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Le Courrier d’Aix – 1961-07-15 – La Vie Internationale.
Stratégie Tournante
Le Veto Soviétique
Le veto que pour la 95ème fois l’U.R.S.S. a opposé au Conseil de Sécurité à la résolution qui recommandait de soutenir l’indépendance et l’intégrité territoriale de Koweit, montre que la manœuvre contre l’émirat était bien concertée entre Moscou et Bagdad. En même temps, le général Kassem demandait à l’Office italien des pétroles s’il était disposé à envoyer des techniciens en vue de remplacer les Anglais pour l’exploitation des pétroles irakiens, de façon à mettre dans l’embarras le Gouvernement de Rome. Les Anglais ont été obligés d’envoyer des troupes à Koweit et, du fait de la carence de l’O.N.U. paralysée par le veto et de celle de la Ligue Arabe qui ne peut paraître s’associer à l’occupation militaire britannique, les Anglais sont contraints de rester sur place indéfiniment. C’est bien là le but visé.
Les Risques de l’Angleterre à Koweit
D’un côté, c’est pour l’Angleterre qui cherchait à réduire ses dépenses une charge nouvelle, de l’autre, c’est une menace de plus contre la Livre dont la situation est la plus précaire depuis dix ans, du fait du déficit chronique de la balance commerciale et de la disparition, pour la première fois, du crédit de ses exportations invisibles, c’est-à-dire les ressources tirées du tourisme, des assurances, des frets et des revenus des placements à l’étranger qui ne compensent plus les dettes à régler à l’extérieur. Au moment où Moscou prépare la grande confrontation sur Berlin, l’affaiblissement de la position de Londres, considéré comme le point de résistance le plus vulnérable, est un coup habile. Si l’on y ajoute la situation particulièrement critique où se trouve la France en Algérie, il est clair que les Soviets ont préparé leur affaire de mains de maître, aidés en cela par l’invraisemblable maladresse de leurs adversaires. On est saisi d’un véritable effroi quand on récapitule la cascade d’erreurs et de faux pas que les trois Alliés de l’Occident ont accumulés depuis six mois.
Devant tant de succès, on se demande, comme Franco, si les Russes ne vont pas être amenés à se croire tout permis et à franchir par présomption les limites de l’abîme. Krouchtchev ne vient-il pas d’annoncer qu’il renonçait à démobiliser un million d’hommes et augmentait d’un tiers son budget militaire. Manœuvre d’intimidation, bien sûr, mais qui peut conduire à cette « erreur de calcul » que tous redoutent.
Les Divergences Sino-Russes
Il y a heureusement, disons-nous, le revers de la médaille, le conflit qui grossit entre Moscou et Pékin. Il y a toujours des gens pour le nier, pour prétendre même qu’il s’agit d’une manœuvre concertée. Il ne faut évidemment rien exagérer, ni croire à un schisme imminent dans le Bloc communiste.
Tenons-nous en aux faits :
1° à la commémoration du quarantième anniversaire de la fondation du communisme chinois, les Russes se sont abstenus de paraître ;
2° l’organe du commerce extérieur soviétique a déclaré que, du fait de leurs difficultés alimentaires, les Chinois étaient dans l’incapacité de remplir leurs engagements à l’égard de l’U.R.S.S. et qu’en conséquence, les échanges sino-russes seraient réduits cette année ;
3° enfin, la publication par le spécialiste de ces questions, Isaac Deutscher, d’un nouvelle circulaire émanant du P.C. Soviétique mettant en garde les Partis frères contre les manœuvres chinoises tendant à constituer au sein de chacun de ces Partis, une section fractionniste, comme ils disent, appuyant les thèses de Pékin contre celles de Moscou sur la coexistence pacifique et affirmant l’inévitabilité d’une troisième guerre mondiale. A cela, il convient d’ajouter la visite du Ministre yougoslave des Affaire étrangères Popovic à Moscou, en relation avec l’affaire albanaise. Cet ensemble de faits n’est ni fortuit, ni le résultat d’un plan.
