie chimique qui apportera – plus tard – le bien-être en particulier grâce aux engrais chimiques. Or la production de ces engrais a doublé en quelques années, ce qui n’a pas empêché l’agriculture d’aller de mal en pis. Pour sortir d’embarras, les Soviets comptent sur la cupidité des Occidentaux. Ce sont eux qui fourniront les usines que l’U.R.S.S. obtiendra avec des crédits à long terme.

Déjà les Anglais s’y engagent, malgré les efforts des Américains pour les en dissuader. Soyons sûr que les autres suivront. Mais rien ne redressera durablement l’économie soviétique. Comme nous l’avons vu ici au cours des années, tout a été tenté, rien n’y a fait, au contraire. Plus les tâches prennent de l’ampleur et se compliquent, plus défectueux est le système. Les incidences de cette crise influent nécessairement sur la politique extérieure de l’U.R.S.S. Pour obtenir l’appui de l’Occident, si complaisant qu’il soit, on ne peut l’irriter trop et si le mur de Berlin s’ouvre pour Noël sur ordre de Krouchtchev, c’est que l’Allemagne fédérale peut consentir des crédits.

 

L’Affaiblissement de l’Europe

Troisième chapitre de ce bilan 1963 : L’affaiblissement de l’Europe continentale dont l’expansion se ralentit après les excès des années précédentes. Cela était prévu, sauf des responsables. Les freins grincent : l’agitation politique et sociale, les restrictions de crédit, le blocage des prix, tout concourt au malaise, sans doute passager, car le fond est sain, mais suffisant cependant pour nuire à l’influence de l’Europe. Les difficultés économiques, politiques et sociales attisent au surplus les divergences entre partenaires comme on le vit à Bruxelles.

 

L’Accord de Bruxelles

L’accord réalisé avec d’âpres marchandages était prévisible. Une rupture aurait été désavantageuse pour tous et l’effet sur l’opinion désastreux. Mais il s’agit plutôt d’un geste que d’une adhésion à une politique que tous supportent à contrecœur Le travail des experts, la mise en application des résolutions prises en hâte permettra de tourner les difficultés, c’est-à-dire de vider de leur portée concrète les clauses les plus gênantes. L’essentiel est de présenter une façade sans lézardes dans les futures négociations avec les U.S.A. qui ne s’annoncent pas faciles.

Au contraire, la prospérité des Etats-Unis, en développement constant quoique modéré depuis trois ans en dépit de certains conflits intérieurs, a considérablement accru le poids des U.S.A. dans le monde. Ceux qui ont cru pouvoir jouer en Europe un rôle prépondérant, la dominer pour en faire une troisième force, sont loin du compte une fois de plus. En face de la rivalité russo-chinoise et de la discorde européenne, les Etats-Unis comme on l’a constaté à la mort du Président Kennedy, demeurent le garant solide de l’équilibre mondial, l’ultime arbitre des difficultés extrêmes, la ressource essentielle des peuples démunis. Sans eux, l’O.N.U. ferait faillite, le Congo retomberait dans l’anarchie, les Algériens mourraient de faim. Pour mesurer cette remontée américaine, il suffit de se reporter au lendemain de Suez et du lancement du premier Spoutnik. L’étoile rouge a bien pâli et la bannière étoilée repris du lustre.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-12-21 – La Controverse Agricole du Marché Commun

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Le Courrier d’Aix – 1963-12-21 – La Vie Internationale

 

Les sujets de commentaires ne manquent pas : Conseil de l’Europe, Conseil de l’O.T.A.N., marathon de Bruxelles, entretiens de ministres à deux, trois ou quatre, de quoi remplir des colonnes. Mais on s’aperçoit vite que de tant d’activités, il ne reste pas grand-chose à inscrire au livre de l’histoire. Ce n’est pas parce que les problèmes sérieux manquent. Ils le sont tellement que les responsables s’abstiennent de les aborder. Un, cependant, ne peut être esquivé : le règlement prévu pour le 31 décembre de la politique agricole commune des Six du Marché Commun. Il est si complexe, si mêlé de conflits d’intérêts et de préoccupations politiques que  nous ne l’avons pas abordé ici. Mieux vaut attendre que des décisions précises interviennent, s’il doit y en avoir, ce qui n’est pas certain.

