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Le Courrier d’Aix – 1961-08-05 – La Vie Internationale.
Les Étapes de l’Histoire
Les historiens distingueront sans doute trois phases jusqu’à ce jour dans le processus de décolonisation de l’Afrique française. La première, dont le signal se situe à Dien-Bien-Phu a abouti, le 1er novembre 1954 avant la révolte algérienne. La seconde, avec la tournée du général de Gaulle en octobre 1958 et le Référendum, le « non » de la Guinée qui préluda à la débâcle africaine. La troisième en juillet 1961 commence avec la bataille de Bizerte.
Les Trois Phases de la Décolonisation
Dans la première, la IV° République poursuivit avec ses protégés un marchandage serré où les concessions étaient accordées une à une dans le cadre diplomatique, sans drame majeur. Dans la seconde, deux camps se formèrent, l’un résolument hostile à la France, l’autre plus ou moins disposé à une collaboration amicale et fructueuse. Avec la rupture du Mali, le refus du groupe de l’Entente de constituer la « Communauté », ce dernier groupe s’effrita peu à peu. Aujourd’hui tous, à des nuances près, appuient Bourguiba.
La troisième phase qui vient de s’ouvrir est celle de l’hostilité. Cette rancœur, qui est comme une revanche mauvaise du protégé contre son bienfaiteur, n’est pas le fait seulement des ex-colonies françaises. En effet, le Ghanéen Nkrumah vient de signer à Moscou une déclaration officielle qui, si on la prend à la lettre, le rangerait dans le camp communiste. N’a-t-il pas admiré la colonisation soviétique de l’Asie musulmane ? Si lui, ou un de ses semblables, avait été Uzbek ou Kosak, Staline lui aurait d’emblée coupé la parole et il aurait disparu depuis longtemps. Mais Nkrumah semble l’ignorer. L’Occident est bien mal payé de son libéralisme.
La Puissance de l’O.N.U.
C’est l’O.N.U. qui est le point de cristallisation de cette vague anti-française ; le mépris affiché contre cette institution, si justifié qu’il soit, a eu et aura, comme nous l’avons vu dès l’abord, des conséquences de plus en plus sérieuses. Car c’est dans l’assemblée des Nations-Unies que tous les sous-développés se sentent forts et solidaires. Ils ont le nombre et ont les voix, ce qui leur donne l’illusion de représenter une troisième force capable de dicter sa volonté aux deux blocs hostiles. Et pour l’heure, tout en maintenant les distances, c’est sur le Bloc de l’Est qu’ils entendent s’appuyer pour achever de chasser l’autre de leur sphère. Et bien entendu, l’U.R.S.S. ne leur ménage pas son soutien.
Les Etats-Unis, malgré tous leurs efforts pour conserver une influence sur cet ensemble disparate, n’en sont pas moins, depuis le désastre du Cuba, associés au colonialisme franco-anglais et portugais. Les Soviets d’ailleurs ont depuis longtemps compris que cette agglomération de pays non engagés, si elle leur était profitable dans l’immédiat, était à long terme une menace à leur politique et ils ont essayé, sinon de détruire l’Institution, du moins de la rendre impuissante. D’où leur attitude dans l’affaire congolaise et depuis, leurs efforts pour renverser Hammarskoeld et lui substituer une « troïka » qui paralyserait les résolutions de l’O.N.U. Mais ni les coups de l’U.R.S.S., ni le boycottage français, n’auront raison de l’Institution dont l’influence sur la politique mondiale ne fera que grandir. Tout cela était, et a été effectivement facile à prévoir. L’O.N.U. est pour les petits Etats le symbole de leur puissance. Ils n’en ont pas d’autre. Ils la défendront farouchement. Se refuser à le reconnaître est pure folie. Personne aujourd’hui n’hésite plus à le dire.
Le Goskontrol en U.R.S.S.
