Criton – 1963-12-28 – 1963 : L’Importance de cette Date

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Le Courrier d’Aix – 1963-12-28 – La Vie Internationale

 

1963 : voici venu le moment de marquer l’importance de cette date. Avec elle s’achève l’histoire de l’après-guerre. Sans doute, il n’y a pas de véritable coupure dans l’évolution des événements. Ce qui s’est passé cette année n’est que la maturation d’un processus dont on a pu discerner les étapes. Si nous disons : En 1963, la guerre froide a pris fin, entendons-nous. Elle continue et continuera en paroles et probablement en incidents divers. L’U.R.S.S. et le Monde occidental opposeront encore longtemps leurs idéologies et entretiendront dans l’ordre militaire, économique, social une compétition qui les sert l’un et l’autre. En apparence, rien n’aura changé. En réalité, il n’y a plus entre eux de conflit majeur possible. L’Union Soviétique et le Monde anglo-saxon ont maintenant tant d’intérêts communs qu’ils se trouveront dans les grands débats diplomatiques du même côté. On vient de le voir à l’O.N.U. à propos de l’élargissement du Conseil de Sécurité.

 

Les non-Engagés et la Rivalité Sino-Russe

La cause déterminante de ce rapprochement a été la rupture ouverte entre l’U.R.S.S. et la Chine, et l’entrée de celle-ci sur la scène internationale. Jusqu’ici, les non-alignés comme Nasser profitaient des deux mains de la rivalité Est-Ouest. Maintenant ils vont trouver une nouvelle source de profit dans la rivalité sino-soviétique. Hier, elle se manifestait au cours de la visite de Chou en Laï au Caire, aujourd’hui, c’est à Alger. La lutte y est rude. Krouchtchev dans une interview à un journal algérien a défendu sa position idéologique pour affaiblir par avance l’influence de son adversaire. Il en sera de même partout où ira Chou en Laï. L’un et l’autre se font précéder de dons ou de prêts selon leurs moyens. Les bénéficiaires se garderont de les décourager et de se prononcer entre les deux.

En Afrique comme en Asie et surtout en Amérique latine, les Chinois se heurteront à bien des méfiances : ils le savent. Mais ils ont deux avantages : leur pauvreté et la couleur de leur peau et aussi leur nombre qui fait impression. Contre les Blancs, contre les nantis, qu’ils soient socialistes ou capitalistes, ils trouveront partout des alliés. Peu à peu Russes et Occidentaux seront rangés dans la même catégorie. « Impérialistes » ou « néo-colonialistes ». Pour cela, Chou en Laï voudrait organiser une conférence du genre de celle de Bandoeng d’où les Russes comme les Occidentaux seraient exclus. La Chine prendrait la direction d’un vaste mouvement des peuples déshérités contre ceux qui, d’après elle, veulent leur ravir leur indépendance économique et politique en achetant leur soumission.

 

La Manifestation des Etudiants Noirs à Moscou

On a fait beaucoup de bruit autour de la manifestation des étudiants noirs qui ont mis le Kremlin en émoi. Pour la première fois depuis la Révolution d’Octobre, une bagarre a éclaté sur la Place Rouge. Les émeutiers portaient des placards : « Moscou = Alabama ». Pour la bonne règle, les Soviets ont accusé les Occidentaux. Ils savent que ceux-ci n’y sont pour rien. Mais Pékin y est sans doute pour quelque chose. Des étudiants qui se rassemblaient, beaucoup venaient de loin, même de Tachkent en Asie musulmane. Des avis mystérieux leur avaient fait croire qu’à l’occasion de Noël l’ambassade du Ghana distribuerait des cadeaux. Les meneurs avaient bien préparé leur éclat et Moscou pris de court et même de stupeur, n’a pu cacher l’événement, même aux Soviétiques. Nous avons relaté ici d’autres incidents du même ordre survenus à Prague et à Sofia. Ils étaient nés spontanément des conditions pénibles où vivaient les Noirs et de la déception qu’ils éprouvaient. Cette fois il y a plus : un complot préparé de loin pour discréditer les Russes auprès des peuples de couleur : «Russes ou Américains sont également vos ennemis. Moscou = Alabama ».

 

La Crise Économique dans le Monde Soviétique

Second point capital de cette année 1963 : l’affaiblissement de l’économie de l’U.R.S.S. et de ses satellites, la crise agricole, les achats massifs de blé aux pays capitalistes en face d’un Monde occidental en expansion. Les effets de ces échecs sur le prestige soviétique ont été beaucoup plus sensibles sur les gens du Tiers-monde qui croyaient encore à la supériorité du système que sur les Occidentaux qui en savaient les faiblesses. Comme nous le disions samedi, il s’agit d’une véritable crise économique au sens classique du terme et non d’une défaillance passagère d’une branche de la production.

