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Le Courrier d’Aix – 1964-01-25 – La Vie Internationale
En méditant sur les graves événements diplomatiques qui se déroulent en ce moment, nous constations qu’il n’a jamais été plus difficile d’en saisir le sens : submergé par le flot des propagandes, des discours d’Hommes d’Etat, des statistiques tendancieuses, des commentaires intéressés ou inspirés, dans la presse et la radio, on s’aperçoit que la réalité qu’on parvient à dégager est si différente de ce qu’on lit ou entend qu’elle fait figure de paradoxe. Il y a cependant des réactions qui ne trompent pas : A titre personnel ou de rédacteur de ce journal, nous recevions de l’étranger une masse de documents rédigés par des amis de la France, aussi bien des pays anglo-saxons que des autres, parfois plus ardemment francophiles que les Français eux-mêmes. Une à une depuis un an ces voix se sont tues. Ce silence en dit assez sur le sentiment qui règne à l’extérieur sur notre politique.
Le Premier Canadien à Paris
Le Canada d’abord. M. Lester Pearson est venu à Paris, et si l’on en croyait les déclarations officielles, ce serait pour se congratuler des excellentes relations entre les deux pays et pour rechercher les moyens de les développer. En réalité, le Premier Canadien venait pour tenter de mettre fin à l’appui donné par la France aux séparatistes québécois qui menacent l’unité de l’Etat fédéral. Or, la France, pour réaliser sa force de frappe atomique, n’a pas assez d’uranium. Au Canada, il abonde et pour l’heure se vend mal. Mais les Etats-Unis ont rappelé à M. Pearson qu’il s’était engagé à ne livrer la matière fissile que s’il obtenait l’assurance qu’elle ne serait employée qu’à des fins pacifiques et non à la production de bombes. Il y a aussi le pétrole : Sachant que le pétrole saharien, tôt ou tard, lui échappera, le Gouvernement français vient d’acheter les actions d’une Société pétrolière canadienne et cherche à s’assurer dans le vaste réservoir canadien d’autres sources de ce carburant. Encore faut-il que les autorités y consentent. M. Pearson n’a pas manqué d’affirmer que la solidarité atlantique, c’est-à-dire la collaboration entre les deux Continents, était la condition fondamentale du développement des échanges de toute nature. Il est trop bon diplomate pour ajouter que ce n’est pas précisément le cas.
Le Président Segni à Washington
C’est à peine si l’on a fait mention en France du voyage du président italien Segni, accompagné du Ministre des Affaires étrangères Saragat, aux Etats-Unis. Le président Segni a peu ou point de pouvoirs, mais c’est une grande figure morale : ses paroles ont du poids et son influence sur la vie politique italienne et même sur la scène internationale est beaucoup plus étendue qu’il ne paraît. C’est exactement le type d’homme qu’il faudrait à la France quand les temps seront venus. Aux Etats-Unis, il a été reçu avec une extrême cordialité et il ne s’est pas contenté d’échanger les banalités d’usage. Devant le Congrès américain réuni pour l’accueillir, il a donné l’assurance de la solidarité italienne, ce qui était une condamnation implicite de la politique française :
« Rien ne doit nous détacher des Etats-Unis ; pour arriver à une Communauté Atlantique, il faut réaliser au plus vite le partnership atlantique, constituer au sein de l’Alliance une Europe unie profondément liée aux Etats-Unis, seule cette alliance a le poids nécessaire pour imposer le dialogue avec le Monde communiste. »
Le communiqué d’usage mentionne en outre l’adhésion de l’Italie à la force atomique navale multilatérale, comme le chancelier Erhard l’avait précédemment fait et presque dans les mêmes termes lors de sa visite à Washington, l’alliance avec les Etats-Unis est la condition de tout engagement politique. La soi-disant indépendance nationale est un danger pour tous.
Un Anglais, Secrétaire du Conseil de l’Europe
Depuis la fameuse conférence de presse de l’Élysée du 14 janvier 1963 où les Anglais étaient exclus du Marché Commun, tous nos partenaires se sont prononcés sans ambigüité sur la nécessité de les y inclure, alors qu’à ce moment, sans le veto français, ils auraient été embarrassés de le faire. Aujourd’hui, personne ne conçoit plus l’Europe sans l’Angleterre, si bien que mercredi dernier, l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe réunie à Strasbourg, a élu Secrétaire Perpétuel Peter Smithers, député anglais, sous-secrétaire d’Etat dans le Cabinet Douglas Home. Erhard à Londres a été plus loin : « Parler de continent européen est une réminiscence non une réalité politique. L’Europe sans l’Angleterre est un corps sans tête ». Tour à tour, Segni et Saragat, le belge Spaak et le hollandais Luns ont fait des déclarations analogues. Le discours de l’Élysée a eu, comme d’ordinaire, le résultat exactement opposé au but recherché. Les Anglais n’en espéraient pas tant.
