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Le Courrier d’Aix – 1963-08-10 – La Vie Internationale
Les Conséquences Politiques de la Rupture Russo-Chinoise
Tandis qu’à Moscou on célèbre le Traité signé avec Américains et Anglais, la rupture de l’U.R.S.S. avec la Chine passe du domaine idéologique au politique. Si les Etats-Unis se réjouissent à bon droit de faire reculer la menace atomique pour longtemps, ils s’inquiètent de voir désormais les deux impérialismes communistes s’engager sur des voies différentes et même hostiles. Car Pékin n’aura plus à compter avec Moscou, qui sera sans pouvoir pour freiner sa politique agressive, que ce soit à Formose, en Corée, en Inde ou au Viet-Nam. Déjà en attaquant les patrouilles américaines au-delà de la ligne de démarcation en Corée du Nord, les Chinois ont voulu marquer qu’ils ne se considéraient plus tenus à observer des accords auxquels l’O.N.U. et les Russes les avaient obligés de souscrire. Le cas échéant, il en sera de même ailleurs.
L’Inquiétude en Inde
En Inde, l’inquiétude grandit : On fait état de concentration de troupes chinoises au Tibet et sur la frontière du Nord-Est. Des notes menaçantes sont envoyées par Pékin à la Nouvelle-Delhi, et Nehru dont l’autorité et le prestige ont beaucoup baissé depuis les défaites de l’automne dernier, se rend compte que sa politique de neutralité n’est plus qu’une fiction. Si les Chinois franchissent de nouveau l’Himalaya, il devra demander secours aux Américains et aux Anglais et ceux-ci ne pourront se dérober. Avec le Vietnam Sud et le Laos sur les bras, et le problème noir à domicile, les Américains ont assez de raisons d’être préoccupés.
La Poussée Chinoise vers le Golfe du Bengale
On ne sait rien évidemment des intentions chinoises : préparent-ils une invasion prochaine ou veulent-ils pour le moment affaiblir Nehru, imposer à l’Inde des dépenses militaires écrasantes et ruiner ses chances de développement ? Les deux hypothèses sont également vraisemblables. Mais on ne doute pas que tôt ou tard, la poussée chinoise vers le Sud se précisera. Nous renvoyons une fois de plus nos lecteurs à la carte d’une région peu connue qui fera un jour beaucoup parler d’elle : cette portion du territoire indien qui est au-delà de la péninsule et s’étend de l’Himalaya oriental à travers l’Assam vers les côtes du Golfe de Bengale le long de la frontière birmane.
Ce vaste pays n’est relié à la péninsule hindoue que par un étroit corridor entre l’Himalaya et le Pakistan Oriental, ce qui en rend la défense particulièrement difficile. Et le Pakistan a conclu récemment un accord frontalier avec la Chine, réglant la question des confins du Pakistan Occidental. D’autre part, le conflit du Kashmir qui oppose, depuis la séparation des deux Etats, le Pakistan à l’Inde, n’a pu être réglé, malgré les efforts des Anglais et des Américains. Nehru a commis une faute grave en ne composant pas à l’amiable un différend qui pouvait l’être sans capitulation d’un côté ou de l’autre. En se rapprochant de Pékin, le Pakistan a manifesté sa déception et l’on se demande s’il n’y a pas d’accord secret qui garantirait le Pakistan Oriental en cas d’invasion chinoise à l’Est de ce territoire.
L’Accord Malayasie-Indonésie-Philippines
Les menaces chinoises expliquent bien des choses. L’attitude prudente, sinon amicale, de la Birmanie à l’égard de la Chine et surtout l’accord finalement obtenu entre l’Indonésie, les Philippines et la grande Malaisie qui vient juste d’aboutir après mille péripéties. C’est là pour les Anglais et les Américains, un gros succès auquel les Soviets ont apporté un appui décisif.
