Criton – 1964-03-07 – Règlement à Chypre

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Le Courrier d’Aix – 1964-03-07 – La Vie Internationale

 

Règlement à Chypre

Chypre, encore Chypre, va-t-on enfin n’avoir plus à s’occuper de cette île sanglante ? Les Gouvernements d’Athènes et d’Ankara comme ceux de Londres et de Washington en seraient soulagés. N’était l’entrée en jeu des Russes, un compromis ne devrait pas tarder. En effet en 1960, les émeutes avaient un sens. Le général Grivas et son E.C.K.A. voulaient le rattachement de l’Île à la Grèce. Aujourd’hui, Chypre est indépendante et la Grèce comme la Turquie s’en accommodent fort bien. Grecs et Turcs de l’Île peuvent cohabiter en paix comme ils le font depuis des lustres dans les îles du Dodécanèse et en Thrace. Sans doute, le Traité de Zurich permet à la minorité turque de s’opposer à certaines décisions du président Makarios, d’où quelque paralysie administrative. Ces heurts ne peuvent justifier une crise d’ordre international. Mais il y a les communistes de l’Île, l’A.K.E.L. qui travaillent à en faire un nouveau Cuba, et Nasser qui fournit les armes pour chasser les Anglais d’une base militaire trop proche de l’Egypte et d’Israël, et Makarios qui par une diplomatie tortueuse veut atteindre à une autorité sans partage. Toutefois le conflit embarrasse trop d’hommes d’Etat pour qu’il faille désespérer d’un accord. L’O.N.U. surtout et M. Thant doivent trouver enfin là l’occasion d’un succès opportun.

 

Les Roumains en Chine

Le caractère majeur de ce début 1964 est la dislocation des deux Blocs. La Roumanie dont l’indépendance à l’égard de Moscou s’affirme d’étape en étape, entame avec Pékin un nouveau dialogue, en principe pour tenter d’apaiser le différend russo-chinois, en réalité pour affermir sa neutralité. Car le conflit entre les deux communismes ne disparaîtrait pas, même si Krouchtchev tombait. Le motif essentiel du voyage du ministre roumain Maurer ne peut être que la fourniture à la Chine du pétrole dont Moscou a cessé de l’approvisionner. La Roumanie peut en effet recevoir en échange de la Chine des marchandises qui lui manquent et dont les Occidentaux n’ont pas besoin.

Ce qu’il faut retenir, c’est la passivité ou plutôt l’impuissance des Russes. L’Albanie vient de saisir l’ancienne ambassade soviétique à Tirana. Georgiou Dej, le Premier roumain y maintient la sienne et, sans adopter la ligne chinoise, entretient avec Pékin des relations étroites dans tous les domaines, sans opposition apparente des Russes. A noter que leurs voisins bulgares en ont profité pour obtenir des Soviets un prêt de 300 millions de roubles. Le premier, Zivkov a sans doute fait valoir que dans l’état de délabrement de l’économie bulgare il serait sans cela obligé de solliciter les Américains. La Bulgarie est en effet le plus mal en point des satellites. Beaucoup d’usines ont dû fermer, faute de matières premières, le chômage s’est étendu. Le mécontentement populaire s’est traduit par de nombreux sabotages. Krouchtchev malgré ses difficultés propres a dû renflouer Sona.

 

Le Tourbillon Diplomatique Français

Depuis un an et plus, la politique française suscite dans le Monde libre autant d’irritation que d’inquiétude. Il y eut en janvier 1963 l’éclat de Bruxelles, cette année, la bombe chinoise et les conflits avec Formose et Saïgon, l’écroulement du Pacte franco-allemand, l’affaire Argoud, etc. ; on se demande si l’on n’assiste pas maintenant à une conjugaison de l’anti-communisme officiel et d’une nouvelle alliance franco-russe. Giscard d’Estaing est allé à Moscou. Rudnev, le spécialiste de l’industrie de guerre est venu visiter nos usines. Aujourd’hui, Podgorny, dit le numéro 3 du Kremlin et même le dauphin de Krouchtchev fait une tournée officielle et s’entretient avec le Chef de l’Etat. On annonce qu’Edgar Faure, après sa mission retentissante à Pékin est chargé d’une semblable auprès de Krouchtchev. On ne cache pas qu’une visite officielle du Général de Gaulle à Moscou est envisagée après la tournée des capitales d’Amérique latine, du Mexique au Chili.

Ce débordement d’activité diplomatique au moment où les difficultés intérieures de la France deviennent pressantes suscite à l’étranger beaucoup d’hypothèses. Certaines sont trop hasardeuses pour qu’il nous soit permis de les rapporter ici.

 

Flottement en Allemagne

 

Comme nous le pressentions, le renouvellement des laissez-passer entre les deux Berlin a tourné court. Mais Ulbricht a réussi à mettre en opposition le maire de Berlin-Ouest, Willy Brandt, devenu chef du Parti socialiste, avec le chancelier Erhard. L’affaire, à première vue, paraît plutôt un épisode de compétition électorale pour le scrutin de 1965, qu’une divergence politique fondamentale : ni Erhard ni Brandt ne veulent que la D.D.R. s’installe à Berlin-Ouest. Cependant l’opinion allemande évolue. Un certain rapprochement russo-américain et maintenant un accord possible franco-russe et les relations difficiles avec Paris, tout cela fait penser que tôt ou tard l’Allemagne de l’Ouest devra composer avec le Monde communiste faute d’appuis suffisants pour recouvrer son unité. On appelait autrefois cette orientation l’esprit de Rapallo. Comme l’isolationnisme américain, cet esprit-là n’est pas éteint. Avec sa puissance économique, Bonn peut demander beaucoup à une U.R.S.S. en crise permanente, et l’U.R.S.S. pour neutraliser l’Allemagne et s’associer son industrie peut sacrifier un satellite gênant. Peut-on espérer qu’à Paris, on tienne compte de ces possibles ?

 

L’Évolution des Économies dans le Marché Commun

Mais cela est lointain ; dans l’immédiat, ce qui préoccupe Erhard qui s’entretient à La Haye avec son collègue hollandais, c’est la divergence de plus en plus visible des économies des pays du Marché Commun. Expansion allemande, crise latente en France, explosive en Italie, voilà pour l’aspect financier qui requiert des mesures d’ajustement urgentes. Ces difficultés-là sont toujours surmontables, si pénibles que soient les remèdes ; ce qui l’est moins, c’est la divergence croissante dans l’ordre politico-social. La tendance en France pourrait se définir un national-socialisme en puissance à la française, c’est-à-dire avec ce que cela comporte de désordre mais aussi de liberté. En Italie où le communisme est actif et numériquement fort, c’est plutôt l’anarchie ou si le mot est trop fort, à l’italienne avec ce que cela comporte de confusion politique et de corruption administrative mais aussi d’un sens avisé de l’intérêt individuel et national.

Dans ce cas, comme dans le nôtre les tendances sont-elles compatibles à la longue avec une économie libérale à laquelle Allemands, Belges et Hollandais restent attachés ? Un marché commun en tout cas ne pourrait subsister si ces divergences s’accentuaient. De fait, les milieux d’affaires en France comme en Italie s’inquiètent ; les capitaux fuient ou se terrent ; les investissements diminuent. Le régime politico-social auquel ils sont soumis leur paraît plein de menaces. Ils ne collaborent plus avec un pouvoir qui paraît les condamner. Faute de vouloir faire l’Europe, on pourrait bien subir une récession.

 

                                                                                  CRITON