Criton – 1964-01-18 – Russes, Chinois, Américains

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Le Courrier d’Aix – 1964-01-18 – La Vie Internationale

 

Les Relations Russo-Américaines et le Conflit avec la Chine

Le développement fondamental de l’histoire contemporaine au regard duquel tout le reste n’est qu’épisode, est le rapprochement russo-américain et le conflit russo-chinois, l’un et l’autre en étroite relation. L’étape présente est bien illustrée par deux faits : Les « Izvestia » publient entièrement le message du président Johnson sur l’État de l’Union : les Chinois établissent à Vienne leur centre de propagande antisoviétique. Il paraît aussi – mais cela demande confirmation – que le nouveau Parti italien d’union prolétarienne fondé par Vecchietti à la suite de la scission du Parti socialiste de Nenni, entre dans le Gouvernement Moro, est subventionné par la Chine et qu’il se situerait à la gauche du Parti communiste italien demeuré fidèle à Moscou. Enfin, le dernier discours de Chou en Laï prononcé à Tirana accuse pour la première fois explicitement les dirigeants soviétiques de suivre une politique égoïste de grande puissance exploitant à leur profit les pays qu’ils ont soumis, trahissant ainsi la cause des petites nations. La lutte ouverte entre les deux communismes s’étend à l’ensemble du monde. Il est significatif que Fidel Castro vienne d’être pour la seconde fois emmené à Moscou par l’ami de Krouchtchev, Podgorny pour être mis en demeure de choisir entre l’aide soviétique et l’appui de Pékin, choix que Castro a cherché jusqu’ici à éluder. Il se pourrait qu’à plus ou moins longue échéance, les Soviets abandonnent Cuba qui leur coûte trop cher, si les Américains leur offrent une contrepartie satisfaisante, et Castro sans doute ne l’ignore pas.

 

La Crise de l’Économie Soviétique

La grande offensive politico-diplomatique des Chinois survient à un moment particulièrement difficile pour les Russes. La description que nous en donnions l’autre jour se trouve confirmée d’une façon assez inattendue : c’est le service secret américain, la C.I.A. qui vient de publier un rapport sur l’économie soviétique, fait sans précédent, confirmé en surplus par un membre du Gouvernement américain, M. George Ball : « Krouchtchev a vécu sur son capital, sur les réserves d’or accumulées ; mais maintenant tout cela est fini : le peuple russe est parvenu à un point incompressible pour ce qui est de son niveau de vie.

La Russie a improvisé des solutions temporaires en vivant sur des fonds empruntés. En dépit de cela, l’expansion russe a constamment fléchi depuis 1958. De telles pratiques ajoutées à des récoltes désastreuses ont acculé la Russie à la situation actuelle. Les dirigeants sont contraints à de graves décisions ». Et comme leurs réserves d’or, d’après la C.I.A. sont beaucoup plus faibles qu’on le croyait en Occident, les Russes se trouvent dans l’obligation de demander des crédits aux pays capitalistes. Tel est l’essentiel du rapport. Il ne nous apprend rien. Espérons qu’il éclairera ceux qui nous ont donné sur l’économie des Soviets des volumes si manifestement égarés par des statistiques trompeuses.

 

La France et la Chine

Les difficultés de la Chine ne sont pas moindres mais pour le moment du moins, après l’abîme où l’avait plongée la grande détresse des années 60-62, les autorités ont repris le dessus  et surtout à la différence du Russe, le peuple Chinois semble toujours « compressible ». La croisade africaine de Chou en Laï se poursuit et profite d’une publicité à laquelle la diplomatie française a largement contribué. La longue interview de M. Edgar Faure rapportée par « Le Figaro » a fait du bruit, et les Américains ont été irrités des intentions françaises de reconnaître le régime de Pékin. Chou en Laï de son côté s’est montré très réservé quand des reporters français l’ont sollicité de venir à Paris raviver leurs souvenirs d’étudiants. Les Chinois recevront volontiers nos machines et nos crédits, mais ils préfèreraient que ces échanges avec un pays capitaliste soient entourés de plus de discrétion au moment où ils appellent les peuples de couleur à la révolte contre l’ « Impérialisme ». Ils n’en apprécient pas moins l’activité de nos diplomates en Asie du Sud-Est qui, à un moment critique pour les Etats-Unis, apportent à l’infiltration chinoise un renfort appréciable.

