Criton – 1963-07-06 – Le Schisme Communiste

ORIGINAL-Criton-1963-07-06  pdf

Le Courrier d’Aix – 1963-07-06 – La Vie Internationale

 

Le Schisme Communiste

La presse internationale est pleine de commentaires sur le schisme communiste, Krouchtchev l’a rendu public dans son discours à Berlin-Est et l’expulsion de Moscou de trois diplomates chinois laisse au colloque du 5 juillet peu de chances de trouver un compromis. Mais ce ne sont pas les seuls signes du désarroi dans le Bloc de l’Est : on a remarqué l’absence à la réunion des chefs des pays satellites à Berlin-Est de Georgiou Dej, le leader roumain.

Il y a quelque temps que nous avions signalé les symptômes successifs du détachement roumain ; refus de s’associer aux plans soviétiques de coopération et de division du travail entre pays socialistes à la réunion du Comecon, envoi d’un représentant roumain à Tirana en Albanie, accord commercial avec la Chine et enfin, ces jours-ci, seule la Roumanie a publié la fameuse lettre en 25 points du Parti communiste chinois. Malgré les multiples voyages plus ou moins secrets des hauts dignitaires soviétiques à Bucarest et sans doute de Krouchtchev lui-même, le Parti roumain a tenu bon. Sans s’aligner complètement sur Pékin, Georgiou Dej a manifesté la résolution de la Roumanie de se tenir à l’écart de la querelle et de mener une politique nationale, tant dans l’ordre économique qu’idéologique.

Dans les pays occidentaux, partisans de Moscou et de Pékin s’affrontent. Le petit parti belge, le premier, s’est scindé en deux factions. Enfin, au Congrès international des femmes à Moscou, les incidents ont été multiples. La délégation italienne a quitté la salle à deux reprises pour protester contre les propos outranciers dirigés contre l’Occident et les représentants Chinois et Hindous en sont venus aux mains. Le Congrès s’est terminé dans la confusion, malgré les efforts de conciliation de la Terechkova, la cosmonaute soviétique, et de l’inévitable passionaria espagnole Dolorès Ibarruri. Au surplus, nous avons remarqué la nervosité inaccoutumée de Krouchtchev à Berlin-Est. Ses plaisanteries habituelles sonnaient faux.

 

Les Conséquences de la Déstalinisation

Voilà donc l’aboutissement de ce lent déclin du prestige de l’U.R.S.S. que les retentissants exploits scientifiques renouvelés pour la propagande n’ont pu arrêter. Le cours de l’histoire n’est pas aussi rapide qu’on le croit communément. Le point de départ se situe en février 1956, au fameux XX° Congrès du Parti, quand Krouchtchev dénonça les crimes de Staline. La déstalinisation fut de sa part une erreur capitale. Nous le lui disions à ce moment en terminant notre article par ces mots : « Il est dangereux de toucher aux idoles. On ne sait jamais où cela mène, M. Krouchtchev ». Puis il y eut la révolte hongroise d’octobre qui consacra en quelque sorte le tournant.

Depuis, Krouchtchev a commis beaucoup de fautes depuis le défrichement des terres vierges jusqu’à l’affaire de Cuba. L’étonnant, c’est que son autorité, malgré tant de mécomptes, ait pu se maintenir. En pays démocratique, il en aurait peut-être été autrement ; encore n’est-ce pas certain. On voit bien MacMillan, malgré le scandale Profumo se remettre en selle grâce à l’appui des militants de base de son Parti. Le pouvoir a par lui-même un tel prestige que celui qui le détient peut résister aux pires désastres. Nous en savons quelque chose. Ici, rien n’indique que Krouchtchev soit sur le point de le perdre. Même si la décomposition du Bloc soviétique amenait les satellites à modifier le régime, les nouveaux dirigeants seraient obligés de maintenir avec Moscou une certaine forme d’alliance, ce qui permettrait aux Russes de sauver la face et à Krouchtchev de se faire gloire de son libéralisme.

Nous n’en sommes pas là ; les événements n’iront pas vite ; mais les difficultés économiques des satellites sont tellement aigües que, même en mettant les choses au mieux pour les Novotny et autres, ils devront réviser peu à peu leurs structures pour faire face aux pénuries trop flagrantes. Il est difficile de prévoir jusqu’où ces transformations pourront aller. Ce qui est sûr, c’est qu’elles s’imposeront.

