ORIGINAL-Criton-1964-02-08 pdf
Le Courrier d’Aix – 1964-02-08 – La Vie Internationale
La Conférence de Presse du Général de Gaulle
Pour les observateurs étrangers, la Conférence de presse du Général de Gaulle n’a rien apporté de nouveau et comme l’on était sous le coup de la reconnaissance de Pékin par la France et des répercussions inquiétantes qu’elle peut avoir sur l’équilibre du monde, les commentaires dans les principales capitales ont été sommaires et, à peu près partout, défavorables. Il semble même qu’on se soit accordé ou qu’on ait reçu le conseil d’en minimiser l’importance. On a généralement évité les grands titres.
La Qualité de l’Exposé
Néanmoins, cet exposé magistral mérite une étude. C’est toute une pensée politique, une conception du monde aussi qu’on y trouve rassemblées en quelques pages qui en font une sorte de testament, car le présent, le passé et l’avenir y figurent. Par la qualité de l’expression, l’ampleur des vues, cette profession de foi dépasse de loin les déclarations habituelles des Hommes d’Etat où les banalités dominent.
Cet hommage n’interdit pas les critiques, au contraire, encore faut-il qu’elles portent où il convient et ne soient pas, comme on le lit maintenant de tous côtés, des manifestations, si légitimes qu’elles soient, d’hostilité systématique.
Faiblesses des Systèmes Politiques
Pour nous, deux observations s’imposent : Comme d’autres personnalités éminentes de l’histoire, le Général de Gaulle s’est fait du monde où il joue son rôle une conception logique, cohérente, dont il a tiré ses principes d’action et qu’il ajuste aux circonstances. Or il en est de ces visions politiques comme de tous les systèmes philosophiques ou économiques. Ils peuvent, à un certain moment, plus ou moins court, embrasser la réalité d’une époque, en donner une explication adéquate, bien que toujours partielle : Et puis, tout bientôt change, l’imprévisible surgit de partout et la pensée même géniale qui s’est attardée à ses principes porte à faux. Les courants profonds lui échappent qu’un observateur modeste saisit.
Les Deux Tâches du Monde Occidental
Deux aujourd’hui dominent : un besoin d’union qui se manifeste dans tous les coins du Monde civilisé, union à la fois spirituelle et matérielle, parce qu’il sent que la sphère d’influence de cette civilisation qu’il porte, se rétrécit de jour en jour et qu’il sera bientôt étouffé s’il ne se ressaisit pas dans un commun effort contre la barbarie nouvelle. D’autre part, atténuer l’exaspération du racisme qui caractérise le milieu du siècle et qui met aux prises les communautés qui cohabitaient jusque-là dans une paix relative. Dernières manifestations : Turcs et Grecs à Chypre, Arabes et Noirs à Zanzibar, Flamands et Wallons en Belgique, francophones et anglophones au Canada, rivalités tribales un peu partout en Afrique, problème noir aux Etats-Unis et en Angleterre, Musulmans et Hindous à Calcutta, Juifs et Arabes en Palestine, etc..
Ces deux problèmes devraient dominer toute action politique et unir l’Occident dans un même devoir : préserver en commun son influence civilisatrice et conjuguer son action pour contenir partout où il se peut l’hostilité des races et les obliger, s’il faut, à se tolérer et à collaborer pour mieux vivre. Toute politique sensée et humaine devrait être orientée en priorité vers ce double objectif et le rôle qu’y jouerait la France serait là sa vraie grandeur. Malheureusement, la politique actuelle va exactement en sens contraire et si les hommes responsables n’en ont pas toujours conscience, ils le sentent et cela explique l’hostilité que notre direction suscite.
La Reconnaissance du Régime de Pékin
Pour ce qui est de la conjoncture franco-chinoise – outre les difficultés qu’elle va ajouter en Asie à celles que les Anglo-Saxons affrontent déjà et dont nous subirons et subissons déjà le contrecoup, car nous sommes, bon gré mal gré solidaires – cet appui donné à Pékin repose à notre avis sur une erreur fondamentale. La Chine communiste est tout autre chose que la Chine historique, la reconnaître ne fera que précipiter son agressivité. On ouvre l’écluse au torrent, loin de permettre une négociation, on l’exclut ou tout au moins la rend illusoire : nous venons d’en avoir la preuve à nos dépens.
