Criton – 1963-09-07 – Le Voyage de Krouchtchev en Yougoslavie

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Le Courrier d’Aix – 1963-09-07 – La Vie Internationale

 

Le Voyage de Krouchtchev en Yougoslavie

Le long voyage de Krouchtchev en Yougoslavie n’a pas changé grand-chose aux relations entre les deux pays. L’accueil des populations fut plutôt réservé, les résultats politiques incertains. Tito a maintenu sa position neutraliste. Il ne s’associera pas au Comecon. Il ne se prêtera pas à la division du travail entre pays socialistes. Les divergences subsistent sur l’organisation industrielle. Seuls les échanges entre l’U.R.S.S. et la Yougoslavie seront accrus. C’est peu.

Krouchtchev ne pouvait pas espérer intégrer Belgrade dans le Bloc oriental européen. Il n’y tenait peut-être pas. Le but essentiel de sa visite était de marquer que dans la famille socialiste un pays pouvait suivre ses voies propres en vue d’objectifs communs, et que les méthodes de Tito étaient différentes mais non opposées à celles de l’U.R.S.S. Tito dont cette visite renforce le prestige, pourra proposer aux pays non engagés qui se défient des expériences sociales de l’U.R.S.S., et plus encore de la Chine, des formules plus souples de collectivisation. Et cela non seulement aux pays sous-développés mais aussi aux Partis ouvriers des pays capitalistes. Avec un programme moins révolutionnaire, ces partis frères peuvent se présenter comme réformistes, sortir de leur isolement et se rapprocher du pouvoir comme on le voit en Italie et peut-être le verra-t-on demain en France.

La réconciliation spectaculaire de Krouchtchev et de Tito doit surtout servir à détourner les marxistes de l’exemple chinois et même à s’écarter au besoin du modèle soviétique. Dans cette perspective, le voyage de Krouchtchev n’a pas été inutile.

 

L’Intervention du Général de Gaulle dans la Crise du Vietnam

L’intervention du Général de Gaulle dans la crise vietnamienne fait presque autant de bruit que la Conférence du 14 janvier. Comme alors, les réactions vont de la surprise à la critique et même à la colère aux Etats-Unis, ce qui se comprend. On s’interroge sur les motifs de cette déclaration. La France ne peut rien pour rétablir la concorde au Vietnam où personne du reste n’a pu réussir. Les sectes, les factions politiques, les rivalités individuelles sont plus nombreuses qu’ailleurs, même en Extrême-Orient. Les Bouddhistes qui sont actuellement les protagonistes de l’opposition ne représentent qu’en théorie la majorité de la population. En fait, ils sont encore moins nombreux que les catholiques. Les intellectuels qui les soutiennent se dresseraient contre eux, si, par impossible, ils prenaient le pouvoir.

Dans l’ordre politique, il n’y a qu’une alternative, Diem ou l’armée, et l’évolution actuelle montre que l’armée préfère encore Diem à tout autre. Les Américains qui attendaient d’un coup d’Etat militaire le moyen de se débarrasser de la famille Nu se sont ravisés.

Dans l’ordre national, il n’y a aussi qu’une alternative : la continuation de la lutte contre le Viêt-Cong avec l’armée américaine, ou l’installation du communisme à Saïgon après une période neutraliste comme au Laos. Qui peut croire qu’Ho Chi Ming se conformerait à quelque statut international ? Ce ne pourrait être qu’une transition vers la prise totale du pouvoir. Même s’il le voulait, d’ailleurs les Chinois ne le laisseraient pas faire. Au surplus, une telle solution, la neutralisation du pays, même si elle réussissait, serait préjudiciable aux intérêts économiques de la France encore considérables au Vietnam. L’exemple du Laos est là encore pour le montrer.

