Criton – 1964-01-11 – Pèlerinage du Pape en Terre Sainte

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Le Courrier d’Aix – 1964-01-11 – La Vie Internationale

 

Le Pèlerinage du Souverain Pontife

Il est difficile de parler aujourd’hui d’autre chose que du pèlerinage du Souverain Pontife en Terre Sainte. Difficile aussi d’ajouter aux nombreux commentaires que cet événement historique a suscités. Dans l’ordre spirituel, ce voyage répondait aux espoirs de tous les hommes au moment où l’aspiration à la paix et à la concorde s’exprime partout avec une force si pressante que tous les hommes d’Etat doivent en tenir compte ; même les Chinois se rallient au moins verbalement à la coexistence pacifique et Krouchtchev dans une longue déclaration cherche par de subtils détours à capitaliser à son profit ce courant d’opinion impérieux. Les paroles du Saint-Père ne peuvent que le rendre plus agissant encore.

 

L’Aspect Politique

Dans l’ordre politique, cette manifestation religieuse ne pouvait manquer d’avoir des incidences. Le Pape a été reçu officiellement en Jordanie arabe par son Roi et en Palestine juive par le Chef de l’Etat, ce qui implique la reconnaissance des deux souverainetés qui, par leur consentement actif au pèlerinage admettent implicitement leur coexistence, ce qui jusqu’ici, du côté arabe n’était pas le cas. C’est un acte politique courageux de la part du roi Hussein auquel Nasser même n’a pas osé s’opposer. Malgré les réserves qu’il est obligé de faire comme Souverain arabe, le roi Hussein sait que l’existence d’Israël garantit en quelque sorte sa propre existence, et que l’éventuelle destruction de l’Etat juif, avec la constitution d’un Etat palestinien arabe qui suivrait, condamnerait la Jordanie à disparaître. L’accueil tumultueux mais chaleureux des populations arabes au Saint-Père montre au surplus que les peuples ne nourrissent pas entre eux la même hostilité que les politiciens qui les mènent.

 

Les Motifs de ce Rapprochement

Cet évènement capital mérite quelque examen. Il n’y a pas en effet que des mobiles religieux à cette réconciliation. L’Église orthodoxe s’est trouvée depuis l’avènement du communisme russe et l’indépendance des pays naguère soumis à l’Empire Ottoman en Proche-Orient, dans une situation diminuée, même précaire. Les communautés derrière le rideau de fer vivent soit dans une semi-clandestinité soumis à des persécutions comme en Roumanie, soit dans l’obédience forcée au pouvoir comme en U.R.S.S. Il en est de même en Egypte où le patriarche d’Alexandrie et ses fidèles sont tout juste tolérés par Nasser. Sauf au Liban où règne une certaine liberté religieuse, l’orthodoxie vit péniblement dans les autres pays arabes. Les ressources sont minimes, tant matérielles que morales. Seule l’Eglise grecque a conservé son pouvoir, ses richesses et son éclat, et c’est pourquoi elle s’est si vivement opposée au geste du patriarche de Constantinople. Liées à Rome, les Églises opprimées trouveront un appui puissant et des moyens de résistance et d’évangélisation qu’elles avaient perdus. En outre, beaucoup de difficultés d’ordre religieux ont été aplanies par avance par les décisions prises par le Concile œcuménique de Rome, en particulier par la promotion des évêques à une autorité personnelle qui place le Pape dans la situation de primus inter pares et non plus d’autorité absolue, condition indispensable à la réunification des Eglises dans le cadre des patriarcats.

 

La Réaction des Pays Communistes

On attendait avec curiosité la réaction des autorités communistes. Krouchtchev a adopté une attitude de stricte neutralité, et Tito a implicitement donné son approbation. Là aussi des sondages préalables avaient éclairci la situation. Sur les mobiles de ces dispositions, on ne peut faire que des conjectures. Les Soviets voient sans doute dans le rapprochement de l’orthodoxie slave avec Rome un éventuel affaiblissement de la conscience religieuse russe qui perdrait son caractère proprement national, ce qui pourrait provoquer des hésitations dans l’esprit des fidèles. Ils comptent aussi sur la possibilité de se servir, comme ils l’ont fait lors de la visite d’Adjoubei au Vatican, de la diplomatie pontificale pour agir en faveur des Partis communistes dans les pays libres, particulièrement en Italie à l’occasion des élections. Pour Tito, les mobiles sont plus clairs : la Yougoslavie est divisée en ethnies rivales, serbes, croates, slovènes où le particularisme religieux entretient les animosités. L’unification avec Rome renforcerait grandement l’unité nationale que la disparition du dictateur pourrait remettre en cause. On voit à la lumière de ces considérations que le pèlerinage de Paul VI était essentiellement l’aboutissement et la consécration d’une approche minutieuse dont les délibérations successives du Concile ont marqué les étapes. Le chemin qui reste à faire est encore considérable, mais les obstacles majeurs sont levés. D’ailleurs, après la fin du schisme d’Orient, on verra le même travail, déjà amorcé par la réunion récente d’une Commission d’études en Angleterre, se poursuivre au sein de l’Eglise protestante anglicane. Mais là, la réunification sera œuvre de longue haleine.

 

La Nouvelle Vieille Europe

Mais revenons à nos affaires : Dans un intéressant article qu’un commentateur américain Don Cook intitule : « L’émergence d’une nouvelle vieille Europe », l’auteur souligne que, malgré le compromis obtenu à Bruxelles sur la politique agricole commune, le nationalisme a pris le pas sur l’unification européenne. « L’esprit, dit-il, n’est plus, le nationalisme revient en scène ». L’Allemagne a sa politique propre, tout autant que la France. La visite d’Erhard aux Etats-Unis l’a bien montré. L’acte qui a brisé l’esprit européen, c’est le veto à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun prononcé le 14 janvier dernier par la France, et les hommes qui ont cherché à bâtir l’Europe ne sont plus ou ont quitté le pouvoir. Le général de Gaulle, dit Don Cook n’en fut jamais un. Il reconnait d’ailleurs que cette rupture, ce retour au nationalisme n’est pas le seul fait de la France. Cela était inscrit dans l’évolution même des intérêts propres des nations en cause, l’évolution économique en particulier. Nous avons toujours pensé pour notre part que le Marché Commun ne résisterait pas aux heurts inévitables après l’euphorie expansionniste des années cinquante. Il n’est plus aujourd’hui qu’une fiction, une façade administrative minée par toutes sortes de détours, de clauses de sauvegarde et de circuits compliqués. Ce qui est plus grave que des zizanies d’ordre commercial, c’est l’état des relations franco-allemandes, ces frictions bien illustrées par l’Affaire Argoud, ce retour aux suspicions séculaires. Sans doute, les responsabilités sont partagées, mais cette réconciliation franco-allemande était si importante pour l’avenir du monde qu’il était primordial de ne rien faire pour la compromettre surtout pour de mesquines raisons. Tout se passe comme s’il y avait du côté de la diplomatie française une irrésistible passion à détruire pour un vain prestige tous les liens de coopération que l’intérêt du Monde libre commande : que ce soit en Asie du Sud-Est ou à Berlin en ce moment, c’est toujours la même main qui s’exerce, qui contrecarre, qui s’oppose où la solidarité devrait jouer.

 

                                                                                                       CRITON