Criton – 1964-02-29 – Uncle Sam à Bout de Patience

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Le Courrier d’Aix – 1964-02-29 – La Vie Internationale

 

Comme on le pressentait, la reconnaissance par la France de la Chine de Pékin bouleverse de proche en proche l’équilibre déjà précaire du monde. Venant juste après la mort de Kennedy, à quelques mois des élections qui doivent faire de Johnson un président élu et non plus un intérimaire, ce fut pour les Etats-Unis un coup particulièrement dur. Assailli de difficultés, blessé par ce qu’il considère une trahison, l’Oncle Sam est à bout de patience. Dans ces circonstances, on peut toujours craindre un éclat. Puissions-nous nous tromper.

 

Suspension par les Etats-Unis de l’Aide Militaire

Un premier mouvement d’humeur du Gouvernement a consisté à priver d’aide militaire les pays qui commercent avec Cuba, soit la France et l’Angleterre qui ne recevaient que des sommes infimes, la Yougoslavie, l’Espagne et le Maroc pour qui ce retrait a plus d’importance. Cette mesure mesquine a été critiquée aux Etats-Unis même.

 

Situation Critique au Sud-Vietnam

Mais tandis que Cuba peut attendre, la situation au Vietnam frise le désastre. Les deux coups d’Etat successifs à Saigon, la propagande neutraliste appuyée par la France ont démoralisé l’armée et accru la lassitude de la population. Les Viêt-Cong, enhardis, ont multiplié les coups de force et perpétré à Saïgon même des attentats contre les ressortissants américains. On redoute à Washington un second Dien-Bien-Phu. Johnson est confronté avec ce dilemme : ou négocier avec les communistes en condition d’infériorité, c’est-à-dire capituler, ou intensifier l’action militaire et porter la guerre au Nord-Vietnam pour le couper du Sud. Les partisans de cette stratégie font valoir que la Chine n’a pas les moyens militaires pour s’opposer, qu’à Hanoï la disette est grave et le Gouvernement las lui aussi de soutenir ses guérillas. Mais il y a les Soviets qui ont fait savoir leur soutien aux Viêt-Cong. L’effet moral sur le Tiers-Monde d’une guerre élargie en Asie du Sud-Est par les Américains serait accablant. Aussi rien n’est décidé encore et cependant le temps presse.

 

A Chypre et en Malaysia

La décision de la France à l’égard de Pékin, la visite à Paris de Podgorny, l’intime de Krouchtchev qui n’entend pas se laisser distancer par Mao ont, par contrecoup, renversé la situation aussi bien à Chypre que dans le conflit Malaysia-Indonésien. Alors que les troupes anglaises étaient les bienvenues au début des troubles, la presse de Makarios les somme de s’en aller. Soekarno qui avait ordonné le cessez-le-feu à Bornéo, relance ses guérillas. On en est aux ultimatums. Si les Américains étaient contraints de se retirer du Vietnam, l’Asie du Sud-Est s’effondrerait comme un château de cartes.

 

L’Intervention au Gabon

La brusque intervention des troupes françaises au Gabon pour restaurer le pouvoir du président Léon M’Ba a soulevé bien des commentaires. Celle des soldats britanniques dans les trois ex-colonies d’Afrique Orientale servit de précédent. La France avait cependant abandonné à son sort Fulbert Youlou au Congo-Brazzaville, et cela aussi constituait un précédent. On en voyait les conséquences : le nouveau pouvoir reconnaît la Chine et sert de base et de refuge aux agitateurs communistes qui mènent la guérilla au Congo ex-belge. Partout, quelques soldats noirs armés, soudoyés et grisés, peuvent en quelques heures renverser l’autorité établie. Aussi, n’est-il pas surprenant que la plupart des Chefs d’Etat de l’ancien Empire français aient approuvé l’intervention de nos paras ; la différence de traitement accordé à Fulbert Youlou et à Léon M’Ba s’explique aussi par des raisons économiques.

Le Congo-Brazzaville est pauvre. Sa mise en valeur exigerait des investissements énormes et aléatoires. Le déficit de son budget était lourd à combler et l’administration de l’ex-abbé particulièrement corrompue. Le Gabon au contraire est riche et de nombreuses entreprises françaises y ont des intérêts considérables : il y a la Comilog qui exploite les riches gisements de manganèse de Franceville, la Compagnie des Mines d’Uranium qui contrôle le gisement de Mounana ; les pétroles d’Afrique Equatoriale qui exploitent les puits de Port-Gentil. Enfin, les industries forestières qui possèdent des concessions de bois d’okoumé sur plus de 500.000 hectares et le transforment en feuilles de contre-plaqué : les Sociétés Leroy, Rougier, Bois déroulés, Océan et Multiplex, affaires importantes qui exportent une large part de leur production, sans compter les comptoirs commerciaux comme Optorg dont les participations ne sont pas négligeables. Ces richesses ne pouvaient tomber aux mains du Bloc de l’Est qui les guette sous prétexte d’anti-colonialisme. Il n’en reste pas moins qu’une telle action menée manu militari cadre mal avec les prétentions à se faire le chef de file des non-engagés. On ne manquera pas d’en tirer argument à Moscou comme à Conakry et à Accra.

