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Le Courrier d’Aix – 1961-08-12 – La Vie Internationale.
Controverses
Deux questions d’importance alimentent la chronique : l’affaire de Bizerte et l’éventuelle adhésion de l’Angleterre au Marché Commun. Dans l’un et l’autre cas, les interprétations diffèrent parfois radicalement. Il faut donc faire le point de ce qui est assuré et de ce qui est controversé.
Bizerte
Le coup de tête de Bourguiba comme il le reconnaît lui-même en essayant de le justifier, n’a pas obtenu l’approbation générale qu’il attendait. D’abord parce qu’il a révélé sa faiblesse militaire et qu’en ce siècle où la force seule compte, ceux qui échouent ont toujours tort. Le peuple tunisien pacifique et plus évolué que ses frères maghrébins, souhaitait dans son ensemble de bonnes relations avec la France. Il n’a pas compris ce drame soudain et, malgré la popularité dont jouit Bourguiba, l’a désapprouvé. Les peuples d’Afrique noire qui se défient des ambitions arabes, n’ont apporté à l’action contre Bizerte qu’un assentiment verbal et réticent. Moscou même qui a vu avec dépit M. Hammarskoeld se mêler de l’affaire, n’a consenti qu’à demi aux demandes de Mokaddem envoyé par Bourguiba. A l’O.N.U même, beaucoup hésitent à charger l’institution, déjà engagée ailleurs, à prendre position. Si l’on veut exprimer un jugement moyen, c’est que Bourguiba aurait mieux fait de rester tranquille.
Voilà qui est clair ; ce qui l’est moins, c’est la suite ; Bourguiba continuera-t-il les hostilités si Paris, comme il semble, ne cède pas ? Ou bien tout en maintenant ouvert le conflit, le laissera-t-il traîner pour se donner le temps de remettre les choses sur d’autres bases ? C’est ce qui semble plus probable.
L’Attitude de l’Afrique Noire
Ce qui dans cette pénible affaire est plutôt rassurant, c’est que l’explosion d’hostilité à l’égard de la France et du « colonialisme » en général, ne s’est pas produite, comme nous le craignions la semaine passée. Il n’y a pas un courant dominant d’hostilité à l’égard des anciennes puissances coloniales. A côté des irréductibles, comme Nkrumah, il y a des hésitants, et cela même où l’on n’en attendait pas. Sékou Touré et Modibo Keita du Mali et Yaméogo de la Haute-Volta. Il paraît, en effet, que les populations noires avec lesquelles leurs nouveaux maîtres sont obligés de compter, n’ont pas fait bon accueil aux missions plus ou moins bruyantes que les pays de l’Est ont envoyées, pas plus qu’aux experts américains qui leur contestent la place. Mieux valait les Français qui étaient de bons patrons, dit-on couramment.
En vérité, l’anticolonialisme chez les Noirs, n’a pas été seulement affaire d’ambition, mais aussi d’amour-propre, n’être plus des hommes inférieurs, vouloir être traités en égaux et respectés dans leur personne. Ils s’aperçoivent que de tous les Blancs, les Français et à d’autres égards les Anglais, étaient les moins mal disposés à leur accorder cette dignité et comme ils s’aperçoivent à l’épreuve que par leurs propres moyens ils sont peu capables de faire leurs affaires, ils craignent de perdre au change et que leur liberté ne soit pas mieux assurée qu’auparavant. L’évolution future, étant donné la versatilité de l’âme noire, est évidemment impossible à préjuger.
L’Angleterre et le Marché Commun
Les Anglais ont sauté le pas : ils demandent aux Six de l’Europe continentale de s’associer à eux. C’est ici que les appréciations diffèrent. Est-ce pour diluer le Marché Commun et lui faire perdre son caractère et même le peu de réalité à quoi il pouvait prétendre ? Est-ce parce que, ne pouvant le supprimer, ils cherchent en s’y intégrant, à en tirer certains avantages ? A notre avis, l’une et l’autre hypothèses ne sont pas inconciliables : ce qui est sûr, c’est qu’en faisant acte de candidature au moment où chez les Six les difficultés s’accumulent surtout à cause des problèmes agricoles, les Anglais vont donner un coup de frein aux progrès possibles de l’association européenne.
