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Le Courrier d’Aix – 1963-12-21 – La Vie Internationale
Les sujets de commentaires ne manquent pas : Conseil de l’Europe, Conseil de l’O.T.A.N., marathon de Bruxelles, entretiens de ministres à deux, trois ou quatre, de quoi remplir des colonnes. Mais on s’aperçoit vite que de tant d’activités, il ne reste pas grand-chose à inscrire au livre de l’histoire. Ce n’est pas parce que les problèmes sérieux manquent. Ils le sont tellement que les responsables s’abstiennent de les aborder. Un, cependant, ne peut être esquivé : le règlement prévu pour le 31 décembre de la politique agricole commune des Six du Marché Commun. Il est si complexe, si mêlé de conflits d’intérêts et de préoccupations politiques que nous ne l’avons pas abordé ici. Mieux vaut attendre que des décisions précises interviennent, s’il doit y en avoir, ce qui n’est pas certain.
La Controverse Agricole du Marché Commun
A défaut de conclusion, on peut éclaircir le problème même. A l’Est, comme à l’Ouest, les questions agricoles sont inextricables. On ne commande pas à la nature qui a ses caprices, ni aux producteurs qui ont, à l’égard de tous les pouvoirs, une méfiance ancestrale. Dans un ensemble comme l’Europe des Six, la diversité des sols et des climats, l’inégalité des rendements pour des produits similaires ne permettent aucune harmonisation. Pour faire l’Europe, il fallait mettre d’agriculture de côté, sinon l’impossibilité de constituer un ensemble agricole mettait tout le reste en danger : c’est ce qui est en train de se produire. Certains s’en réjouissent peut-être, mais le Monde occidental s’apercevra alors de ce qu’il y perd.
Une Solution Possible
Nous ne sommes pas experts en la matière, et c’est sans doute pour cela que nous voyons clairement comment on pouvait construire l’Europe sans qu’elle se brise sur la question agricole : pour chacun des produits de base, il y a à l’intérieur de la Communauté des exportateurs et des importateurs. Les premiers, comme la France, entendent que leurs partenaires achètent en priorité leurs surplus. Mais d’autres, comme l’Allemagne, ne peuvent le faire sans fermer des débouchés à leurs exportations industrielles. Au lieu d’élaborer des règlements impraticables par leur complexité, comme ceux de 1962, au lieu de chercher un nivellement des prix intérieurs qui porte atteinte au revenu respectif des agriculteurs élevant les uns pour abaisser les autres, on pouvait éluder le problème en fixant des contingents d’importation pour les produits essentiels que les pays déficitaires s’engageraient à acheter aux autres par priorité. Les producteurs seraient ainsi fixés sur ce qu’ils peuvent vendre et les acheteurs sur ce qui leur reste à demander à des tiers, quitte à réviser les accords en fonction des récoltes et des besoins, mais toujours selon le même principe.
Solution qui n’est pas idéale, mais seulement un moyen d’éviter des conflits comme celui qui s’élève aujourd’hui, car dans la voie où l’on s’est engagé, même si, comme il est probable, on aboutit à un compromis boiteux pour ne pas achever de briser le Marché Commun, la question rebondira qui remettra l’ensemble en cause.
La Politique Française jugée à Bruxelles
A Bruxelles, cependant, ce n’est pas l’aspect technique du problème qui donne à la négociation cette aigreur. Le nationalisme agressif de la politique française a porté tous les diplomates de l’Occident au comble de l’irritation. M. Butler le dissimulait à peine : au moment où l’Angleterre cherche avec ses ex-Dominions à protéger la Malaisie d’une agression indonésienne, le général Musation est à Paris pour acheter des armes que l’U.R.SS. même lui refuse. Au Canada l’affaire de la Caravelle traduit l’exaspération des gouvernants canadiens contre les intrigues françaises au Québec qui risquent de mettre en danger l’unité nationale. Au Cambodge, profitant des lubies d’un prince lunatique, la diplomatie française le brouille avec les Anglo-Saxons, contrariant ainsi la défense du Sud-Est asiatique à un moment critique. Enfin, par le biais des Etats d’Afrique francophones, le Gouvernement français va accorder à la Chine rouge des crédits qu’il n’ose pas offrir à Pékin directement. La patience de nos Alliés est à rude épreuve. Si des intérêts majeurs n’étaient en cause, la rupture ferait l’unanimité. Un jour ou l’autre, d’ailleurs, les comptes se règleront à notre détriment.