 

La Controverse Agricole du Marché Commun

A défaut de conclusion, on peut éclaircir le problème même. A l’Est, comme à l’Ouest, les questions agricoles sont inextricables. On ne commande pas à la nature qui a ses caprices, ni aux producteurs qui ont, à l’égard de tous les pouvoirs, une méfiance ancestrale. Dans un ensemble comme l’Europe des Six, la diversité des sols et des climats, l’inégalité des rendements pour des produits similaires ne permettent aucune harmonisation. Pour faire l’Europe, il fallait mettre d’agriculture de côté, sinon l’impossibilité de constituer un ensemble agricole mettait tout le reste en danger : c’est ce qui est en train de se produire. Certains s’en réjouissent peut-être, mais le Monde occidental s’apercevra alors de ce qu’il y perd.

 

Une Solution Possible

Nous ne sommes pas experts en la matière, et c’est sans doute pour cela que nous voyons clairement comment on pouvait construire l’Europe sans qu’elle se brise sur la question agricole : pour chacun des produits de base, il y a à l’intérieur de la Communauté des exportateurs et des importateurs. Les premiers, comme la France, entendent que leurs partenaires achètent en priorité leurs surplus. Mais d’autres, comme l’Allemagne, ne peuvent le faire sans fermer des débouchés à leurs exportations industrielles. Au lieu d’élaborer des règlements impraticables par leur complexité, comme ceux de 1962, au lieu de chercher un nivellement des prix intérieurs qui porte atteinte au revenu respectif des agriculteurs élevant les uns pour abaisser les autres, on pouvait éluder le problème en fixant des contingents d’importation pour les produits essentiels que les pays déficitaires s’engageraient à acheter aux autres par priorité. Les producteurs seraient ainsi fixés sur ce qu’ils peuvent vendre et les acheteurs sur ce qui leur reste à demander à des tiers, quitte à réviser les accords en fonction des récoltes et des besoins, mais toujours selon le même principe.

Solution qui n’est pas idéale, mais seulement un moyen d’éviter des conflits comme celui qui s’élève aujourd’hui, car dans la voie où l’on s’est engagé, même si, comme il est probable, on aboutit à un compromis boiteux pour ne pas achever de briser le Marché Commun, la question rebondira qui remettra l’ensemble en cause.

 

La Politique Française jugée à Bruxelles

A Bruxelles, cependant, ce n’est pas l’aspect technique du problème qui donne à la négociation cette aigreur. Le nationalisme agressif de la politique française a porté tous les diplomates de l’Occident au comble de l’irritation. M. Butler le dissimulait à peine : au moment où l’Angleterre cherche avec ses ex-Dominions à protéger la Malaisie d’une agression indonésienne, le général Musation est à Paris pour acheter des armes que l’U.R.SS. même lui refuse. Au Canada l’affaire de la Caravelle traduit l’exaspération des gouvernants canadiens contre les intrigues françaises au Québec qui risquent de mettre en danger l’unité nationale. Au Cambodge, profitant des lubies d’un prince lunatique, la diplomatie française le brouille avec les Anglo-Saxons, contrariant ainsi la défense du Sud-Est asiatique à un moment critique. Enfin, par le biais des Etats d’Afrique francophones, le Gouvernement français va accorder à la Chine rouge des crédits qu’il n’ose pas offrir à Pékin directement. La patience de nos Alliés est à rude épreuve. Si des intérêts majeurs n’étaient en cause, la rupture ferait l’unanimité. Un jour ou l’autre, d’ailleurs, les comptes se règleront à notre détriment.

