Criton – 1963-06-22 – Discours de Kennedy

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Le Courrier d’Aix – 1963-06-22 – La Vie Internationale.

 

Le Discours à l’Université de Washington

Le récent discours du Président Kennedy à Washington a été accueilli comme un événement important, sinon capital, de l’après-guerre. Il annonçait le transfert à Moscou, en accord avec Krouchtchev et MacMillan, des négociations sur l’arrêt des expériences nucléaires qui trainent sans résultat depuis cinq ans à Genève. Il s’engageait en outre à renoncer aux essais dans l’atmosphère et à ne pas les reprendre avant que les Russes ne l’aient fait les premiers. Ces déclarations étaient accompagnées de propos pacifiques :

« Parmi les nombreux traits que nos deux peuples ont en commun, aucun n’est plus fort que la haine commune de la guerre … » « Nous devons prendre le monde tel qu’il est et non tel qu’il aurait pu être si l’histoire de ces derniers dix-huit ans avait été différente … » « Chose presque unique parmi les Grandes Puissances mondiales, nous n’avons jamais été en guerre avec la Russie ».

Pour ceux qui n’ont pas la mémoire courte, non seulement il n’y a rien là de nouveau, mais nous avons entendu des phrases analogues de feu Roosevelt à Yalta en 1945, deux mois avant sa mort, et maintes fois d’Eisenhower avant et pendant la fameuse entrevue de Camp David en 1959. Ce n’est pas non plus le premier moratoire des expériences nucléaires que les Etats-Unis ont respecté jusqu’au jour où, sans préavis, l’U.R.S.S. les a repris. Quant aux négociations qui s’ouvriront à Moscou avec Averell Harriman pour l’Amérique et Lord Hailsham pour l’Angleterre, les précédents ne manquent pas dont la visite du vice-président Nixon à Moscou en 1959, toutes entreprises qui n’ont rien changé aux relations Est-Ouest, pour mieux dire, qui les ont figées au point où elles sont encore. Ces manifestations oratoires et ces déclarations solennelles ne méritent pas les commentaires emphatiques qu’on leur consacre.

 

Le Véritable Sens du Discours

Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont aucun sens, mais pas celui qu’on lui attribue. Kennedy parait convaincu que les Etats-Unis ont intérêt à consolider la position de Krouchtchev à l’intérieur de l’U.R.S.S. et aussi en face des Chinois qu’il doit affronter le 5 juillet. Dans cette phrase du discours cité, Kennedy y fait allusion :

« Le cours du temps et des événements apporte souvent des modifications surprenantes aux relations entre nations. »

En poursuivant le dialogue avec Moscou on peut aider à la rupture entre la Chine et l’U.R.S.S. et amener celle-ci à collaborer à maintenir l’équilibre dans l’Asie du Sud et du Sud-Est, collaboration dont nous avons signalé des preuves significatives dont le récent accord Indonésie-Malayasie-Philippines n’est pas le moindre. Les Etats-Unis comptent sur les intérêts communs pour consolider la paix entre les deux Grands. Depuis l’affaire de Cuba, on peut être sûr qu’elle n’est pas en danger.

Un accord sur l’arrêt des expériences nucléaires, s’il était conclu à Moscou, ce qui est loin d’être assuré, aurait l’avantage de condamner aux yeux du monde les expériences que s’apprêtent à faire la France dans le Pacifique et sans doute la Chine un jour ou l’autre. Elles ne les empêcheraient pas, car ni les Etats-Unis, ni l’U.R.S.S. n’y peuvent quoi que ce soit, mais cela fournirait un argument et un moyen de pression dans les négociations futures à l’O.N.U. et au sein de l’un et l’autre Bloc. Isoler la France d’un côté et la Chine de l’autre constituent un intérêt commun ou du moins parallèle dans leurs camps respectifs.

