Criton – 1961-07-22 – L’Os dans la Gorge

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Le Courrier d’Aix – 1961-07-22 – La Vie Internationale.

 

L’Os dans la Gorge

 

La conquête ou l’étouffement de Berlin est pour les Soviets un objectif aussi impérieux que difficile et nous assistons, sous une apparence de pause, à une préparation minutieuse et graduelle. Elle se développe sur deux plans, politique et psychologique, convergeant sur l’Angleterre, Koweit et l’opinion britannique.

 

L’Affaire de Koweit

Les Anglais, comme prévu, sont accrochés à Koweit. Kassem les laisse dans le doute sur ses intentions. D’un côté, parade militaire à Bagdad où sont déployés et les Mig russes et les chars Centurion que les Anglais eux-mêmes avaient vendus au défunt roi Feysal. De l’autre, affirmation répétée qu’on ne recourra pas à la force. En outre, Kassem, grâce à l’occupation anglaise, n’a pas eu de peine à bloquer l’admission de Koweit au sein de la Ligue Arabe, et à l’O.N.U., les Russes se sont chargés de verrouiller l’accès du litige au Conseil de Sécurité. Il est probable que pour le moment, les choses n’iront pas plus loin.

 

Les Soviets à Londres

Pendant ce temps, la pression soviétique s’exerce à Londres, même sur les deux points faibles, le psychologique et le commercial. L’envoi de Gagarine, sa réception par la Reine, imposée par un mouvement d’opinion, mise sur le pacifisme des Anglais et leur anxiété de maintenir avec Moscou un contact courtois, sinon amical ; l’exposition soviétique à Londres succédant à l’exposition anglaise à Moscou, a préparé le terrain pour entamer la résistance de MacMillan et créer une ambiance favorable à une certaine passivité dans la crise à venir.

 

Les Pourparlers Commerciaux

Sur le plan commercial, les Soviets multiplient leurs propositions à une Angleterre qui cherche désespérément des débouchés. L’obstacle à une extension des échanges, c’est que les Soviets n’ont que peu à vendre dont les Anglais ont besoin, mais à défaut d’autres produits, ils ont du pétrole qu’ils peuvent vendre à bas prix. Pour le moment, grâce au Moyen-Orient, les Anglais sont eux-mêmes exportateurs de pétrole-sterling et ils n’ont que faire du pétrole russe, mais s’ils perdaient le pétrole d’Irak et de Koweit, ils seraient tentés et même obligés, faute de dollars, d’accepter de dépendre des Soviets pour leur approvisionnement en pétrole.

On comprend ainsi l’importance du gage que tiennent les Russes. « Si vous faites obstacle à notre politique, nous lâchons Kassem sur Koweit. Alors les puits seront perdus pour vous, soit qu’ils s’en emparent, soit qu’ils soient détruits par les opérations militaires. La Livre ne résistera pas à cette ultime secousse et vous serez obligés d’en passer par nous, alors que si nous nous entendons maintenant, vous pouvez tout conserver, votre pétrole et votre équilibre financier ». On devine l’embarras de MacMillan et pourquoi il a dû consentir à une parade triomphale de Gagarine dans les rues de Londres.

 

Les Rapports avec la France

Pour ce qui est du second partenaire, la France, le temps travaille assez pour les Soviets, pour qu’ils n’aient pas d’effort particulier à faire. Cependant, l’exposition française à Moscou est pour eux un sacrifice, car ils ne méconnaissent pas le danger d’exposer les produits de l’Occident aux foules moscovites qui sont réduites aux mauvais articles qu’on leur vend avec parcimonie. Mais la détérioration de la situation en Algérie dont le contrôle avait failli leur échapper et l’affaiblissement du pouvoir, suffisent à réduire la France à l’impuissance. Le poids de la résistance à Berlin repose donc à peu près uniquement sur les Etats-Unis.