Les Soviets en Extrême-Orient
Ce qui est peut-être plus caractéristique encore, c’est le récent voyage du Ministre des Affaires étrangères de la Corée du Nord à Moscou et la conclusion d’un accord d’assistance militaire entre l’U.R.S.S. et ce pays. Comme précédemment, au Laos et au Vietnam-Nord, les Russes affirment leur présence sur tous les confins asiatiques entre le Monde communiste et l’Occident, barrant ainsi la route à l’influence chinoise. De même en Mongolie extérieure, grand rassemblement des dignitaires de l’U.R.S.S. et des satellites européens avec Suslov et Gomulka à Oulan-Bator, pour la célébration du ralliement de la Mongolie extérieure au communisme, qui a coïncidé, comme on sait, avec l’éviction de la tutelle chinoise sur le pays.
Cause de Force ou de Faiblesse ?
Cet ensemble de faits est assez éloquent et tous ceux qui ne sont pas égarés par le mythe du monolithisme communiste, les reconnaissent. D’aucuns cependant y voient là un danger supplémentaire et non un frein aux entreprises soviétiques : ils disent qu’à cause de ce conflit entre un communisme blanc et un de couleur, les Russes se devront de se montrer d’autant plus agressifs et intransigeants qu’ils craindront d’être accusés de pactiser avec l’Occident.
C’est à notre sens mal connaître la politique russe qui jamais, et c’est sa force, n’a fait passer les considérations de prestige ou de tactique intérieure avant la considération des intérêts proprement russes. Le communisme pour eux est un instrument de l’impérialisme, rien de plus. Krouchtchev peut-être croit à la doctrine. Ceux qui élaborent la politique qu’il expose, ces redoutables joueurs d’échecs anonymes, n’ont en vue que l’extension de la domination russe sur le monde. Ils étouffent les ambitions chinoises avec le même sang-froid avec lequel ils pourfendent les U.S.A. Ils sont les maîtres du jeu et quiconque les contrecarre sera écrasé, sans autre considération.
Les Articles de M. Rueff
On a fait grand bruit récemment autour des articles de M. Jacques Rueff sur la politique monétaire de l’Occident. Pour l’essentiel, il accuse le Gold Exchange Standard, c’est-à-dire le système qui permet d’utiliser les devises convertibles, comme le Dollar au même titre que l’or dans les réserves monétaires, d’être à l’origine d’une expansion du crédit dont l’abus aboutit, comme en 1929 à un crack financier ; cela, parce que les devises que le pays perd quand sa balance des paiements est déficitaire, au lieu de le priver d’une source de crédits et l’obliger à les réduire, ces devises restent à sa disposition, en sorte que la base de crédit se trouve doublée pour le créditeur d’abord et aussi pour le débiteur.
Rueff parle de 1929, mais c’est aussi vrai de 1961. Malgré les pertes d’or et les débits en dollars qui ont affecté les U.S.A., depuis deux ans, les crédits à la consommation, aux U.S.A., ont progressé et atteignent le chiffre fabuleux de 42 milliards de dollars. Chez nous, l’accroissement de la masse monétaire qui a atteint 10% en 1960 et qui est à l’origine de la hausse inconsidérée de la bourse de Paris, est en partie la conséquence des achats de dollars contre francs opérés par la Banque de France ; c’est ainsi que nos billets de banque sont passés de 3.200 milliards en 1958 à plus de 4.000 ces temps-ci. Une crise de confiance pourrait faire éclater cette inflation.
Personne, comme nous l’avons vu, n’a de remèdes sérieux à proposer à cet état de choses, pas plus M. Rueff que ses collègues américains ou anglais ; cela parce que toute mesure rigoureuse bloquerait l’expansion économique et que le mythe de l’expansion est sacré. Et cependant, tant va la cruche à l’eau … Il est bon d’avertir. On dispose d’assez de moyens pour ces avertissements, au contraire de ce qui s’est passé en 1929, servant à prévenir un effondrement. Tout dépend, en définitive de la conjoncture politique internationale cet automne et cet hiver, car l’édifice monétaire de l’Occident est vulnérable, comme le reste.
Un mot pour finir ; la vérité sort parfois de la bouche des officiels. M. Michel Debré n’a-t-il pas dit à l’Assemblée Nationale, aux agriculteurs : « Le Marché Commun ? Beaucoup de belles formules, mais bien peu de réalités … » en effet.
CRITON