 

La Querelle Franco-Américaine

En regard de cette évolution à l’intérieur du Bloc soviétique, la querelle franco-américaine autour de l’O.T.A.N. et de la force de frappe apparaît dérisoire et même anachronique. Dans l’avenir prévisible et cela pour bien des années sans doute, les risques de guerre nucléaire sont exclus. La Russie ayant maintenant à faire face sur deux fronts, celui de la Chine et celui des satellites, elle aura fort à faire pour conserver son empire, le dernier empire du monde actuel. D’autre part – et nous nous excusons de le répéter – une force atomique, qu’elle soit française, franco-allemande ou même européenne, Angleterre incluse, n’aurait d’efficacité et de raison d’être qu’offensive, c’est-à-dire si on la déclenchait la première pour prévenir l’agression adverse, ce qui est impensable. Sinon, Krouchtchev nous l’a dit maintes fois, tantôt aux Anglais, tantôt aux Allemands, l’Europe serait anéantie avant toute riposte. MacMillan a rappelé récemment, ce que chacun sait, que les Russes ont installé 700 rampes de lancement de fusées nucléaires à portée moyenne sur le pourtour du rideau de fer ; or une vingtaine de ces bombes suffiraient à paralyser ce qui reste d’Europe libre, et cela en quelques instants. Il est certain que ce serait là le premier acte d’une agression russe, si, par impossible, ils étaient décidés à jouer le tout pour le tout. Mais pour cela, il faudrait que simultanément ils puissent écraser les Etats-Unis avec les fusées intercontinentales ce qui est techniquement impossible dans l’état présent et même futur, à moins d’une mise au point unilatérale d’engins d’un type inédit, ce qui ne s’est jamais vu.

Ces considérations banales de simple bon sens ne paraissent nulle part dans les discussions des militaires ou des politiques. Ce n’est certes pas par ignorance. Mais ce genre d’évidence gêne les desseins des militaires comme ceux des gouvernants, les uns parce que la course aux armements est leur raison d’être, les autres pour des calculs de prestige et de combinaison diplomatique. Tant pis si les nations s’y ruinent.

 

Résistance à la Force Multilatérale

Les résistances néanmoins se font jour. Le président Kennedy qui n’a pas beaucoup de chance avec ses grands desseins, se voit obligé de remettre à plus tard la réalisation de la force nucléaire multilatérale. MacMillan n’en veut pas plus que ses successeurs travaillistes qui l’ont par avance rejetée, et les Allemands ne l’ont acceptée en principe que parce qu’ils savaient que les autres la refuserait. On sait qu’il s’agissait de construire, à coups de milliards de dollars, une force navale de surface nantie de fusées Polaris et comportant des équipages mixtes et des marins de chacune de nations engagées. Comme la décision de mettre les fusées à feu restait aux Américains, les autres trouvaient bien coûteux cette participation indirecte et de pur prestige à l’arme atomique. En outre, ces navires déguisés en cargos étaient des cibles faciles pour les bombardiers adverses à long rayon d’action. Les Russes, pour mieux le démontrer, ont envoyé quelques-uns des leurs dans les eaux américaines. On se demande comment un projet aussi saugrenu a pu être pris au sérieux.

 

Les Tournées en Allemagne

Le théâtre et la politique se ressemblent. Kennedy a fait en Allemagne fédérale et à Berlin-Ouest une tournée triomphale pour effacer l’effet de la visite éclatante du Général de Gaulle. Krouchtchev pour n’être pas en reste, a fêté à Berlin-Est les soixante-dix ans de son suppôt Ulbricht. Et il y avait du monde devant le cortège. Notre Président retourne à Bonn cette semaine pour mesurer la portée de la visite de Kennedy.

Les Allemands sont très flattés de tant d’attentions. Il y a de quoi. Ils ne voudront pas se souvenir du temps où on annexait la Sarre, où l’on voulait internationaliser la Ruhr et la rive gauche du Rhin, où l’on ressuscitait l’alliance russe. La mémoire pour les hommes est souvent gênante, pour les peuples, elle serait funeste.

 

                                                                                            CRITON