Nous apprenons que le Gouvernement soviétique, pour renforcer la discipline relâchée, vient de constituer une commission de contrôle d’Etat : le Goskontrol, pour superviser de la base au sommet l’activité économique de l’U.R.S.S. Autrement dit, on revient à la centralisation par la création, ou plutôt le renforcement d’un organisme bureaucratique.
Lorsque Krouchtchev décida, il y a trois ans, de la décentralisation par la création des Sovnarkhozes par suite de la difficulté de régir de Moscou la multiplicité croissante des ensembles industriels régionaux, nous avions conclu que la mesure aboutirait à l’anarchie dans la production et qu’il faudrait, un jour ou l’autre, renforcer par une nouvelle bureaucratie centrale, celle qui existait avant la réforme, alors que celle-ci avait précisément pour objet de la réduire. Le déterminisme du régime est implacable, plus la machine se développe, plus il faudra d’appareils bureaucratiques pour la contrôler. Et plus il y aura de contrôles, moins on avancera. Impossible d’en sortir. Or, si l’on regarde de près (la place nous manque pour en donner des preuves), d’année en année les progrès de l’économie soviétique déclinent, sauf les secteurs privilégiés qui servent la propagande et l’action diplomatique auxquels on sacrifie tout. A titre d’indication, en 1960, l’avance n’a pas dépassé 6% alors qu’elle était de 13% en Allemagne, de 11 en Italie et de 10 en France, ce qui est considérable si l’on tient compte du point de départ beaucoup plus élevé en Europe occidentale.
L’Austérité en Grande-Bretagne
Comme prévu, le gouvernement MacMillan a annoncé des mesures d’austérité pour rétablir la position inquiétante de la Livre ; les mesures ont été plutôt mal accueillies en Angleterre, où de semblables ont été déjà appliquées précédemment sans succès durable.
A notre avis, ces décrets pénibles ne peuvent être qu’un moyen de gagner du temps et d’éviter une crise imminente. MacMillan a sans doute le dessein de négocier, comme il l’a d’ailleurs annoncé, une association avec les pays du Marché Commun qui ne serait pas une véritable adhésion, mais qui permettrait de dévaluer la Livre sans déconsidérer le Parti conservateur au pouvoir ; l’opération inévitable se ferait à froid dans le cadre d’accords internationaux, ce qui permettrait à l’Angleterre de retrouver des prix concurrentiels à l’exportation et de donner le temps à ses industriels, grâce au contact avec l’Europe continentale, de s’adapter à une protection douanière réduite, ses tarifs étant plus ou moins alignés sur ceux du Marché Commun.
La négociation avec les Six sera longue et difficile, car les Anglais voudront sauvegarder les intérêts du Commonwealth et les Européens voudront, eux, que ce soit tout ou rien : l’intégration ou l’isolement. Toutefois, les forces qui en Europe, en Allemagne et en Hollande surtout, pressent pour l’association britannique doivent l’emporter. Reste à savoir quelles seront les limites du compromis, si toutefois l’affaire aboutit.
Le Fromage et le Lait
Pour donner une idée des difficultés du problème agricole, relevons ce petit fait : les producteurs français de fromage accusent la Suisse d’exporter en France leurs produits et d’être responsables de la chute des cours. De son côté, la Suisse souffre d’une production laitière excédentaire et l’écoulement coûteux de ces surplus pose au Gouvernement fédéral des problèmes de plus en plus difficiles. Alors, il entend que les 200.000 hectos de vin qu’il importe de France soient compensés par une exportation de 5.000 tonnes de fromage. Malgré cela, les alpages de la Suisse, autrefois occupés de nombreux troupeaux sont en partie abandonnés.
Allons camarade Krouchtchev, achetez notre bon lait, les enfants de Moscou n’en manqueront plus et les parents ne feront plus la queue. Vous n’êtes pas obligé de le leur dire ; le lait n’est pas rouge …
CRITON