 

La Trêve en Kurdistan et aux Confins Algéro-Marocains

Devant tant de querelles ouvertes on s’en voudrait de ne pas signaler deux règlements de conflits qui contrastent heureusement avec l’acrimonie des relations internationales. La paix entre l’Irak et les Kurdes brusquement annoncée a si bien surpris que nous attendions pour en parler qu’elle se précise ; car ce n’est pas la première fois que s’est produite une trêve suivie bientôt de la reprise des combats. Il semble bien que ce soit sérieux. On ne sait pas encore quelles concessions les autorités de Bagdad ont accordées aux rebelles, ceux-ci en paraissent satisfaits. C’était là un foyer de troubles et d’intrigues pas loin des frontières de l’U.R.S.S. qui pouvait aisément dégénérer en crise internationale comme celui de Chypre.

Le Maroc et l’Algérie aussi ont fait la trêve. Du côté algérien, il était urgent de clore l’aventure. Les Africains l’exigeaient pour sauvegarder le prestige de leur unité proclamée à Addis-Abeba et Ben Bella a d’autres soucis que de faire la guerre au voisin. La misère est telle en Algérie qu’on parle d’une pause nécessaire à la révolution ; l’opposition au F.L.N. relève la tête ; le désordre administratif, la précarité des finances, le déficit des entreprises nationalisées, l’ampleur du chômage, autant de difficultés que l’aide « désintéressée » des Russes et des Chinois ne suffit pas à masquer. S’il n’avait la force militaire, le régime de Ben Bella ne tiendrait pas longtemps.

 

Le Déséquilibre Économique et Financier du Marché Commun

Les deux rencontres de Paris, celle du Chancelier Erhard et du Président Segni accompagné de Saragat, Ministre des Affaires étrangères, ont donné lieu à des échanges fructueux, comme disent les communiqués qui sont prudemment muets sur les résultats. On sait cependant qu’outre les sujets traditionnels sur lesquels existent de solides divergences de vues, un problème plus urgent a été discuté : le déséquilibre provoqué à l’intérieur du Marché Commun par la pression inflationniste que les Gouvernements de Paris et de Rome s’efforcent de réduire après avoir laissé s’emballer la conjoncture. A trop tarder, on doit recourir à des moyens drastiques et impopulaires et d’une efficacité incertaine.

Deux raisons à cela : d’abord la démagogie et l’agitation sociale permanente qui afflige les deux pays et qui entre parenthèse suffirait à interdire les grands desseins et les ambitions excessives. Ensuite, l’habitude prise depuis un demi-siècle de s’accommoder de la dégradation monétaire qui, pour être surmontée, exigerait une discipline nationale dont nous sommes plus que jamais éloignés. La crise que traversent l’Italie et la France, qui se double pour l’Italie d’une crise politique, compromet les investissements pour l’avenir et la capacité concurrentielle pour le présent de leurs industries respectives. L’effondrement des bourses de valeurs de Paris et de Milan l’atteste.

L’Allemagne fédérale au contraire a maîtrisé la surchauffe à temps et connaît une expansion sans heurts avec des prix stables. Les bourses allemandes comme celles des Etats-Unis sont près de leurs records. Mais cette prospérité de l’Allemagne est menacée par la faiblesse de ses partenaires. Elle est encombrée des excédents que son industrie accumule. Elle draine les capitaux flottants et ne sait comment les stériliser. La Suisse, pays refuge aussi, connaît les mêmes difficultés.

Pour être saine et durable, la prospérité devrait être générale à l’intérieur d’un même ensemble de nations. Une autorité supranationale ne serait pas de trop. Pour l’heure, on se demande : Faut-il revaloriser le Mark une seconde fois ou dévaluer une fois de plus le Franc et la Lire ? Pour cette dernière, il sera difficile de l’éviter. Pour le Franc, ce serait un tel désaveu politique qu’on n’ose y songer. Que conclure ? Pour que le Marché Commun devienne réalité, il faudrait que ses membres acceptent une discipline commune, voire une monnaie commune, un budget partout équilibré réglementé par un arbitre sans appel. Dans les circonstances présentes, autant demander la lune.

 

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