 

La Crise Économique des Pays de l’Est

Mais revenons aux questions économiques. Il en est une dont l’importance nous frappe et qui jusqu’ici n’a pas semblé intéresser les économistes eux-mêmes : la Commission économique de l’O.N.U. pour l’Europe, peu suspecte de partialité, vient de publier son rapport annuel sur l’évolution de l’économie des Pays de l’Est. Comme les années précédentes, mais avec une ampleur accrue, elle constate l’affaiblissement du système : même en tenant, comme elle fait, pour exactes les données fournies par les intéressés, ce qui est bien optimiste, son rapport montre qu’après le déclin régulier du taux d’expansion depuis 1959, pour la première fois en 1963, le bilan est négatif. L’économie de l’U.R.S.S. et de ses satellites est en recul : le niveau de vie s’est abaissé, le pouvoir d’achat des salaires rétrograde, la productivité est stationnaire ; autrement dit, après un ralentissement progressif de l’expansion on est entré en régression et le rapport ajoute que pour 1964 le mouvement ne peut que se poursuivre jusqu’à l’automne au moins.

Qu’en conclure sinon que les Pays de l’Est sont en proie à une crise économique tandis que les pays capitalistes, à des degrés divers mais sans exception, voient leur production et leur niveau de vie s’élever régulièrement, à tel point qu’il est question, pour plusieurs d’entre eux, le Japon, la Suisse, l’Italie, la France et auparavant l’Allemagne fédérale, que de freiner ce qu’on appelle la surchauffe à cause des risques de déséquilibre et d’inflation qu’elle provoque. Qu’on y songe : le dogme fondamental du marxisme, c’était précisément l’inverse : le capitalisme dévoré par ses contradictions internes devait succomber sous les coups de crises économiques répétées, de plus en plus fréquentes, tandis que l’économie socialiste, à l’abri des crises, devait progresser indéfiniment et s’imposer par son succès. Aujourd’hui, Krouchtchev lui-même ne parle plus de dépasser l’Amérique.

Cet événement capital de l’histoire économique mériterait un exposé approfondi. Nous l’attendons. Sans doute la crise à l’Est n’a pas les mêmes causes que celles que connut l’Occident, mais le résultat est le même. On objectera peut-être que ce déclin de l’économie collectiviste est un phénomène passager dû à la mauvaise récolte de 1963, résultant elle-même de conditions climatiques défavorables. Il n’en est rien : le fléchissement a commencé en 1959. C’est à ce moment que la productivité tant industrielle qu’agricole a commencé de reculer ; au surplus, le déficit de la récolte a les mêmes causes que le ralentissement industriel. Les conditions atmosphériques en U.R.S.S. en 1963 ont été beaucoup moins anormales que chez nous par exemple et elles avaient été déjà invoquées en 1961 et 62, où le ravitaillement avait été précaire, en Ukraine en particulier. Il s’agit d’un phénomène fondamental que les aléas saisonniers n’affectent qu’indirectement.

 

La Crise Politique Italienne

Terminons par un autre sujet qui n’est pas sans lien avec celui-là. En Italie, la crise politique est dénouée en apparence par la constitution du cabinet Moro qui pour la première fois fait accéder Nenni et son Parti socialiste au pouvoir. Mais son existence paraît précaire : rébellion à droite où Scelba, qui commande le centre de la Démocratie chrétienne votera pour Mora par discipline, mais sans ferveur, rébellion chez les Caristes, l’aile gauche communisante du Parti socialiste de Nenni, qui refuseront leurs voix. Et la perspective de nouvelles vagues de grèves par lesquelles le Parti de Togliatti compte faire échouer le programme de redressement urgent que propose le gouvernement Moro pour lutter contre l’inflation.

L’Italie cependant était en tête du progrès économique ; plus de chômage, une augmentation record, pour l’Europe, des salaires, un niveau de vie s’élevant si vite qu’on trouve difficilement en Toscane des travailleurs pour cueillir les olives même à 3.000 lires par jour, encore un mythe qui s’effondre : ne croyait-on pas qu’en élevant le niveau de vie des masses on conjurait le péril révolutionnaire, que l’agitation sociale allait s’apaiser. On a l’impression du contraire. Là où les conditions de vie s’aggravent, le calme règne ; là où elles s’améliorent les revendications s’exaspèrent. C’est à faire douter que le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée.

 

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