La Crise Économique des Pays de l’Est
Mais revenons aux questions économiques. Il en est une dont l’importance nous frappe et qui jusqu’ici n’a pas semblé intéresser les économistes eux-mêmes : la Commission économique de l’O.N.U. pour l’Europe, peu suspecte de partialité, vient de publier son rapport annuel sur l’évolution de l’économie des Pays de l’Est. Comme les années précédentes, mais avec une ampleur accrue, elle constate l’affaiblissement du système : même en tenant, comme elle fait, pour exactes les données fournies par les intéressés, ce qui est bien optimiste, son rapport montre qu’après le déclin régulier du taux d’expansion depuis 1959, pour la première fois en 1963, le bilan est négatif. L’économie de l’U.R.S.S. et de ses satellites est en recul : le niveau de vie s’est abaissé, le pouvoir d’achat des salaires rétrograde, la productivité est stationnaire ; autrement dit, après un ralentissement progressif de l’expansion on est entré en régression et le rapport ajoute que pour 1964 le mouvement ne peut que se poursuivre jusqu’à l’automne au moins.
Qu’en conclure sinon que les Pays de l’Est sont en proie à une crise économique tandis que les pays capitalistes, à des degrés divers mais sans exception, voient leur production et leur niveau de vie s’élever régulièrement, à tel point qu’il est question, pour plusieurs d’entre eux, le Japon, la Suisse, l’Italie, la France et auparavant l’Allemagne fédérale, que de freiner ce qu’on appelle la surchauffe à cause des risques de déséquilibre et d’inflation qu’elle provoque. Qu’on y songe : le dogme fondamental du marxisme, c’était précisément l’inverse : le capitalisme dévoré par ses contradictions internes devait succomber sous les coups de crises économiques répétées, de plus en plus fréquentes, tandis que l’économie socialiste, à l’abri des crises, devait progresser indéfiniment et s’imposer par son succès. Aujourd’hui, Krouchtchev lui-même ne parle plus de dépasser l’Amérique.
Cet événement capital de l’histoire économique mériterait un exposé approfondi. Nous l’attendons. Sans doute la crise à l’Est n’a pas les mêmes causes que celles que connut l’Occident, mais le résultat est le même. On objectera peut-être que ce déclin de l’économie collectiviste est un phénomène passager dû à la mauvaise récolte de 1963, résultant elle-même de conditions climatiques défavorables. Il n’en est rien : le fléchissement a commencé en 1959. C’est à ce moment que la productivité tant industrielle qu’agricole a commencé de reculer ; au surplus, le déficit de la récolte a les mêmes causes que le ralentissement industriel. Les conditions atmosphériques en U.R.S.S. en 1963 ont été beaucoup moins anormales que chez nous par exemple et elles avaient été déjà invoquées en 1961 et 62, où le ravitaillement avait été précaire, en Ukraine en particulier. Il s’agit d’un phénomène fondamental que les aléas saisonniers n’affectent qu’indirectement.
La Crise Politique Italienne
Terminons par un autre sujet qui n’est pas sans lien avec celui-là. En Italie, la crise politique est dénouée en apparence par la constitution du cabinet Moro qui pour la première fois fait accéder Nenni et son Parti socialiste au pouvoir. Mais son existence paraît précaire : rébellion à droite où Scelba, qui commande le centre de la Démocratie chrétienne votera pour Mora par discipline, mais sans ferveur, rébellion chez les Caristes, l’aile gauche communisante du Parti socialiste de Nenni, qui refuseront leurs voix. Et la perspective de nouvelles vagues de grèves par lesquelles le Parti de Togliatti compte faire échouer le programme de redressement urgent que propose le gouvernement Moro pour lutter contre l’inflation.
L’Italie cependant était en tête du progrès économique ; plus de chômage, une augmentation record, pour l’Europe, des salaires, un niveau de vie s’élevant si vite qu’on trouve difficilement en Toscane des travailleurs pour cueillir les olives même à 3.000 lires par jour, encore un mythe qui s’effondre : ne croyait-on pas qu’en élevant le niveau de vie des masses on conjurait le péril révolutionnaire, que l’agitation sociale allait s’apaiser. On a l’impression du contraire. Là où les conditions de vie s’aggravent, le calme règne ; là où elles s’améliorent les revendications s’exaspèrent. C’est à faire douter que le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée.
CRITON