La Reprise des Combats au Laos
Nous avions cru, sur la foi de renseignements qui nous paraissaient plausibles, que les Chinois allaient faire du Laos une zone de paix temporaire pour encourager les éléments neutralistes dans les pays voisins, appuyer ainsi la politique française pour mieux s’implanter ensuite. Or il n’en est rien. Les combats qu’on croyait arrêtés ont repris avec une violence soudaine. Le prince Souvannna Phouma appelle de nouveau à l’aide les pacificateurs qui n’y peuvent rien. La poussée des Chinois vers le Sud profitera de toutes les faiblesses sans le moindre égard pour les compromis diplomatiques auxquels on croit pouvoir les faire consentir. Le reste est littérature.
La Surenchère Soviétique
Mieux même, les Russes craignant d’être, si l’on peut dire, débordés à gauche et de perdre leur influence, appuieront, même à leur corps défendant, les ambitions chinoises. En dépit de l’urgent besoin qu’ils ont de s’assurer la collaboration de l’Occident, et ils ne manquent pas de le montrer (la presse russe a publié la lettre de Sir Alec Hume au Kremlin) les Russes devront à intervalles se livrer à des agressions symboliques pour rester dans la ligne du communisme. C’est ainsi qu’ils ont abattu un avion américain en Allemagne orientale, tuant les trois officiers qui l’occupaient, qu’ils menacent d’intervenir à Chypre pour empêcher les troupes de l’O.T.A.N. d’imposer dans cette malheureuse île, une trève aux communautés en lutte, qu’ils ont assumé ostensiblement la protection de la République populaire de Zanzibar, qu’ils envoient à Brazzaville, dont le nouveau régime paraît leur être favorable, des armes pour soutenir les terroristes du Congo belge. Les Soviets ne peuvent laisser aux Chinois le monopole de la subversion, sous peine de justifier l’accusation de collusion avec l’ « impérialisme ». Ces faits suffisent à montrer la vanité et les dangers d’une politique de prestige dont nous n’avons ni les moyens ni le contrôle et qui ne peut que perturber un monde qui l’est assez déjà.
Le Rejet de la Supranationalité
Un autre point de l’exposé du Général n’a pas retenu l’attention : c’est le rejet, une fois de plus, de toute forme de supranationalité, c’est-à-dire d’une Europe où une autorité « composée d’étrangers » sera en mesure d’imposer à un de ses membres une décision qu’il jugerait défavorable. Or la France vient précisément de bénéficier d’une mesure de cet ordre. On sait que notre industrie sidérurgique, en position difficile devant la concurrence étrangère, a demandé au Luxembourg le relèvement des droits de douane qui la protègent. Nos partenaires, Hollande et Italie en particulier s’y opposaient et les six Ministres n’ont pu se mettre d’accord. La Haute Autorité de la Communauté Charbon-Acier, grâce à ses pouvoirs supranationaux, a imposé ce relèvement et bien entendu Paris n’a pas protesté, au contraire.
Cependant, l’éventualité d’une contrainte exercée sur les intérêts propres d’un des Six par la Commission du Marché Commun et qui doit devenir de fait quand l’unanimité des ministres ne sera plus requise, soulève des inquiétudes de la part du Chancelier Erhard. Pour des raisons non pas politiques mais économiques, il rejoint le Général de Gaulle. Il ne craint pas les gouvernants mais les technocrates. Il n’entend pas que ceux de Bruxelles puissent contraindre à leurs vues dirigistes le libéral qu’il est par tempérament, et aussi par souci de l’intérêt allemand. Aussi voudrait-il donner au Parlement européen de Strasbourg des Assises démocratiques fondées sur le suffrage universel et des pouvoirs susceptibles de faire échec aux plans des technocrates. L’idée rejoint celle des fédéralistes. Elle aurait l’avantage de permettre l’entrée de l’Angleterre dans la Communauté, ce que le Général refuse et qu’Erhard souhaite. Il y a de part et d’autre beaucoup d’arrière-pensées. Au lecteur de juger.
CRITON