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Le Courrier d’Aix – 1964-03-28 – La Vie Internationale
Le Voyage au Mexique
Les Américains qui voyaient dans le voyage du Général de Gaulle au Mexique une manœuvre dirigée contre leur influence, en sont venus à une plus juste appréciation. Ils ont remarqué d’abord la réserve et la prudence du président Lopez Mateos à laquelle son hôte a dû faire écho : quant aux acclamations populaires, qui n’égalaient pas celles qui accueillirent Kennedy en 1962, les Américains ont reconnu qu’il valait mieux qu’elles aillent au représentant d’un pays libre qu’aux émissaires de Castro. Il en sera de même, à des degrés divers, pour les prochaines visites du Général dans le Sud du Continent américain où les appels à l’indépendance nationale seront entendus avec plaisir par ceux qui trouvent la pression des Yankees un peu lourde et qui sont le plus souvent les mêmes qui redoutent une révolution qui atteindrait leurs privilèges ou les mettraient sous la dépendance d’une dictature communisante.
Au surplus, dans l’état présent des charges et des ressources disponibles de la France, l’appui matériel qu’elle peut offrir à l’Amérique latine est très limité en regard du potentiel des Etats-Unis. Dans ce domaine, la visite du Président de l’Allemagne fédérale aura plus de poids sans changer toutefois le fait fondamental : le développement de l’Amérique latine dépend de l’apport des Etats-Unis, lié lui-même à la stabilité interne de chacun des pays qui la composent. Malheureusement pour la plupart d’entre eux, les divisions internes et l’instabilité monétaire rendent l’apport de capitaux extérieurs peu attrayant pour les investisseurs et en outre stérile pour le bénéficiaire – l’échec jusqu’ici de « l’Alliance pour le Progrès » lancée par Kennedy n’a pas d’autres causes. Sans ordre, sans confiance, sans monnaie stable, c’est plutôt à un désinvestissement et à un appauvrissement que l’on assiste. A cet égard, toutes les conférences en cours à Genève, à Alger ou à Colombo, qu’elles s’inspirent du capitalisme ou du marxisme, ne seront qu’échanges de projets et de discours. Attendons pour parler de celle de Genève qui durera trois mois.
Le Conseil de Solidarité Afro-Asiatique à Alger
Celle d’Alger, où dominent Ben Bella et Sékou Touré, ce sont en coulisse les rivalités de Pékin et de Moscou qui l’orientent : la phraséologie révolutionnaire masque les divergences. Sékou Touré, pionnier de la première heure de l’indépendance africaine, est à Conakry, tenu par ses adversaires pour un progressiste bourgeois. Ben Bella lui-même qui reçoit de l’aide des deux camps et prononce encore le mot de coopération avec les colonialiste est déjà suspect aux éléments prochinois, congolais, camerounais, angolais pour l’Afrique, indonésiens, néozélandais, cingalais, coréens du Nord pour l’Asie et l’Océanie. Dans les assemblées de cet ordre, on trouve toujours un plus rouge que soi qui n’attend qu’une occasion pour vous épurer.
Quoiqu’il advienne, Alger par cette manifestation a tenu ses promesses de devenir le centre de la révolution africaine, ce que ni Le Caire, ni Léopoldville n’ont pu faire. Cette évolution, de modestes habitants de l’Algérie française l’avaient dès le début de la révolte prophétisée. Nous avions, en son temps, relevé leurs propos. Il n’y avait que les officiels pour n’y pas croire. Tout ce qui renforce le prestige de Ben Bella ne fait que précipiter cette fatalité.
L’Aide Anglaise et Américaine à l’Algérie
Ben Bella tire parti de la rivalité sino-russe et plus concrètement de la rancœur des Anglo-Saxons contre la politique gaulliste à leur égard. C’est une société britannique avec la garantie financière du Gouvernement de Londres qui se chargera de la construction du troisième pipeline des pétroles sahariens que devait réaliser une Société française. Les Américains fourniront pour les installations d’Arzew, vingt millions de dollars. Grâce à ces concours, ce qui fut le pétrole français deviendra peu à peu algérien et même africain si les Chinois réalisent la route du désert qui reliera l’Algérie à l’Afrique Noire, que ce soit par représailles contre la France ou pour éviter que l’Algérie ne dépende exclusivement des communistes, l’un et l’autre sans doute. Il est clair qu’une politique de coopération aurait pu empêcher ce que nous vaut la politique dite d’indépendance nationale : politique qui n’a aucun sens dans le complexe du monde actuel et qui en a bien moins encore au regard des ressources dont nous disposons. En France même, les yeux peu à peu s’ouvrent.