 

La Prospérité de Berlin-Ouest

Pour mieux mesurer l’importance et l’urgence du problème, quelques chiffres ne sont pas superflus :

La prospérité présente de Berlin-Ouest a quelque chose de fabuleux. Avec ses 2 millions 200.000 habitants, la ville représente le plus puissant ensemble industriel de l’Allemagne. De janvier à mai de cette année, la production s’est accrue de 16% ; les commandes de 20%, l’effectif ouvrier de 21.000 personnes. Les délais de livraisons se sont, malgré cela, étendus à six ou huit mois. Les exportations de Berlin-Ouest ont augmenté dans le même temps de 21% et atteint le chiffre énorme de 800 millions de dollars, le tout acheminé par les couloirs ferroviaires, fluviaux et aériens. Enfin, Berlin-Ouest n’a plus besoin d’aide, ni de l’Allemagne fédérale, ni des U.S.A. Ajoutons qu’en trois ans, on a construit 50.000 logements, et que chaque semaine 4.500 réfugiés viennent de l’Allemagne de l’Est.

 

Les Difficultés de la D.D.R.

Cette dernière par contre, voit avec angoisse cette hémorragie. Les ouvriers qualifiés qu’elle forme s’évadent dès qu’ils sont instruits ; les professeurs, les médecins, les ingénieurs s’enfuient, assurés de trouver à l’Ouest un emploi. La situation de la D.D.R. est proprement désespérée, la crise alimentaire s’est beaucoup aggravée depuis la collectivisation des terres ; le pain, la pomme de terre, le beurre, la viande manquent dans les villes. Le secteur industriel est en partie paralysé par le départ des techniciens. Au sein même du Parti communiste, les critiques et les dissensions se font jour, on s’accuse mutuellement d’incompétence, le désordre et une certaine anarchie gagnent les ministères. Ulbricht est aux abois et presse Moscou d’intervenir, car le mécontentement de la population grandit et les troubles sont possibles.

On voit par ce bref tableau que « l’os dans la gorge » dont parlait Krouchtchev n’est pas une figure de rhétorique. Ce terrible contraste entre l’éclatante prospérité de Berlin-Ouest et la misère de Berlin-Est et de toute la zone est une menace permanente pour le Bloc oriental tout entier où déjà la situation intérieure n’est pas brillante, l’indiscipline et la négligence, l’affaiblissement de l’autorité se manifestent de multiples façons ; nous en avons donné ici quelques exemples.

 

L’Envoi de Midas III

Les Américains viennent de marquer un point et ils en tirent une grande satisfaction. Ils ont enfin réussi, après maints échecs, à mettre sur une orbite polaire, le satellite espion Midas III qui va faire pendant une durée indéterminée le tour de la terre en 2 h 40, sur l’axe même du territoire soviétique. Muni de tous les instruments requis, il pourra signaler 30 minutes avant qu’elle n’atteigne son but, toute fusée partant des bases russes et photographier comme l’U2, toutes les installations militaires. Jusqu’ici, les Soviets n’en ont rien dit et nous pensons qu’ils se garderont de protester pour ne pas faire savoir au peuple que dix fois par jour, un observateur américain circule sur leurs têtes.

 

Krouchtchev et son Armée

La crise berlinoise a sur la politique intérieure russe un autre résultat : le renforcement du pouvoir militaire qui, depuis le rapt et la disgrâce de Joukov, avait dû baisser la tête. Si Krouchtchev a renoncé à démobiliser 1.200.000 hommes, ce n’est pas pour renforcer le potentiel, car une armée nombreuse est plutôt un handicap qu’un avantage dans l’éventualité d’une guerre moderne, c’est que le corps des officiers a résisté avec succès à un transfert dans la vie civile. Plus de 12.000 officiers avaient été renvoyés à l’usine ou aux champs dans les réductions antérieures d’effectifs, et autant devaient l’être bientôt. Krouchtchev a dû reculer devant cette mesure. On ne peut à la fois sonner l’alarme et brimer l’armée. Celle-ci a profité des circonstances pour se ressaisir. Incident politique ou présage ? On verra.

 

                                                                                  CRITON