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Le Courrier d’Aix – 1963-06-29 – La Vie Internationale.
Une Rupture Inévitable
A la veille du Colloque du 5 juillet qui devait aplanir leurs divergences, les Chinois ont envoyé aux Russes une lettre en 25 points qui est un réquisitoire complet contre Krouchtchev et sa politique. Celui-ci s’étant refusé à le rendre public, les Ambassadeurs chinois auprès des satellites de Moscou, l’ont répandu sous forme de tracts ; la rupture, si elle n’est pas officielle, n’en est pas moins consommée. Dès que les premiers symptômes de ce schisme apparurent, il était clair pour nous qu’il serait mené à son terme. Les Kremlinologues ne le croyaient pas. Il y a cependant des développements historiques que l’on peut prévoir longtemps à l’avance parce qu’ils sont si fortement inscrits dans l’ordre des choses qu’aucun événement fortuit n’en peut briser le cours. La rivalité russo-chinoise est de ceux-là.
Les Premiers Signes du Conflit Russo-Chinois
Le 11 octobre 1958, nous avons consacré ici un article à ce problème. Les Chinois bombardaient alors les Iles Quemoy et Matsu et menaçaient Formose. Brusquement, ils s’arrêtèrent. On apprenait que Krouchtchev venait de faire à Pékin un second voyage secret. Aux fêtes d’anniversaire de la République Populaire de Chine, aucun haut dignitaire russe n’avait paru. Quelque temps auparavant, un Congrès s’était tenu à Irkoutsk où de nombreux rapports avaient souligné l’importance d’une colonisation et d’une mise en valeur urgente de la Sibérie orientale le long de la frontière chinoise. Enfin, des bruits venus de Hong-Kong faisaient état du départ inopiné des techniciens russes avec leurs familles des zones industrielles où ils travaillent en Chine et nous concluions sur ces mots :
« Si nous nous sommes étendus sur cette question, c’est qu’elle nous paraît un des problèmes clefs de l’avenir du monde parce que susceptible avec le temps de modifier radicalement l’orientation de la politique russe. »
Il a fallu cinq ans pour que le conflit apparaisse dans toute son ampleur. Les conséquences ne se sont pas encore toutes dégagées. Cependant, la coexistence pacifique, d’un slogan de propagande est devenue réalité. L’U.R.S.S. ne peut plus se hasarder à une épreuve de force. On l’a vu à Cuba et peu à peu la détente russo-américaine s’inscrit dans les faits même si en paroles, l’hostilité demeure.
Comment la Politique Russe s’en Trouve Modifiée
Les Russes ont fait leur possible pour éviter cette rupture avec la Chine. Ils savaient combien elle affaiblissait leur position internationale. Ce sont les Chinois qui l’ont voulue voyant qu’ils ne pouvaient plus compter sur l’aide soviétique et que n’ayant plus rien à perdre de ce côté, ils y gagnaient de pouvoir rallier à eux les mouvements révolutionnaires des pays sous-développés, particulièrement des peuples de couleur. Krouchtchev de son côté, en a tiré les conséquences : le mouvement communiste ne devra plus paraître ni révolutionnaire, ni subversif, mais se faire l’avant-garde d’un réformisme progressif allié de tous les partis, même bourgeois, qui veulent réaliser la justice et l’égalité sociale par des moyens légaux.
Le moment paraît favorable : l’Italie est actuellement le banc d’épreuve de cette politique. Les communistes viennent de réussir à empêcher les socialistes de Nenni de collaborer avec le Gouvernement centriste d’Aldo Moro. Ils espèrent, à la faveur de la confusion politique où se débat l’Italie, arriver avec les socialistes dans une élection prochaine à s’approcher de la majorité, et obliger un gouvernement plus orienté à gauche à accepter leur soutien en attendant mieux. Ce précédent créé, on devine où l’opération pourrait être tentée ailleurs. La défense de l’empire russe serait assurée même sans changement apparent, si des gouvernements plus ou moins neutres consentaient à une collaboration pacifique.
Les 25 Points Chinois
Mais revenons aux « 25 points des Chinois ». C’est précisément cette politique qu’ils stigmatisent :
« Les « camarades » incriminés protègent en fait, disent-ils, les intérêts du capitalisme, trahissent ceux du prolétariat et dégénèrent en Sociaux-démocrates. Ils vont s’identifier, en glissant sur le chemin de l’opportunisme avec les nationalistes bourgeois et devenir un appendice des impérialistes et de la bourgeoisie réactionnaire….. ». « Un parti qui représente l’aristocratie du travail est incapable de gagner la révolution et d’accomplir la grande mission historique du prolétariat.. » et pour finir, la menace : « Si le groupe dirigeant adopte une ligne non révolutionnaire et se transforme en parti réformiste, les marxistes-léninistes du dedans et du dehors le remplaceront et mèneront le peuple à la révolution ».
