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Le Courrier d’Aix – 1964-01-04 – La Vie Internationale
L’année nouvelle s’ouvre : une ère nouvelle, serait-on tenté de dire, car 1963 a beaucoup modifié l’aspect des choses internationales, non seulement matérielles mais spirituelles. Et puisque c’est l’heure des espérances on est sérieusement fondé à en formuler.
Effacements des Problèmes Militaires
On voit d’abord que les problèmes militaires ont perdu de leur acuité. Walter Lippmann le constatait à propos de la récente réunion du Conseil de l’O.T.A.N. On en a discuté sans passion : « Les énigmes de la bureaucratie militaire, disait-il, n’intéressent plus guère qu’elle ». Sauf chez nous, on se préoccupe plutôt d’économiser sur la défense, les Américains les premiers. A peine plus d’un an après l’affaire de Cuba, c’est là un signe favorable qui reflète l’assurance dans le maintien de la paix. Les questions d’armement comme celle de la force multilatérale, discutée en ce moment par Johnson et Erhard, sont plus politiques et économiques que militaires, et cela non seulement parce qu’on ne croit plus à quelque coup de force de l’Est, mais aussi parce que dans l’ensemble du monde, à des degrés divers sans doute, le recours aux armes n’est plus considéré comme l’unique solution aux différends qui subsistent un peu partout.
Les Événements de Chypre
La crise qui vient d’éclater à Chypre illustre bien ce sentiment. Il n’y a pas longtemps, les bagarres qui ensanglantaient l’île au auraient fait craindre un conflit entre la Grèce et la Turquie. Or, de part et d’autre on s’est efforcé de se rassurer ; l’intervention des Anglais contre lesquels les Chypriotes grecs s’étaient si durement battus a été accueillie avec soulagement par les deux responsables des communautés hostiles, l’archevêque Makarios et le Dr Kutchuk. Athènes et Ankara ont bien échangé des accusations réciproques, mais plutôt pour la forme. Ni l’une, ni l’autre capitale n’ont parlé d’intervenir, tout au contraire, et les manifestations chauvines des deux côtés n’ont pas soulevé les masses naguère enflammées. Le conflit n’est pas réglé et n’est pas près de l’être, mais si l’on parvient à l’éteindre à force de bonne volonté et de diplomatie, l’exemple constituera un précédent d’importance. Deux communautés, l’une forte, l’autre faible, séparées par une haine séculaire, pourront coexister normalement. Alors on ne désespérera plus d’accorder d’autres groupes ethniques hostiles.
L’Indépendance du Kenya
La nécessité d’établir des communautés multiraciales commence à s’imposer : Le Kenya vient, le 12 décembre, de fêter son indépendance. Aucun pays n’avait été plus déchiré. On se souvient de la lutte sauvage de la tribu Mao Mao contre les colons anglais. Il était réconfortant d’entendre leur propre chef, Kenyatta, aujourd’hui chef de l’Etat après avoir passé des années dans les prisons anglaises, demander aux Britanniques demeurés dans le pays un pardon réciproque, d’oublier les griefs accumulés pour travailler en commun à la prospérité de la nation.
Ce n’étaient pas seulement les propos idylliques d’un grand jour, mais une résolution déterminée par le sens des responsabilités devant la tâche immense d’assurer le développement d’une région disparate, appelée à grandir par ses propres moyens. Kenyatta n’est pas le seul chef africain qui prend conscience des réalités du pouvoir. La question pour ces hommes est de s’y maintenir. Car en Afrique Noire, le conflit des générations s’ajoute maintenant aux rivalités tribales ; les influences étrangères aussi jouent en sens opposés. Le progrès de ces multiples Etats nouveaux dépend de la stabilité des gouvernements. Pour le moment, tous sont menacés. Certains tombent. Tous sont à la recherche d’une formule de constitution qui garantisse la continuité de l’exécutif. Malheureusement, aucune de toutes celles qui ont vu le jour ailleurs – en Occident comme en Orient – ne paraît applicable jusqu’ici. Mais on ne peut contester aux gens en place une vue évidente du but à atteindre. A cet égard, l’Afrique Noire est plus raisonnable que le Monde arabe.
Le Sommet Arabe du 13 janvier
Celui-là cependant voudrait bien aussi se montrer uni. Nasser convoque pour le 13 janvier un sommet arabe, mais ce n’est pas pour apaiser les querelles entre membres de la Ligue mais pour se prononcer contre l’ennemi commun : Israël et son projet en cours de réalisation de détourner les eaux du Jourdain pour irriguer le désert du Néguev. Cette réunion à laquelle, contre toute attente, participera le Roi du Maroc, prendra plutôt l’allure d’une manœuvre politique dont les partenaires ne sont pas dupes. Nasser, dont le prestige décline, veut trouver là l’occasion de faire oublier ses échecs au Yémen et en Syrie et reprendre la tête du panarabisme. C’est pour cela qu’il était à Tunis et qu’il veut rassembler autour de sa personne les maîtres des pays frères. En dehors du spectacle, il n’en tirera rien de concret, mais il lui suffit de faire sentir sa présence et de se rehausser à ses propres yeux.
Berlin et la Réunification
Berlin bouge : pour la première fois depuis la guerre, le dialogue s’est engagé entre les deux autorités de la ville divisée, sans l’intermédiaire des quatre Puissances d’occupation. On ne sait si cette initiative avait reçu l’approbation de Bonn. Ce qui paraît sûr, c’est que les relations entre les deux Allemagnes ne seront plus ce qu’elles étaient sous Adenauer. Il est frappant au surplus de constater combien l’autorité du vieux Chancelier s’est dissipée depuis sa retraite : on l’a presque oublié. L’opinion en République fédérale attend d’Erhard une politique active vers la réunification. L’heure n’est plus aux subtilités juridiques qui immobilisaient les deux Autorités de chaque côté du mur. Pankow l’a ouvert aux Berlinois de l’Ouest pour les fêtes et l’affluence autour des brèches a dépassé les prévisions. Ulbricht pourra-t-il les refermer ? Il est probable que cette pression populaire le mette dans l’embarras. Il cherchera à se faire payer par Bonn la prolongation au-delà du 5 janvier des visas d’entrée à Berlin-Est. Mais sans doute a-t-il peur, et c’est pourquoi il n’a pas hésité à faire abattre par ses policiers un jeune Allemand qui cherchait à s’échapper en sens inverse. L’incident, qui est à l’origine des échanges de notes entre les deux autorités n’a pas ralenti l’affluence des visiteurs à Berlin-Est : ce mouvement irrésistible ne va-t-il pas dégeler une situation intolérable et obliger Krouchtchev et ses Satellites à réviser leur attitude ? On n’en est pas là, mais la volonté populaire qui n’a pas réussi à s’imposer par l’émeute se manifestera peut-être par d’autres moyens pour paralyser la machine administrative gouvernée par les communistes et pour faire craquer les cadres incertains de cet Etat artificiel. Nous ne sommes plus en 1953, ni même au Budapest de 56. Les tanks soviétiques ne pourraient rien contre une désagrégation générale de l’autorité. Krouchtchev en laissant s’entrouvrir son mur de Berlin a commis une imprudence. Qui sait où elle le mènera ?
CRITON