Criton – 1963-07-13 – L’Échec de Bonn

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Le Courrier d’Aix – 1963-07-13 – La Vie Internationale

 

L’Échec de Bonn

L’échec des négociations franco-allemandes de Bonn a pris le pas dans les commentaires sur le conflit russo-chinois. La presse étrangère n’est pas tendre pour la politique française depuis la fameuse conférence de presse du 14 janvier. Il était clair que le malencontreux Traité franco-allemand signé juste à ce moment, non seulement ne rapprocherait pas la politique des deux pays, mais risquait d’ébranler le long travail de réconciliation si heureusement conduit par la IV° République. La tristesse et l’irritation du chancelier Adenauer ces jours-ci, l’abstention et le silence de la rue après le délire d’enthousiasme soulevé par le passage du président Kennedy, montrent assez que la défiance s’est installée de l’autre côté du Rhin. Jusqu’ici, la politique suivie par la France l’avait conduite à l’isolement. Il faut compter aujourd’hui avec une hostilité quasi-générale.

 

La Réunion des Syndicats Libres à Dortmund

Dans une grande réunion à Dortmund, les Syndicats libres des Six pays du Marché Commun se sont prononcé contre le Traité franco-allemand, contraire à l’esprit du temps a dit Ludwig Rosenberg, président du D.G.B. Vingt-trois mille syndicalistes allemands y participaient et deux mille étrangers. Il y avait là Jean Monnet, le président de la Commission de Bruxelles Walter Hallstein, le président du Bundestag Gerstenmaier, le chef de la Social-démocratie Ollenhauer, et les Ambassadeurs anglais et américains, Mac Ghee et Roberts. Tous se sont prononcés pour l’unité des peuples d’Europe dans un Etat fédératif unique, manifestation sans portée pratique qui n’avait pour objet que de condamner la politique française et de donner une ampleur sans précédent à un courant d’opinion hostile à un nationalisme étroit, stérile et périmé.

 

La Compétition Idéologique

Tout cela n’est pas dramatique car, malheureusement ou heureusement selon le point de vue que l’on adopte, le cours des événements internationaux ne dépend plus des décisions de la France. Tout au plus, peuvent-elles le freiner pour un temps, mais cela suffit à nuire à un rayonnement spirituel qui est aujourd’hui notre meilleur espoir et notre véritable vocation de puissance mondiale, car sur ce plan aussi, celui de la compétition pour la conquête des esprits, la lutte est engagée. Le schisme idéologique du communisme en est un aspect, l’effort des Américains pour surmonter la crise raciale en est un autre. Il n’est pas de nation, grande ou petite, qui ne présente une idéologie propre ou collective pour faire avancer son prestige en même temps que des intérêts matériels.

Nous sommes inondés des propagandes les plus diverses au service d’une idée force. Les pays noirs ont la leur. Elle s’est manifestée à Addis-Abeba, plus récemment par le projet de fédération d’Afrique orientale qui réunira le Kenya, bientôt indépendant, à l’Ouganda et au Tanganyika qui le sont déjà. On l’a vu à l’œuvre au Bureau International du Travail dirigé contre le Portugal et l’Afrique du Sud, demain dans d’autres organismes internationaux et à l’O.N.U. Tout ce que le communisme a perdu en influence, les non-engagés cherchent en se groupant, à l’intégrer dans leur dynamisme propre, à forger des slogans nouveaux susceptibles de leur valoir des adhérents. Toutes ces cristallisations mouvantes, si l’on peut associer ces deux mots, qui se sont exprimées depuis Bandoeng et dont les centres se déplacent sans cesse, sont des facteurs psychologiques avec lesquels l’histoire contemporaine doit plus que jamais compter. Quand on a la prétention d’aller dans le sens de l’histoire, il conviendrait de ne pas adopter la seule attitude qui lui soit manifestement contraire, toutes les autres pouvant avec un peu d’imagination s’y conformer.