Il est bien évident que tant que dureront les négociations qui seront nécessairement longues, aucune décision d’importance ne pourra être prise par les Six. On profitera de ce délai pour ajourner les projets d’accélération du Marché Commun déjà fort problématiques. D’autre part, l’entrée de la Grande-Bretagne et de ses associés ou de certains d’entre eux, obligent les anciens partenaires à une refonte plus ou moins profonde de l’institution elle-même. Que les négociations réussissent ou échouent, le Traité de Rome n’aura plus le même caractère après qu’avant. La démarche des Britanniques aura donc pour effet certain, de rendre impossible une Europe continentale unifiée.
L’Angleterre et la Politique Française
Par un singulier paradoxe, c’est la politique française, en limitant l’association des Six à une fédération future à cette « Europe des patries » dont M. MacMillan a fait l’éloge, qui a permis à l’Angleterre de poser sa candidature ; ce qu’elle n’aurait pu faire si s’était établie une autorité supra-nationale du type confédéré. Mais c’est cette même politique aussi qui est considérée à Londres comme le principal obstacle à l’adhésion anglaise. Paris s’opposerait en effet à toute révision du Traité de Rome et voudrait une participation directe et totale ou bien refuserait.
Il est probable, pensent les Anglais, que dans l’état actuel on pourra passer outre à ce refus et qu’un accommodement sera trouvé auquel, en fin de compte, la France devra souscrire. Au surplus, il ne faut pas exagérer l’importance de ces questions. Des études approfondies ont été faites dont nous ne pouvons ici rendre compte, qui montrent qu’au point de vue économique, l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun et même du Commonwealth ne présentent pas d’obstacle majeur et, en fait, ne changeront pas grand-chose aux courants d’échanges internationaux. Politiquement, par contre, un Bloc continental européen, ne sera plus possible, mais l’a-t-il jamais été ?
Les Lendemains qui Chantent
Les Soviets ont publié à grand renfort de propagande un mirifique programme du Parti pour les années 1961-80 : un plan au bout duquel le communisme règnera avec l’abondance et le bonheur universel ! Nous n’exagérons pas, ce sont les mots mêmes de la presse russe. Une caricature américaine fait le point : on voit un groupe occupé à lire ce programme affiché et deux vieillards mal vêtus à leur côté. « Quelle grande nouvelle » dit l’un ? « On nous annonce pour dans vingt ans, dit l’autre, la réalisation de ce que nous attendions il y en a trente ». Ce manifeste vaut d’être étudié, car les chiffres qu’il propose pour 1980 sont proprement extravagants, puérils même. Voit-on d’ici-là la production globale tripler et avec elle le niveau de vie des Soviétiques ? Alors que des études très rigoureuses nous montrent que les salaires en Russie (compte non tenu des avantages sociaux, inférieurs de beaucoup à ce qu’ils sont en Occident), que les salaires de 1961 ne sont pas supérieurs en moyenne à ceux de 1913 ! Et que la production agricole en 1960 était encore inférieure par tête d’habitant, qu’en 1961 le pouvoir d’achat d’un salarié russe varie selon les produits achetés entre 15% et 39% de celui du salarié français, de 5% à 28% de l’américain. Enfin, que le niveau de vie réel de 1928 de ce même salarié russe n’a pas été rejoint depuis la mort de Staline !
L’Évolution du Salaire Réel en U.R.S.S.
Voici à titre d’indication, l’évolution du salaire réel depuis 1913 en Russie : 1913 = 90 ; 1928 = 100 (1928, époque de la N.E.P. fut la meilleure de l’histoire du régime ; 1933 fut le plus bas après la collectivisation des terres, coefficient : 56 : en 1952 avant la mort de Staline, coefficient : 50 ; en 1957, 79 : en 1960, 89 ; au 15 avril 1961, l’indice de 1913 était atteint et dépassé depuis légèrement. En admettant que ce progrès continue, il n’arriverait pas même à suivre le développement des salaires occidentaux, tel que le traduit la courbe depuis 1950 ! Qui trompe-t-on ? Pas les Russes qui savent ce que valent les promesses, ni les satellites encore plus mal partagés. N’est-ce pas plutôt pour faire oublier, par un bluff énorme, les difficultés les plus pressantes de leur vie quotidienne ?
CRITON