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Le Courrier d’Aix – 1964-02-01 – La Vie Internationale
La reconnaissance de la Chine communiste par la France a soulevé une tempête. Si tel était le but, il est atteint. Le Monde libre secoué dans ses assises a réagi : l’opinion et les Gouvernements ont pris position.
L’Opinion de Walter Lippmann
Aux Etats-Unis, seul un journaliste d’importance, Walter Lippmann, a approuvé la mesure : Elle lève un obstacle insurmontable, dit-il, à un règlement éventuel avec la Chine, bien qu’aucun ne soit en vue.
Les Etats-Unis sont engagés au Vietnam dans une guerre sans issue. Tôt ou tard, il leur faudra en sortir, et ce n’est possible qu’en accord avec Pékin.
La Paix au Laos
Cela implique la neutralisation des trois pays en cause : Sud-Vietnam, Cambodge, Laos. Il est probable en effet que, pour obtenir le départ des Américains, la Chine accepterait pour un temps une telle neutralisation. La manœuvre est déjà engagée au Laos où les Etats-Unis n’ont pas de troupes. Comme par enchantement, les trois factions laotiennes se mettent d’accord. Le Pathet Lao communiste cesse de combattre le Gouvernement légal de Souvannna Phouma. L’armée du général Cong Lee arrête les combats, ce qui d’ailleurs ne change pas grand-chose car les hostilités étaient plutôt théoriques qu’effectives, mais la nouvelle se répandra parmi les populations de Cochinchine, qui elles souffrent d’une guerre cruelle. D’où difficultés supplémentaires pour les généraux de Saïgon et l’Etat-Major des U.S.A.
Les Objectifs de Pékin
L’avantage pour Pékin est considérable : les Américains partis, toute l’Asie du Sud-Est subira sa domination sans qu’il y ait annexion ou invasion, par étapes lentes et invisibles, par persuasion. Nous l’avons dit lors de l’attaque chinoise contre l’Inde. La Chine vise à s’installer sur le Golfe du Bengale. Militairement elle l’aurait pu, car l’armée hindoue était inconsistante mais c’était provoquer une riposte anglo-américaine au secours de Nehru avec le consentement de Moscou : la situation n’était pas mûre. Les Chinois ont alors choisi la voie diplomatique : à l’Ouest, ce fut l’Accord avec le Pakistan dont la province orientale sépare presque complètement l’Inde péninsulaire du Golfe, A l’Est, grâce à l’appui de la France, l’infiltration jusqu’au Golfe du Siam prendra comme dans une pince la Thaïlande et la Birmanie. L’opération demandera beaucoup de temps et de patience. Les Chinois n’en manquent pas. Ils ont réussi à tromper la diplomatie française en exigeant la rupture de la France avec Formose, après avoir paru accepter la coexistence des deux Chines, en fait sinon en droit. Grâce à cette manœuvre d’une loyauté douteuse, ils tirent tout le bénéfice de la démarche française, sans rien concéder en retour.
L’indignation des Etats-Unis
Si, comme le croit Lippmann, l’opération peut permettre aux Etats-Unis de se dégager plus tard d’une impasse, pour l’heure, cette rupture fracassante de la solidarité occidentale est un coup dur, une trahison morale qui peut exalter toutes les haines que leur prospérité et leur puissance et aussi leurs erreurs ont nourries. Le cas Lippmann est isolé. Il le fut d’ailleurs souvent. Au contraire, l’opinion américaine très émotive s’est soulevée contre la décision du Général de Gaulle. En quelques jours, appuyés par quelques 2 millions de signatures, un nombre considérable de hautes personnalités ont lancé un appel au peuple français pour manifester leur désapprobation au nom de l’amitié séculaire qui lie les deux nations. Nul doute que la grande majorité des Américains y souscrive.
Les conséquences pour notre prestige et nos intérêts sont incalculables. Combien de marchés vont se fermer aux exportations françaises à la satisfaction de concurrents aux aguets. Au Sud-Vietnam d’abord, elles vont être immédiatement bloquées, ce qui représente à soi seul bien plus qu’un problématique commerce avec la Chine et dans toute cette partie du monde, de l’Inde à l’Australie, de la Nouvelle-Zélande à Formose et jusqu’au Japon, des pressions s’exerceront pour nous enlever la préférence. Même en Algérie où des compagnies américaines jusque-là réticentes négocient avec Ben Bella pour se substituer aux nôtres quand les concessions vont arriver à expiration. Dans l’état présent de notre balance commerciale, il en faudra peu pour l’obérer dangereusement. Ce n’est pas dans une tournée d’honneur en Amérique latine qui ne s’intéresse qu’aux crédits qu’on peut trouver une compensation. Encore moins à Moscou où comme on le suppose le coup de main à la Chine n’a pas été goûté.