Expliquons-nous : Jusqu’en 1962, le malaise permanent de l’économie soviétique s’était manifesté par des crises aigues, touchant alternativement l’agriculture et l’industrie et provoquant à intervalles des difficultés financières auxquelles il fallait remédier par des emprunts forcés, des suspensions de la dette, des dévaluations ou purges monétaires. Depuis 1955, il y en eut presque chaque année. Depuis le milieu de 1962 et en 1963, il s’agit de tout autre chose. La crise est simultanée dans tous les domaines ; Industrie, agriculture, finances. Ce qui trompe sans doute les économistes occidentaux sur la nature de cette crise, c’est que depuis dix ans, la production industrielle de l’U.R.S.S. s’est accrue, ce qui signifie à première vue que leurs ressources se sont accrues. Or, cette production industrielle a été globalement constamment déficitaire. Autrement dit, les Russes ont toujours produit à perte, ce qui exclut toute accumulation de capital : les investissements s’opèrent par de faux revenus, c’est-à-dire par inflation.

En même temps que la masse des produits augmentait, le déficit s’accroissait ; jusqu’en 1956, les Russes avaient pu compenser en partie les pertes par des prélèvements draconiens sur leurs satellites. Depuis, ceux-ci se trouvent dans le même cas et coûtent plus qu’ils n’apportent. Jusqu’en 1959, l’U.R.S.S. avait pu masquer les effets de l’inflation en maintenant très bas les salaires et en privant la population d’objets désirables. Cela est devenu plus difficile aussi : l’heure est donc aux sacrifices. Il faut rogner sur l’armement sur les projets spatiaux, sur la construction de logements, sur l’industrie lourde, et même comme le montre le budget 1964 à qui le lit avec attention, sur les objets de consommation, chaussures, textiles, etc. Le tout est camouflé par le slogan : priorité à l’industrie chimique qui apportera – plus tard – le bien-être en particulier grâce aux engrais chimiques. Or la production de ces engrais a doublé en quelques années, ce qui n’a pas empêché l’agriculture d’aller de mal en pis. Pour sortir d’embarras, les Soviets comptent sur la cupidité des Occidentaux. Ce sont eux qui fourniront les usines que l’U.R.S.S. obtiendra avec des crédits à long terme.

Déjà les Anglais s’y engagent, malgré les efforts des Américains pour les en dissuader. Soyons sûr que les autres suivront. Mais rien ne redressera durablement l’économie soviétique. Comme nous l’avons vu ici au cours des années, tout a été tenté, rien n’y a fait, au contraire. Plus les tâches prennent de l’ampleur et se compliquent, plus défectueux est le système. Les incidences de cette crise influent nécessairement sur la politique extérieure de l’U.R.S.S. Pour obtenir l’appui de l’Occident, si complaisant qu’il soit, on ne peut l’irriter trop et si le mur de Berlin s’ouvre pour Noël sur ordre de Krouchtchev, c’est que l’Allemagne fédérale peut consentir des crédits.

 

L’Affaiblissement de l’Europe

Troisième chapitre de ce bilan 1963 : L’affaiblissement de l’Europe continentale dont l’expansion se ralentit après les excès des années précédentes. Cela était prévu, sauf des responsables. Les freins grincent : l’agitation politique et sociale, les restrictions de crédit, le blocage des prix, tout concourt au malaise, sans doute passager, car le fond est sain, mais suffisant cependant pour nuire à l’influence de l’Europe. Les difficultés économiques, politiques et sociales attisent au surplus les divergences entre partenaires comme on le vit à Bruxelles.

 

L’Accord de Bruxelles

L’accord réalisé avec d’âpres marchandages était prévisible. Une rupture aurait été désavantageuse pour tous et l’effet sur l’opinion désastreux. Mais il s’agit plutôt d’un geste que d’une adhésion à une politique que tous supportent à contrecœur Le travail des experts, la mise en application des résolutions prises en hâte permettra de tourner les difficultés, c’est-à-dire de vider de leur portée concrète les clauses les plus gênantes. L’essentiel est de présenter une façade sans lézardes dans les futures négociations avec les U.S.A. qui ne s’annoncent pas faciles.

Au contraire, la prospérité des Etats-Unis, en développement constant quoique modéré depuis trois ans en dépit de certains conflits intérieurs, a considérablement accru le poids des U.S.A. dans le monde. Ceux qui ont cru pouvoir jouer en Europe un rôle prépondérant, la dominer pour en faire une troisième force, sont loin du compte une fois de plus. En face de la rivalité russo-chinoise et de la discorde européenne, les Etats-Unis comme on l’a constaté à la mort du Président Kennedy, demeurent le garant solide de l’équilibre mondial, l’ultime arbitre des difficultés extrêmes, la ressource essentielle des peuples démunis. Sans eux, l’O.N.U. ferait faillite, le Congo retomberait dans l’anarchie, les Algériens mourraient de faim. Pour mesurer cette remontée américaine, il suffit de se reporter au lendemain de Suez et du lancement du premier Spoutnik. L’étoile rouge a bien pâli et la bannière étoilée repris du lustre.

 

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