Soekarno en effet ne voulait pas d’une Malayasie qui engloberait les territoires de Bornéo ex-britanniques qui font partie de l’Ile dont le reste lui appartient. Les Philippins de leur côté, émettaient des prétentions sur ces territoires. Ces jours-ci encore, Soekarno proclamait qu’il s’y opposerait par tous les moyens, et il a cédé. Mieux, les trois chefs d’Etat en cause s’entendent pour former ensemble une fédération dont l’objet serait précisément de faire obstacle à une poussée communiste, c’est-à-dire chinoise vers cette pointe de l’Asie et les îles qui leur font suite. Si Soekarno a consenti c’est que, privé de l’aide américaine, britannique et russe, le pays dont l’économie est catastrophique s’effondrerait dans le chaos et son chef avec lui. Il a pu d’ailleurs se renier aisément parce que l’opinion indonésienne est hostile à la pénétration chinoise comme l’ont montré les incidents récents de Djakarta et autres lieux dont nous avons parlé ici.
En fait, l’Insulinde et l’Inde elle-même sont passés de la neutralité à la protection conjointe des trois Grands : Etats-Unis, Angleterre, Russie ; on conçoit que cet échec a poussé au paroxysme la colère chinoise contre les Soviets.
La Conférence de Presse du Général de Gaulle
Les propos de la Conférence de presse du Général de Gaulle n’ont surpris personne. Ils ne contenaient rien d’inattendu. La force et la faiblesse de la politique française telle qu’il la mène, demeurent immuables. Par son intransigeance depuis 1945 et même avant, il a obligé ses partenaires à tenir compte de la France entravant toute initiative des Anglo-Saxons de nature à gêner nos intérêts nationaux, tels du moins qu’il les conçoit. Il use dans cette opposition systématique de tous les moyens diplomatiques dont il dispose, et malgré l’irritation de Londres et de Washington, l’obstacle français est difficile à tourner, cela est le côté fort ; le faible, c’est que l’isolement où cette politique conduit empêche d’en tirer un avantage quelconque. Comme on le voit présentement à Moscou, les affaires du monde se font sans la France. Elles ont pu déjà et pourront à l’avenir se faire contre elle.
La Menace contre le Marché Commun
De cette Conférence on a surtout retenu la menace d’une dissolution du Marché Commun, si d’ici la fin de l’année, les problèmes agricoles en suspens ne sont pas réglés selon les vues du Chef de l’Etat. Cette menace n’est pas sérieuse, car elle se retournerait contre nous ; mais elle est, elle aussi, un moyen de pression sur nos partenaires qui le supportent mal, surtout les Allemands. Ce sont eux en effet que la décomposition du Marché Commun affecterait le moins. Ils tiennent plus à la collaboration avec les Anglais et surtout avec les Américains qu’à des échanges limités à l’Europe des Six et cela, non seulement dans l’ordre économique mais aussi politique.
McNamara à Bonn
La visite prolongée que fait le Ministre américain de la Défense, McNamara à Bonn en est une preuve. Au cas où la France se détacherait plus ou moins complètement de l’Alliance Atlantique, Allemands et Américains étudient les moyens de se passer du support logistique français et d’établir des liaisons directes entre les forces américaines en Europe et la Bundeswehr. De même, ils élaborent en commun les moyens de défense de l’avenir, en particulier le char des années 70, la construction franco-allemande du char français ayant été abandonnée par Bonn.
Sur un autre plan, les divergences franco-américaines servent les Allemands. Ils veulent obtenir des Etats-Unis l’adoption d’une stratégie de défense à la frontière du Bloc soviétique et non en profondeur, comme les Américains le souhaitaient et l’application sans délai de la force atomique en cas de conflit. D’un autre côté, ils s’appuient sur l’opposition française à tout pacte avec la Russie et ses satellites qui pourrait compromettre la réunification. Tout cela intéresse plus les militaires et les diplomates que nous qui n’y voyons rien qui intéresse le proche avenir, mais cela montre assez que le refus de toute collaboration peut, à la longue, enlever tous les moyens d’action et d’influence que l’on comptait par-là utiliser. On voit déjà le moment où il sera impossible de renouer les fils quand cela deviendra indispensable.
CRITON