L’Inquiétude en Allemagne Fédérale
Mais c’est en Allemagne Fédérale que l’inquiétude est la plus vive, et cela pour deux raisons : Bonn, grâce à la politique adroite d’Erhard est dans une position économique excellente, tandis que la France et l’Italie luttent contre l’inflation sans garantie de succès. La situation prépondérante de l’Allemagne en Europe, économiquement et militairement, ne poussera-t-elle pas le Général de Gaulle à reconnaître le régime de Pankow comme il vient de le faire pour la Chine ? Certains rappels de la défaite de 1945 le font craindre. D’autre part, les Etats-Unis qui avaient espéré dans une Europe Unie, comme un partenaire loyal de la Communauté Atlantique et l’avaient encouragée, voient avec désespoir revivre cette Europe dite des patries qui est pour eux le panier de crabes dont les démêlés leur ont valu de verser leur sang dans deux guerres. Ne vont-ils pas abandonner une fois pour toutes aux Russes l’Empire qu’ils se sont constitué en Europe ? La division de l’Allemagne serait alors définitive et ce serait peut-être un jour la D.D.R. qui absorberait l’Allemagne et aussi le reste de l’Europe à la faveur d’un renversement politique. Cependant, Erhard viendra à Paris et y fera bon visage. Tout le monde à Rome comme à Bruxelles et à Londres s’accorde pour laisser passer l’orage. Comme l’a dit Erhard à Saint-Gall en Suisse : « L’omnipotence est toujours insensée, brutale et périlleuse, et en fin de compte, stupide ». Plus tard, on pourra réaliser une Europe « ouverte et démocratique » selon la formule adoptée à Rome par Erhard et Moro.
Les Mutineries en Afrique Orientale
Tout cela ne doit pas nous faire oublier l’Afrique Noire, théâtre ces jours-ci d’événements saisissants et rapides. A Zanzibar, en moins de rien, les Noirs révoltés ont massacré les Arabes et proclamé une République populaire. Leur chef, O Kelko ( ?) s’est promus maréchal. C’est un sorcier qui a fait ses armes chez les Mao-Mao. Les ministres Hanga et Babu les ont faites à Pékin et chez Fidel. Les Chinois ont déjà une ambassade et une nombreuse délégation et Moscou, pour n’être pas en reste, prend ce nouveau Cuba sous sa protection.
Au Tanganyika, en Ouganda, au Kenya ont éclaté simultanément des révoltes militaires. On devine que cette synchronisation n’a rien de spontané. Les trois chefs d’Etat : Nyerere, Obote et Kenyatta, pris de court et de panique, ont appelé les Anglais au secours et ceux-ci ont avec leur sang-froid coutumier rétabli l’ordre en un tournemain. Par contre, au Ruanda Urundi, ex-territoire belge, et au Congo même, massacres et pillages s’enchaînent. Chou en Laï entre temps, continue sa tournée en Afrique noire et y installe ses hommes. Au Congo, c’est un ancien ministre de Gizenka qui sème la terreur. En Angola, nous avons entendu à la radio de Beromunster, le chef de la rébellion Holden Roberto, exposer en un français volubile que, quoique pro-occidental, il s’adressait aux Chinois pour obtenir les armes que les puissances Atlantiques ne voulaient pas lui fournir. Ce sont les Chinois qui installent à Mogadiscio, en Somalie, un puissant émetteur radio. Au Cameroun, ils entretiennent le terrorisme. Ils sont partout en concurrence avec les Russes qui, pour n’être pas en reste, arment, diffusent, intriguent. Entre les deux, les pistoleros de Castro se chargent du coup de feu, et c’est Jomo Kenyatta, le chef de Mao-Mao, ex-prisonnier des Anglais devenu Premier ministre du Kenya, qui pour sauver son pouvoir appelle les troupes britanniques à son aide.
Combien de pauvres noirs doivent dire comme ce chômeur algérien : « C’est bientôt fini l’indépendance ? ».
CRITON