La Tension Franco-Allemande
Autre fâcheux anniversaire : le Pacte franco-allemand qui, loin de rapprocher les deux peuples, a ruiné quinze ans d’efforts pour y parvenir. La tension des relations franco-allemandes inquiète les hommes politiques de Bonn, particulièrement les Démocrates-chrétiens. L’ami d’Adenauer, le Dr Krone a été dépêché à Paris sitôt après que la Commission des Affaires étrangères du Bundestag eût pris connaissance d’une note française à propos de l’Affaire Argoud où il était rappelé « la responsabilité de l’Allemagne dans la dernière guerre et sa condition de pays vaincu ». Erhard a dû, en personne, calmer les députés et les inviter à la prudence. Si nous avons bonne mémoire, ne fut-il pas un jour où le Général de Gaulle en visite à Bonn rappelait complaisamment ses origines allemandes …. Il est vrai que nous en avons entendu d’autres. M. Saragat, Ministre des Affaires étrangères italien, a eu à Washington ce mot lapidaire et pénétrant : « De Gaulle est un destructeur ». Ce qui n’empêchera pas ces Messieurs de venir bientôt à Paris en visite officielle et de célébrer leur amitié.
La Reconnaissance de Pékin
La reconnaissance diplomatique de la Chine de Pékin par la France qui va nous être annoncée officiellement a achevé, s’il en était besoin, l’isolement de la France. Ce n’est plus seulement de la défiance, c’est une véritable coalition hostile qui s’est formée ; au mépris des termes du fameux traité, le Gouvernement allemand n’a pas été consulté, pas plus que les autres Alliés de l’O.T.A.N. Mais les Américains y ont gagné, ce qu’ils n’espéraient plus : un resserrement de leurs liens avec le reste de l’Europe comme Segni et Erhard l’ont manifesté à Washington. Cela contribuera même à rapprocher davantage les Soviets des Etats-Unis. Les discours de Krouchtchev et en particulier le dernier devant Castro à Kalinine ne signifient rien que la mauvaise humeur d’un homme mis en présence lui aussi de ses échecs.
Les Soviets se trouvent pris entre deux attitudes : l’une oratoire où le verbiage révolutionnaire se fera d’autant plus agressif qu’il sera impuissant et une politique réaliste qui les obligera à s’aligner sur l’Occident, car l’Europe ne commence pas à l’Oural mais à Vladivostok. Les preuves ne manquent pas. Hier paraissait dans la presse russe une note qui appelait à la vigilance les garde-frontières du Kazakhstan et au renforcement des milices contre les infiltrations chinoises le long des 2.000 kilomètres de confins qui séparent cette province russe de la Chine. Les incidents se sont récemment multipliés et à Alma-Ata, la capitale, il règne une certaine inquiétude.
La Chine et les Chinois
La propagande prochinoise bat son plein sur nos ondes : il est bon de connaître d’autres témoignages que ceux des voyages à gage : nous lisions avec grand intérêt le reportage d’un correspondant italien, G. Piazzesi, qui vient de faire le tour de l’Asie du Sud-Est, et terminant sa visite à Kuala Lumpur en Malaisie notait ceci :
« Les Chinois n’ont pas de conviction ou de passion politique qui puisse leur rendre intolérable tel ou tel genre de vie. Ils acceptent la règle de n’importe quel jeu comme s’il s’agissait d’une partie de cartes. Leur but et leur plaisir est de gagner. Il n’y aurait rien d’étonnant que ces mêmes usuriers inexorables, ces mêmes commerçants habiles, de même que ces financiers et agents de change – il s’agit des Chinois de Singapour – engagés à fond dans le jeu capitaliste s’emploient demain avec la même ardeur dans le jeu du communisme »,
Remarque qui touche le fond du problème : Tandis que l’impérialisme russe devenu communiste a échoué, sous l’effet des mêmes défauts du peuple russe qui ont ruiné le tsarisme, le communisme peut réussir en se servant des qualités du Chinois que l’Empire du Milieu naguère n’avait su utiliser. L’impérialisme chinois s’attaquera d’abord aux points faibles, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique Noire ; les morceaux de résistance viendront après. Mao doit être heureux d’avoir trouvé un allié.
CRITON