 

Le Rapprochement Russo-Américain

Si l’on tient pour acquis la rupture entre Pékin et Moscou, il reste à voir si cet événement favorisera de façon décisive le rapprochement américano-soviétique dont les signes, comme nous l’avons vu, se sont multipliés depuis fort longtemps. Un nouveau petit pas vient d’être franchi : l’établissement de la ligne téléphonique directe entre Moscou et Washington, dite « hot line » qui en cas de crise devrait permettre aux deux capitales de s’entretenir immédiatement. Le 15 juillet s’ouvrira la négociation de Moscou sur l’arrêt des expériences nucléaires. Elle n’aurait pas été décidée si l’on n’était pas convenu d’avance d’en publier un résultat positif. Mais ce peut être un simple acte diplomatique comme tant d’autres, ou au contraire un pas sérieux vers la détente. Cela dépend de la situation intérieure russe qui demeure obscure.

 

L’Indépendance Roumaine

Le point crucial est l’attitude indépendante de la Roumanie à l’égard du Kremlin, dont les manifestations de précisent chaque jour. On sait maintenant qu’après avoir envoyé à Bucarest son ami Podgorny, Krouchtchev est allé en personne, sans plus de succès, pour retenir Georgiou Dej dans la ligne soviétique. La Roumanie, limitrophe de l’U.R.S.S., enfermée dans la Mer Noire et complètement isolée du Monde libre, ne peut se permettre le même défi que la Yougoslavie en 1948 et de rompre avec le Kremlin comme l’a fait Tito. Son attitude n’en est que plus extraordinaire. Elle montre que l’U.R.S.S. n’a plus la possibilité d’user des mêmes moyens de pression qu’en Hongrie en 1956. Elle devra s’accommoder d’une certaine indépendance roumaine et il n’est pas douteux que les autres satellites se prévaudront de l’exemple. On dit même qu’ils encouragent en sourdine la résistance roumaine.

 

Le Voyage d’U Thant à Budapest et à Sofia

Le voyage en Hongrie et en Bulgarie de M. U Thant, le Secrétaire Général de l’O.N.U : n’est pas sans rapport avec ce relâchement des liens dans le Bloc de l’Est. Il a donné à Kadar à Budapest une sorte de satisfecit pour les mesures de libération appliquées par le Gouvernement hongrois et discrètement invité Zivkov à Sofia à faire de même. L’affaire hongroise de 1956 ne figurera plus sur l’agenda des délibérations de l’O.N.U. avec l’assentiment américain. Cette présence physique de l’O.N.U. dans deux capitales satellites est une sorte de garantie pour une plus grande liberté d’action et une réplique diplomatique aux menaces soviétiques de 1960-61 de paralyser l’O.N.U. par l’institution de la fameuse troïka. M. Thant est un habile homme. Lui aussi défie Moscou sans y paraître avec tact, et sûr d’être appuyé par la majorité de l’Assemblée, il a plus ébranlé le rideau de fer par sa visite que dix conférences Est-Ouest ne l’auraient pu faire. S’il est allé à Sofia sans prétexte précis, c’est sans doute pour faire sentir la présence de l’O.N.U. en Roumanie sans s’y rendre. Ces nuances diplomatiques ont toutes un sens.

 

L’Exposition Italienne à Bucarest

Les Italiens qui dans ce domaine ont un flair très subtil ont donné un relief considérable à leur exposition industrielle à Bucarest. La Roumanie est un pays latin. Les officiels italiens qui ont inauguré l’exposition n’ont pas manqué de le rappeler. C’était aussi un pays d’influence française avant le bolchévisme. Sentant le vent d’indépendance qui souffle là-bas, les Italiens ont tenté de s’y faire une place. D’après l’intérêt que leur exposition a suscité, et l’accueil chaleureux des Ministres roumains, ils peuvent se flatter d’avoir réussi.

 

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