On ne saurait être plus net ; les hostilités sont ouvertes.
Kennedy en Allemagne
Le président Kennedy est en Europe : beaucoup, adversaires et partisans, avaient cherché à le détourner du voyage : la situation à l’intérieur requiert sa présence en plein mouvement d’agitation raciale. En Italie, il n’y a pas de gouvernement, tout au plus un cabinet chargé de l’intérim. En Allemagne, un Chancelier qui s’en va et un autre n’est pas encore en place. En Angleterre, un Premier virtuellement démissionnaire. Comment discuter de problèmes essentiels qui engagent l’avenir sans interlocuteurs autorisés ? Kennedy a passé outre. Il a reçu en Allemagne un accueil plus enthousiaste qu’on ne prévoyait ; c’est dire que le peuple allemand voit dans la présence américaine une garantie de sécurité qu’aucune combinaison continentale ne peut remplacer, et c’est cela que Kennedy est venu lui dire en termes précis.
L’Attitude d’Erhard
Le résultat des entretiens politiques dépend de l’attitude d’Erhard, le futur Chancelier. On peut la deviner : le ministre de la guerre, Von Hassel qui vient d’avoir des entretiens avec son collègue français a déclaré qu’on ne pouvait prévoir si le président des Etats-Unis en 1970 offrirait à l’Europe et particulièrement à l’Allemagne, les mêmes garanties qu’aujourd’hui, par conséquent, ajoutons-nous, en préparant pour cette époque, une défense commune avec une France pourvue d’un bouclier atomique, nous serons en mesure de substituer au déterrent américain défaillant, une armée susceptible de refouler l’adversaire. En fait, il est peu probable qu’Erhard, ou quelque autre allemand responsable, croie à cette solution. Mais cela constitue un atout dans la discussion. Kennedy voudrait engager l’Allemagne dans la constitution d’une force atomique multilatérale, fort onéreuse et plus symbolique qu’efficace, à une contribution accrue à la défense du Dollar et à l’aide aux pays sous-développés, aussi dans une ouverture plus large aux importations américaines par un abaissement des tarifs protecteurs, enfin et surtout à détourner l’Allemagne de relations militaires particulières avec la France qui risquent d’obliger Moscou à un raidissement, au moment où Kennedy cherche la détente. Sans doute, il n’aura pas de peine à montrer à Erhard quelles conséquences graves, catastrophiques même, aurait une alliance militaire avec la France qui amènerait les Etats-Unis à se retirer peu à peu d’Europe. Mais de son côté, le Gouvernement allemand n’entend pas payer un prix trop élevé pour une garantie américaine de sécurité aussi indispensable aux Etats-Unis qu’à eux-mêmes. Erhard peut se servir du Traité franco-allemand auquel il ne peut, ni ne veut renoncer, pour se dérober à des exigences excessives. La diplomatie est faite de ces marchandages.
Le Nouveau Chef de la Chrétienté
Le monde a accueilli avec faveur l’élection du Cardinal Montini au Pontificat. On y voit la garantie d’une continuité de la politique d’union des Chrétiens à laquelle Jean XXIII avait rallié tant de suffrages, une contribution active aussi à la normalisation des rapports entre l’Eglise du Silence, au-delà du rideau de fer, avec les pouvoirs établis. C’est pourquoi le Conclave a choisi une forte personnalité que la Chrétienté attendait, plutôt qu’un diplomate que les prudents auraient préféré. La tâche pour Paul VI est difficile : développer cet élan de charité qui avait fait tant aimer son prédécesseur tout en évitant les pièges tendus par le communisme qui peut l’utiliser pour ses desseins. En Italie même, il lui faudra dégager l’Eglise d’attaches politiques trop étroites, sans perdre la direction des âmes, et en Europe en général, encourager certains zèles tout en maintenant l’ardeur dans de prudentes limites. L’Eglise a toujours excellé à orienter des mouvements complexes et souvent opposés. Nul doute qu’on peut attendre du nouveau Pontife le même équilibre d’amour et de raison.
CRITON