Le Sauvetage de la Lire
Rien ne l’illustre mieux que le sauvetage de la Lire intervenu ces jours-ci au profit de l’Italie et par le concours des U.S.A. Malgré le déficit de la balance américaine des paiements, les Etats-Unis ont mis à la disposition de l’Italie un milliard de dollars auxquels s’ajoute l’appui du Fonds Monétaire International pour 225 millions. C’est à Washington et non auprès de ses partenaires de la C.E.E. que le Gouverneur de la Banque d’Italie, Carli, s’est adressé. Pourtant, l’Allemagne fédérale regorge de devises qu’elle a peine à stériliser et Paris aurait pu faire quelque chose. Cette démarche en dit assez sur l’état présent du Marché Commun dont le nom d’ailleurs comme jadis celui du Benelux commence à s’estomper dans les références de la presse internationale. Mieux, dans ce milliard de dollars, figure une avance de la Commodity Credit des U.S.A. qui va permettre à l’Italie de recevoir, sans les payer comptant, les matières premières nécessaires à son industrie et des produits agricoles qui lui manquent. Nous sommes curieux de savoir comment s’harmoniseront ces avantages avec les règlements élaborés à Bruxelles, en particulier les fameux prélèvements. La solidarité européenne n’a jamais été aussi démentie. Est-ce cela que l’on a cherché ?
Le Japon Rend Sa Monnaie Convertible
Un événement qui n’a pas suscité grand commentaire vient de se préciser dont la portée est, à long terme, considérable. Le Japon va, le 1er avril, rendre sa monnaie, le Yen, pleinement convertible : le Japon devient membre de l’organisation de coopération économique européenne (O.C.E.A.) dont les Etats-Unis et le Canada font aussi partie. Voici donc le Japon troisième pilier du Monde libre avec l’Amérique et l’Europe. Si la politique n’y faisait obstacle le quatrième devrait être l’Union Africaine. Cette entrée du Japon dans l’Occident sera au surplus pour l’économie de marché pour le capitalisme, un renfort de première grandeur.
On sait sa croissance fabuleuse depuis la défaite de 1945. Depuis 1950, la production a cru près de trois fois et demie. Premier pour la construction navale, second pour l’électronique et les textiles synthétiques après les U.S.A., troisième pour l’acier dans le Monde libre, et bientôt second aussi, le Japon libéré des restrictions qui l’isolaient va devenir un concurrent prépondérant dans la lutte pour les marchés extérieurs. Ne voyons-nous pas ses produits dans nos vitrines ? Ce sera aussi un bon client. Mais grâce à la frugalité et à la discipline de sa main-d’œuvre, à la puissance de ses trusts si décriés mais si efficaces, le Japon va mettre à rude épreuve les pays industriels d’Europe qui s’enlisent dans l’agitation sociale et l’inflation chronique.
Le défaut de la cuirasse est pour le Japon le manque de capitaux qu’exige une expansion trop rapide, malgré l’ampleur sans égale de son épargne intérieure. Mais il en trouvera qui seront attirés par cette ténacité dans l’effort et cette rigueur dans l’organisation. Ce péril jaune-là est peut-être plus réel que l’autre. Un économiste qui n’est pas un humoriste disait : « Vous verrez : le Japon vendra du riz en Camargue ». De fait, avec 4, 6 millions d’hectares cultivables pour nourrir cent millions d’hommes, le Japon arrive à garantir 80% de ses besoins alimentaires. C’est avec ces miracles-là qu’il faut compter. Revenus de leurs ambitions militaires, l’Allemagne et le Japon ont cherché une compensation dans la puissance économique. L’effort et la discipline qu’elle exige ne sont pas moins difficiles que l’autre. C’est une leçon qu’à notre tour il faudra tôt ou tard apprendre. Sinon, la grandeur restera verbale et le réveil douloureux.
CRITON