Criton – 1964-03-14 – Mésentente quasi générale

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Le Courrier d’Aix – 1964-03-14 – La Vie Internationale

 

Il règne actuellement dans le monde une mésentente à peu près générale d’un côté comme de l’autre du rideau de fer, et cela aussi bien en matière économique que politique. Ici des conflits ouverts : Vietnam, Chypre, Inde-Pakistan, Malaysia-Indonésie, ailleurs des tensions diplomatiques d’acuité diverse, les uns au bord de la rupture, les autres en tiraillements continuels. Les optimistes diront que pour la paix ces discordes disséminées sont moins périlleuses qu’un affrontement de deux Blocs bien soudés. Comme on s’est accoutumé à la guerre froide, on restera de sang-froid devant ces multiples querelles ; par leur nombre, elles s’annulent en quelque sorte et les Grands ne peuvent s’engager partout de peur de s’affronter.

 

L’Apparente Unité Arabe

Il y a cependant une exception : les Pays arabes. Depuis la réunion au sommet du Caire, un vent de concorde souffle parmi eux ; les spécialistes du Moyen-Orient en sont déconcertés, habitués qu’ils étaient à leurs rivalités perpétuelles. ; Les faits sont là : l’Arabie Saoudite et l’Egypte ont fait la paix au sujet du Yémen, l’Irak avec les Kurdes, la Jordanie avec Nasser, Ben Bella avec Hassan II. Même la Syrie se dit prête à l’union avec l’Egypte et l’Irak. Beaucoup demeurent sceptiques : ces accords sont plus spectaculaires que réels et ils sont surtout dirigés contre l’ennemi commun Israël ou à défaut les « impérialistes » dont on ne sait trop qui en fait partie. Il est cependant certain que le Monde arabe s’efforce de dominer l’instinct de discorde qui lui est naturel, considérant la puissance et les avantages que lui vaudraient son union surtout en face du reste du monde si divisé. Nasser en renonçant à la domination de l’arabisme joue maintenant la carte de l’union entre égaux et jusqu’ici il semble y parvenir.

 

Chypre

Revenons aux conflits aigus ou plutôt n’insistons pas ; on est las de répéter que rien ne s’apaise et que tout y va de mal en pis, à Chypre surtout. M. Thant croyait bien pouvoir mettre sur pied un contingent de Casques bleus et désigner un arbitre pour tenter ensuite une solution politique. Mais les pays désignés ne montrent aucun empressement et l’arbitre désigné, un fonctionnaire de l’O.N.U., est d’avance récusé ; et puis l’O.N.U. est financièrement sans ressources. Elle a déjà le Congo et la zone de Gaza sur les bras, le Congo ex-belge surtout où sa mission n’a guère brillé. Les Neutres se décideront-ils ? Nous l’ignorons encore : la tâche est ingrate et onéreuse et peut-être finalement stérile. Makarios cependant a fait quelques déclarations rassurantes. Il se rend compte que sa dignité ne l’autorise guère à assister sans s’interposer à un massacre entre les deux ethnies. Les Anglais, de leur côté, sont las d’une tâche impossible qui ne leur vaut que des affronts. Voilà. Quant aux autres, que peut-on en dire, sinon qu’ils échangent coups et invectives. Jusqu’où est-ce sérieux, sinon pour les victimes ?

 

L’Agriculture Soviétique

A l’Est, quoi de nouveau ? M. Krouchtchev vient de consacrer à l’agriculture soviétique un nouveau discours fleuve, six pages bien tassées des « Izvestia », pour nous dire qu’elle va fort mal, discours plein d’anecdotes qui en disent long sur la gabegie des kolkhoses et des sovkhozes. Le remède, eh bien, c’est d’appliquer à l’agriculture le système du capitalisme du XIX° siècle, payer les travailleurs des champs selon leur rendement, autrement dit payer les bons ouvriers mieux que les mauvais. Krouchtchev ne nous dit pas comment l’appliquer et par qui. Dans un labeur de groupe comme celui des fermes collectives, il est bien difficile de faire des distinctions, et celui qui les appliquerait ne soulèverait-il pas des inimitiés qui se retourneraient contre lui ? Les Exemples abondent eu U.R.S.S. où ceux qui font du zèle sont promptement éliminés ou découragés par le groupe solidaire contre les exigences de l’Etat.