 

Les Émeutes en Perse

Il n’est pas trop tard pour revenir sur un événement intéressant : l’évolution des peuples, les révoltes sanglantes qui se sont déroulées à Téhéran et autres villes de l’Iran. Révolte singulière qui va en sens inverse de celles qu’on observe ailleurs. On l’a qualifiée en effet de réactionnaire. C’est le seul exemple, depuis que les peuples sous-développés s’agitent, d’une rébellion des masses contre des réformes progressistes. Des paysans persans s’insurgent contre la distribution des terres et contre le vote des femmes ; les affamés et les chômeurs soutiennent par la violence les privilèges du clergé musulmans et la propriété des grands seigneurs. Un sous-prolétariat affronte le feu de la police pour protester contre la participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises, contre la nationalisation des biens privés et même contre l’analphabétisme : Révolution des pauvres contre une révolution faite pour les pauvres.

C’était bien en effet une « révolution blanche » instaurée par le Shah en personne : 1° distribution aux paysans de 33.000 des 58.000 villages qui constituent l’ensemble des terres de l’Iran ; 2° nationalisation des forêts ; 3° vote des femmes ; 4° participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises ; 5° constitution d’une « armée du savoir » par laquelle les conscrits pourvus d’un diplôme secondaire seraient exemptés du service et envoyés dans les villages pour enseigner. Un référendum avait, grâce à de fortes pressions d’en haut, consacré ce programme, mais l’opposition demeurait forte : celle des éléments religieux parce que le vote des femmes est contraire à la tradition islamique, et contre l’expropriation des terres appartenant aux Communautés religieuses. Opposition du « front national » de gauche, non contre les réformes elles-mêmes, qu’ils approuvent même, parce qu’elles émanaient du Shah qui incarne le pouvoir personnel ; opposition des nomades qui se voyaient condamnés à cultiver la terre et à s’y fixer. Enfin du paysan contre le vote des femmes considéré comme une diminution du prestige masculin, la femme étant le seul bien dont il était le maître absolu et incontesté.

 

La Féodalité en Iran

Comme en Russie avant l’abolition du servage, le propriétaire en Iran n’est l’est pas seulement de la terre, mais du village. Il en est l’administrateur ; il en assure le financement ; il exerce la justice ; il le représente devant les pouvoirs publics. Il fournit aux paysans semences et instruments de travail, entretient les canaux d’irrigation. Disparu, le propriétaire du village, les terres distribuées, le paysan se sent seul, abandonné. En Russie, après 1861, les paysans serfs avaient manifesté la même inquiétude. Cent ans plus tard, s’ils avaient vécu, ils s’apercevraient peut-être qu’ils n’avaient pas tout-à-fait tort. Sous l’influence du clergé islamique, les masses iraniennes se sont révoltées contre la personne du Shah promoteur de l’hérésie, contre ce Gouvernement qui lui obéit, et surtout contre l’Occident inspirateur de ces réformes. Sans doute, le progrès finira par l’emporter, mais il est instructif de voir qu’il peut être mal accueilli, que des peuples peuvent ne pas voir dans cette évolution une promesse de bonheur futur.

 

Les Ratifications du traité franco-allemand

Le Traité franco-allemand vient d’être ratifié par le Parlement français, non sans résistances, comme il l’avait été, non sans réticences, par le Parlement de Bonn. Il nous paraît outrecuidant de faire de cet instrument politique dont la portée pratique est bien problématique, le symbole de la réconciliation franco-allemande. Cette « Révolution mondiale » était accomplie avant 1958, simplement parce qu’elle était de l’intérêt commun et correspondait au nouveau rapport de forces en Europe, issu de la guerre. Les peuples l’avaient compris, l’un y mettant plus de raison que de cœur, l’autre autant des deux.

En Allemagne où l’élan avait été chaleureux, le Traité a semé la méfiance. Où veut-on en venir, se demandent beaucoup ? Veut-on nous éloigner des Etats-Unis, nos protecteurs les plus sûrs ? Veut-on nous plier et même nous assujettir à une Europe refermée sur elle-même ? On a semé un doute au moment où les intérêts français et allemands sont souvent en opposition, à Bruxelles sur les questions agricoles, les tarifs douaniers et plus encore sur les relations avec l’Angleterre et ses partenaires. Un soupçon est né, peut-être sans fondement, que ce Traité est un moyen caché de saper l’Union Européenne et même le Marché Commun. On a juré du contraire, peut-être avec sincérité. Mais il est regrettable qu’on ait donné matière à en douter.

 

                                                                                            CRITON