 

Les Difficultés Occidentales en Asie du Sud-Est

En effet, malgré la chute de Diem, la guérilla communiste au Sud Vietnam marque plutôt des succès. Le Laos est pratiquement perdu pour l’Occident et si les Chinois s’y sentaient encouragés, ils n’auraient que peu à faire pour s’emparer du pays. Toute la péninsule, Vietnam, Cambodge, Thaïlande et même la Malaisie et la Birmanie, seraient peu à  peu, sinon conquises, du moins désagrégées. Pour les Anglais et les Américains, la situation est préoccupante. Les Etats-Unis ont dû envoyer dans l’Océan Indien leur septième flotte. Les Anglais renforcent la Malaisie menacée à la fois par la propagande chinoise et les provocations de Soekarno. On conçoit que la politique française ajoute à leurs soucis. Les réactions cependant ne manquent pas. Le nouveau régime de Saïgon refuse d’agréer le nouvel ambassadeur désigné par Paris. Des manifestants ont à Saïgon même conspué notre Chef de l’Etat. L’Australie conteste à nos avions le droit de faire escale à Sydney. La Nouvelle-Zélande proteste avec l’Australie contre l’installation de notre nouvelle base d’essais atomiques dans le Pacifique. L’Inde et la Thaïlande s’irritent de notre politique chinoise. Tchang Kaï Chek nous envoie des notes amères. Dans toute l’Asie du Sud-Est, Cambodge excepté, nos intérêts commerciaux sont en péril. Il ne semble pas que l’opinion en France s’en émeuve. Le véritable opium du peuple, c’est un nationalisme agressif qui se fait toujours applaudir. N’est-il pas évident que la caution offerte à Mao Tse Tung lui donne une autorité impressionnante dans cette Afrique Noire que son second est en train de visiter. Dans ce continent fragile et turbulent, il n’en faut pas plus pour créer un mouvement de foule. Une fois les hommes de Pékin au pouvoir, ils ne se laisseront pas déloger, et les intérêts du Monde libre, à commencer par les nôtres, seront anéantis sans délai ni compensation.

 

Les Émeutes de Panama

Les avertissements cependant ne manquent pas. En deux nouveaux points du monde, des incidents sérieux montrent la vulnérabilité de l’Occident. A Panama d’abord. Le Canal tenu par les Etats-Unis est pour quelques années encore d’importance vitale. Il leur est indispensable de le conserver. Ils ont commis là-bas leurs maladresses habituelles. Mais eussent-ils été plus adroits, ils n’en demeureraient pas moins attaqués. Cette zone du Canal de Panama est peut-être le point du monde où les agitateurs et les espions ont le plus de repaires. Tous les ennemis des U.S.A. y ont successivement fait leur siège. Japonais, Allemands naguère, Russes, Chinois, Castristes depuis et les Panaméens sont faciles à échauffer. L’émeute d’hier est une revanche que cherchaient les castristes à leur défaite électorale au Vénézuela en décembre. Kennedy, grâce à la légende qui l’entourait, n’offrait pas une occasion favorable. Johnson lui, vient à peine de s’affirmer : le moment est opportun pour l’empêcher de relancer l’Alliance pour le progrès et le compromettre aux yeux des latino-américains. De la façon dont il surmontera l’épreuve, on jugera de ses capacités politiques. Nous pensons qu’il s’en tirera honorablement.

 

Le Coup d’État à Zanzibar

Enfin Zanzibar. Née il y a un mois à peine, la nouvelle République africaine s’offre son premier coup d’Etat. Les Anglais qui lui avaient accordé l’indépendance ne se faisaient pas d’illusion sur son destin. L’oligarchie arabe, descendante des anciens esclavagistes, a été renversée par les descendants des anciens esclaves, c’est-à-dire les Noirs. Faut-il ajouter que les nouveaux maîtres ont avec le communisme d’étroites relations. Sur le continent proche, le Tanganyika, indépendant lui aussi de fraîche date, les communistes tiennent une place forte. Dar-es-Salam où s’entraînent sous couleur de panafricanisme les agitateurs destinés aux colonies portugaises et à l’Afrique du Sud, Américains et Anglais évacuent ces îles. Un nouveau Cuba surgit en Afrique. L’Algérie, pour le moment au moins, en est une déjà.

 

L’Algérie s’arme

Tandis que les chômeurs manifestent à Oran, Ben Bella construit cinq nouvelles bases militaires aériennes – s’ajoutant à celles que nous lui avons laissées – à Zeunta, Paul-Cazelles, Marnie Ouakda et Biskra exactement, plus une puissante unité de radars à La Calle, près de la frontière tunisienne. La zone de La Calle a été déclarée zone militaire interdite aux civils ; à Oran viennent d’arriver deux plateformes de lancement de fusées venant d’Egypte, 3.000 instructeurs égyptiens entraînent l’armée algérienne et le matériel d’équipement des bases a été acheté par l’Algérie à des firmes françaises … On se doute avec quels fonds. On comprend que Bourguiba et Hassan II ne soient pas très rassurés et qu’ils s’efforcent de multiplier les avances à leur inquiétant voisin, que ce soit à Bizerte hier ou au Caire en ce moment.

 

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