Autre innovation qui concerne aussi bien l’agriculture que l’industrie : le passeport de travail. Un vieil adage là-bas définit l’homme : une âme, un corps et un passeport. Il date du temps des tsars. Il existe déjà en U.R.S.S. un livret de travail que tout citoyen doit conserver et présenter chaque fois qu’il sollicite une embauche. En pratique, ceux qui changent d’emploi l’ont toujours perdu, et les usines qui manquent de bras n’insistent pas. D’où ce qu’on appelle en U.R.S.S. par euphémisme la fluidité de la main-d’œuvre. C’est ainsi que dans certaines entreprises, un tiers, parfois la moitié, du personnel s’éclipse en une année et presque autant d’ingénieurs et de cadres s’en vont, remplacés par d’autres qui doivent à leur tour s’adapter au métier. Aussi, les plaintes des dirigeants affluent. Ils excusent ainsi la productivité médiocre de leur affaire.

Le nouveau passeport sera un véritable « curriculum vitae » du possesseur. On y lira non seulement son identité mais ses qualités professionnelles et toutes les appréciations sur ses aptitudes et sa conduite que ses employeurs seront tenus d’y faire figurer et chaque entreprise devra en conserver le double. Grâce à ce système, il n’y aura plus d’oisifs, ni de ces migrateurs qui changent de place dès qu’un travail ne leur convient pas. Il est probable que ce nouveau règlement sera inefficace grâce à la complicité qui règne à tous Les échelons. S’il était appliqué, cela reviendrait au travail forcé étendu à l’ensemble des travailleurs. Un ouvrier mal noté ne pourrait trouver d’emploi nulle part et serait fixé au labeur qu’on lui aurait assigné et cela obligerait l’entreprise à le garder. Staline avait déjà donné un ordre semblable. Ce qui n’avait pas amélioré le rendement.

 

La Convergence des Systèmes

Nous procédions à l’étude de ce passeport de travail quand nous lûmes, sous la plume d’un de nos plus célèbres professeurs, qu’à notre époque où le capitalisme se meurt, une convergence se dessine entre le collectivisme de l’Est qui se libéralise et notre socialisme occidental qui s’en rapproche par le développement de la planification. Peu à peu, affirme-t-il les deux systèmes finiront par se ressembler, voir à se confondre.

Rien en réalité ne vient appuyer une telle affirmation. Sans doute les pays communistes se rendent compte que leur système ne fonctionne pas à souhait et qu’il faudrait emprunter au capitalisme (non à la social-démocratie) ce qu’il a de bon. Krouchtchev l’a redit encore. Mais en fait, chaque fois que le Comité Central adopte des mesures de redressement, c’est toujours dans le sens d’une réglementation plus étroite. Les dirigeants, Krouchtchev le premier, ne cessent de fulminer contre la bureaucratie et régulièrement adoptent de nouveaux décrets qui renforcent son pouvoir et multiplient les inspecteurs et leurs employés. En fait de libéralisation, le passeport du travail en est un fameux exemple !

C’est devenu aussi un dogme qu’on enseigne : le capitalisme va vers sa fin. Or les pays qui dominent l’économie du monde dont le développement se poursuit sans à-coups dont la prospérité va croissant, où le niveau de vie général s’élève régulièrement et en ordre sont des pays capitalistes. Les Etats-Unis d’abord et surtout, mais aussi le Japon, l’Allemagne fédérale, l’Afrique du Sud, le Canada, la Belgique, la Hollande, la Suisse et même l’Espagne et en petit Hong-Kong, Formose. Au contraire, ceux qui s’aventurent vers le « socialisme démocratique », connaissent des difficultés, l’inflation, les crises financières, l’agitation sociale, tels en ce moment la France et l’Italie. Dans la compétition internationale sévère d’aujourd’hui, ils perdent pied peu à peu. Il nous serait facile d’aligner des chiffres à l’appui. Mais les mythes seront toujours plus forts que les faits : le malheur est qu’on les enseigne et que les générations qui montent finissent par y croire.

 

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