Criton – 1961-07-29 – Pièges Arabes

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Le Courrier d’Aix – 1961-07-29 – La Vie Internationale.

 

Pièges Arabes

 

L’Affaire Tunisienne

Tous les commentateurs cherchent à expliquer les motifs qui ont poussé Bourguiba à ce brusque retournement contre la France. Chacun y va de ses explications et elles varient beaucoup. En réalité, le conflit actuel est le produit naturel de la ligne suivie depuis octobre 1958, début de la débâcle africaine : le recul par étapes successives sur toutes les positions est la pire des politiques et ne pouvait qu’inciter des hommes astucieux comme Bourguiba à profiter du désarroi que chaque phase de l’abandon ne manquait pas de produire. Autrement dit, c’est le putsch avorté du 22 avril et ses conséquences qui a permis au dictateur tunisien de brusquer les choses pour tenter de se saisir de Bizerte et des approches du pétrole saharien.

L’essentiel est là, le reste est affaire de tactique et de diplomatie et le fil des événements peut être recoupé assez aisément. Voici :

 

La Tactique de Bourguiba

Au moment de sa visite à Paris, Bourguiba pensait que si une formule d’association était établie entre l’Algérie et la France, son rôle dans le grand Maghreb serait prépondérant, et il s’était assuré qu’en cas de succès, la question de Bizerte et sa participation aux ressources pétrolières du Sahara seraient réglées à son entière satisfaction. Mais la faction du F.L.N. sur laquelle il comptait fut mise en minorité et les intransigeants l’emportèrent. D’où sa colère contre les dirigeants algériens et le conflit qui s’ensuivit ; d’où la fameuse déclaration conjointe avec Modibo Keita : « les pétroles du Sahara constituent la ressource commune de tous les pays riverains », que le G.P.R.A. qualifia de coup de poignard dans le dos de la révolution algérienne.

Entre temps, les pourparlers d’Évian avaient échoué. Dans ces conditions, la guerre d’Algérie se prolongeant et la France reculant toujours, Bourguiba voyait venir le jour où la révolution algérienne prendrait une forme de type cubain, appuyée par les pays communistes. A ce moment, la Tunisie, restée pro-occidentale, se trouverait coupée du reste du Monde arabe et toute chance d’accéder aux richesses sahariennes serait perdue. Bourguiba serait alors le seul tenant pro-occidental d’un monde qui peu à peu suivrait l’orientation inverse. Si demain il se présentait sans gage comme l’ex-ami de De Gaulle pour demander au gouvernement algérien sa part du Sahara, il serait évincé sans plus, et peut-être balayé du pouvoir. C’est alors qu’il a décidé de renverser sa politique en attaquant la France sur Bizerte pour des raisons de prestige, et sur le Sahara pour mettre le G.P.R.A. devant le fait accompli. En même temps, il alignait sa position sur les autres pays arabes dont son conflit avec Nasser l’avait éloigné en s’en prenant avec violence à Israël, et le voilà à la pointe du combat contre le « colonialisme » redevenu le combattant suprême.

Le moment était bien choisi. Car, en renouant à Lugrin les pourparlers avec le F.L.N., la France s’interdisait la seule représaille que Bourguiba pouvait craindre : une attaque brusquée contre les bases F.L.N. en territoire tunisien et l’occupation de toute la bande extérieure du barrage électrifié. Cette tactique est fort claire et n’est que l’exploitation très habile d’une situation qui devenait dangereuse pour lui. Par ailleurs, Bourguiba est assuré de l’appui soviétique au cas où la réaction française irait au-delà du périmètre de Bizerte et des confins sahariens.

Pour l’Occident tout entier, c’est un embarras de plus au moment où la pression sur Berlin va s’accentuer. On se demande jusqu’où cette dégradation progressive des positions occidentales pourra aller. A chaque étape, un redressement devient plus difficile.

 

Les Dirigeants Italiens invités à Moscou

De l’autre côté, la tactique russe se poursuit méthodiquement. L’Angleterre accrochée au Moyen-Orient, la France en Afrique du Nord, elle se tourne vers l’Italie où la situation politique est toujours aussi instable. Fanfani et Segni ont été invités à se rendre à Moscou et ils n’ont pas été en mesure de se dérober, malgré les mésaventures du président Gronchi lors de sa tournée en Russie ; les dirigeants italiens feront à contrecœur le voyage. De quelles menaces et de quelles sollicitations seront-ils l’objet ? On l’ignore. Un refus aurait pu provoquer une crise ministérielle particulièrement dangereuse au moment où la fâcheuse affaire du Tyrol du Sud met les Italiens aux prises avec l’Autriche et réveille dans l’opinion italienne les craintes du pangermanisme et les mauvais souvenirs de l’alliance hitlérienne.

 

La Rencontre des Six du Marché Commun

Toutes ces préoccupations ont détourné l’attention de la réunion des Ministres de l’Europe des Six, où l’on a cherché à réaffirmer la solidarité européenne remise en question par la crise du Marché Commun, résultant des difficultés agricoles de la France. Cette manifestation était opportune, mais le communiqué un peu confus qui en est sorti laisse bien des doutes sur la solidité de cette coopération. On a discuté à nouveau de la participation éventuelle de l’Angleterre au Marché Commun, éventualité qui ne semble pas proche, car la tournée des Ministres anglais dans les pays du Commonwealth a fait ressortir les oppositions du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Inde et du Pakistan, s’ajoutant à celle déjà manifestée par le Ghana. MacMillan devait s’y attendre, mais son autorité déjà affaiblie s’en ressent davantage.

Dans ces conditions, des pourparlers même purement exploratoires sont-ils possibles ?  L’idée de MacMillan et de beaucoup d’industriels et banquiers anglais était qu’une participation, même limitée, de l’Angleterre au Marché Commun pouvait tirer le pays de son isolement économique et donner le même coup de fouet salutaire que l’économie française a ressenti à la seule perspective d’une éventuelle union douanière entre les Six européens. Aux difficultés venant, et du côté du Commonwealth et de l’agriculture anglaise elle aussi violemment hostile, s’ajoute la situation difficile de la balance des paiements et la faiblesse de la Livre. Avant de participer au Marché Commun, l’Angleterre devrait assainir ses finances, le chancelier de l’Échiquier va faire part des décisions qu’il a prises à cet effet. A-t-il les moyens d’adopter des mesures rapidement efficaces ? Les crises précédentes ne nous portent guère à le croire ; le mal est trop profond pour que des remèdes de choc réussissent de façon durable.

 

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