 

Les Motifs de cette Intervention

Il est impossible qu’à Paris on s’abuse sur des données aussi évidentes. Alors ? Il y a, bien sûr, le désir de rehausser le prestige français auprès des Vietnamiens exilés ou des partis opposés à la présence américaine là-bas. Mais il y a surtout dans l’intervention du Chef de l’Etat français des mobiles de politique intérieure : rien ne peut mieux désarmer l’opposition de gauche qu’un camouflet aux Américains, comme autrefois il suffisait d’être anticlérical pour rallier ses suffrages. Dans certains milieux, la haine du Yankee passe tout. Il suffit de lire une certaine presse française, jadis véhémente contre le pouvoir dit réactionnaire, pour voir sa complaisance actuelle et son hostilité encore latente se nuancer de discrète approbation. Pour la droite, par ailleurs, on ne ménage pas les apostrophes contre la tyrannie totalitaire des Soviets, ce qui ne manque pas non plus son effet. Mais les communistes s’en moquent bien, pourvu que les Anglo-Saxons soient tancés. Tout ce qui éloigne la France de l’Alliance Atlantique a infiniment plus de prix que quelques rudesses verbales auxquelles ils sont accoutumés.

Quoi qu’il en soit, cette intervention dirigée contre la présence américaine au Vietnam, si elle réjouit certains, a suscité dans la presse étrangère une mauvaise humeur générale. On n’est pas tendre pour notre politique et le renom même de la France en est atteint. Nos intérêts matériels ne manqueront pas d’en souffrir aussi. Aux Etats-Unis même, les réactions hostiles ne faciliteront pas les futures négociations qui tôt ou tard devront affronter les difficiles problèmes économiques qui divisent Européens et Anglo-Saxons. A Rome et à Bonn, l’irritation n’est pas moins vive.

 

Les Raisons des Etats-Unis pour continuer la Lutte

Pratiquement d’ailleurs, l’intervention française dans la crise du Vietnam ne changera rien. Les Etats-Unis sont engagés et le million de dollars quotidien qu’ils dépensent là-bas pèse plus lourd que des offres de collaboration purement diplomatique. Il y a plus : la guerre au Vietnam est pour les Etats-Unis un champ de manœuvre permanent où, au prix de pertes légères, l’armée américaine peut expérimenter ses méthodes de combat dans la seule forme de lutte armée concevable à l’âge atomique : la lutte contre la subversion, ce qu’on appelle des « feux de broussailles ». Cet entraînement est précieux. On y essaye des tactiques, des engins et aussi des moyens d’action psychologique et malgré de grosses difficultés et quelques revers locaux, les militaires américains ne désespèrent nullement du succès final comme le répète le chef du corps expéditionnaire le général Harkins.

 

L’Agonie du Marché Commun

Les espoirs d’unification européenne s’affaiblissent chaque jour. Nous n’avons jamais cru au succès permanent du Marché Commun, mais nous pensions que cette désagrégation, après une période d’euphorie due à l’expansion rapide de l’Europe, serait déterminée par son ralentissement, par la surproduction qu’entraînent tôt ou tard de trop rapides progrès. Or il n’en est rien. Alors qu’au printemps, on pouvait s’attendre à un affaissement de la conjoncture, que des signes évidents de mévente se manifestaient en Allemagne et même en France, ces derniers mois ont vu au contraire un redressement inattendu. Même en Angleterre, la conjoncture s’améliore et, sauf peut-être en Italie, pour des raisons politiques, la courbe reprend son ascension. Ce n’est donc pas sous l’effet d’une crise d’ordre économique que le Marché Commun se dissout. Ce n’est pas non plus pour des raisons de pure politique, bien que celle de la France y ait une large part, mais pour des raisons plus profondes. A mesure qu’ils se développent, les pays du Marché Commun – et ce sera encore plus vrai pour l’Angleterre si elle se redresse sensiblement – ont des structures économiques qui vont divergeant. Au lieu de devenir complémentaires, leurs économies se font de plus en plus concurrentes. Et il y a surtout l’obstacle agricole. Une Europe qui pourrait se suffire pour se nourrir ne le peut que  grâce à la France, et les économies des autres pays membres ne peuvent, sous peine de voir se restreindre leurs marchés d’exportation de façon grave, dépendre du seul apport agricole français. Tout ce qui peut demeurer du Marché Commun, c’est la libéralisation acquise des tarifs douaniers industriels, et même en ce domaine, rien n’est définitif, surtout si comme c’est le cas depuis janvier, une volonté d’obstruction sournoise travaille à le saper.

 

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